Le
cinéma ! Dans notre civilisation de l’audiovisuel, il
semble jouer de plus en plus le rôle de « tête chercheuse
», lui que l’on peut définir comme un art total, qui
est aussi un art pour tous. Art par conséquent de la
technique la plus poussée, capable de susciter une sorte
de communion affective, chaude, en deçà ou au-delà du
langage : le cinéma, quand il culmine à une authentique
créativité (donc communautaire, donc d’une certaine
manière nuptiale), apparaît bien comme la liturgie d’une
culture ouverte, planétaire, nullement uniformisante.
Car chaque nation, chaque culture locale et sa mémoire
propre peuvent s’y exprimer tout en s’universalisant,
tout en devenant directement sensibles aux entrailles
et parfois aux cœurs de dizaines de milliers de spectateurs
partout dans le monde, comme ce fut le cas pour les
films historiques de Kurosawa ou celui de Tarkovsky
sur Roublev.
C’est pour
cela que nous pouvons parler ici en même temps de cinéma
et de christianisme. Parce que la vie de l’homme, c’est
d’abord, c’est essentiellement la vision de Dieu ; parce
que le christianisme, c’est avant tout la religion «
des visages » ; parce que le cinéma, dont le développement
à coïncidé avec celui de l’abstraction picturale, nous
rend pour sa part, dans une sorte d’éveil élémentaire,
le choc des êtres et des choses ; avant tout, des visages
; surtout la face humaine, le gros plan comme langage
muet, regard, silence, appel.
Nuances pourtant,
nuances ! Et de taille !
Dans la lumière
du Christ en effet, nous voyons véritablement la lumière.
Rappelons-nous l’épisode de l’aveugle dans Marc 8, 22-26
: « Au début, il voit les hommes comme des arbres qui
marchent ; après l’intervention de Jésus, il fut guéri
et vit tout distinctement. »
« Nous avons
vu la vraie Lumière, nous avons reçu l’Esprit céleste
», chantons-nous dans la Divine Liturgie : « Vivre évangéliquement,
cela veut dire en Vérité, ainsi que l’écrit le Père
Justin Popovitch, rayonner la lumière du Verbe de Dieu,
la divine lumière incréée, se transformer en lumière,
devenir lumière, parce que vie et lumière sont consubstancielles
(Jean 1,4) en Dieu, dans le Dieu-Homme, et donc pour
tous les vrais chrétiens. Et en cela rien d’imaginaire
: l’éclat de la lumière pleine de grâce est présent
dans les icônes de nos saints comme nimbe lumineux.
» (Père Justin Popovitch, l’Homme et le Dieu-Homme,
Ed. l’Age d’Homme, Lausanne 1988 P83).
Alors que
le cinéma, lui, est un art de l’imaginaire, un art onirique
qui très souvent dé-réalise. Il remplace la réalité
« rugueuse à étreindre » et la vision qui veut la longue
et patiente ascèse, par une irréalité où l’on peut tout
voir sans rien vivre : il ouvre nos appétits d’être,
sans savoir, sans bien savoir quoi, à l’instar de notre
société dont il reflète et intensifie les tendances
telle une immense nostalgie qui n’est autre que ce mélange
d’une infinie tristesse du vide. Et l’on est en droit
de se poser cette question : clé de voûte de la société
du spectacle, qu’est-ce, en fin de compte, que le cinéma
: un appel « de profundis » ou le négatif de Dieu ?
Le moment
serait donc mal venu pour nous, chrétiens, de renoncer
en pareille circonstance au spirituel, surtout quand
il s’agit d’apporter à l’homme d’aujourd’hui la certitude
de sa transcendance et les forces intérieures indispensables
à la maîtrise de l’art, de la science, de la matière
et de la machine.
Or dans ce
temps liturgique du Pentecostaire, traversé par l’éclat
de Pâques et confirmé par la certitude de la Pentecôte,
ne pouvons-nous pas, comme chrétiens, entrevoir la possibilité
d’un art cinématographique qui tente non pas de dé-réaliser
les êtres et les choses, mais de les sur-réaliser en
liant la création d’images au développement d’une imagination
créatrice, d’un sens poétique juste ?
Dans notre
monde de post-chrétienté, les artistes se sentent assez
libres du christianisme pour l’utiliser comme un merveilleux
réservoir d’images. Images assurées du succès, d’abord
parce qu’il y a encore des chrétiens ; ensuite parce
qu’elles subsistent dans notre mémoire collective ;
enfin parce qu’elles répondent à la soif obscure qui
s’exprime dans la grande « nostalgie » cinématographique.
Si nous lisons
attentivement le passage de Luc sur les pèlerins d’Emmaüs,
(Luc 24, 13-36), dans la pespective du cinéma il nous
dit : si la figure et la destinée de Jésus n’ont cessé
de hanter le cinéma, alors ne craignons pas d’aller
jusqu’au bout de la liberté qui butte sur l’ultime esclavage,
celui de la mort.
« Alors,
écrit Luc, leurs yeux s’ouvrirent et ils le reconnurent
; mais il disparut de devant eux. » Pour ma part, j’explique
cela par le fait que la seule vraie transgression, la
seule qui vaille la peine d’être vécue, c’est la résurrection,
quand on ne voit plus ce Christ que l’on a vu, ainsi
que l’expérimentèrent les pèlerins d’Emmaüs.
Andreï Tarkovsky
disait que la création doit être « une épiphanie »,
que le film peut constituer « pour l’auteur et le spectateur
un acte spirituel purificateur ».
Puiss-t-il
être aussi, aujourd’hui plus que jamais, une beauté
de transfiguration, passée par le défiguration de la
Croix ; en un mot : une beauté de mort et de résurrection.
Métropolite
Stephanos de Tallinn et de toute l’Estonie
On peut aussi prolonger cette réflexion en se référant
au texte de la conférence prononcée à Nice en 1999 par
le Métropolite Stephanos : « Christianisme
et cinéma » que l’on peut trouver sur ce site.