Table
des matières
01 -
De l'ordre établi dans la série des
commandements du Seigneur.
02 - De
la charité envers Dieu. L'homme a naturellement
en lui la disposition et la force d'accomplir les
commandements du Seigneur.
03 - De
la charité envers le prochain.
04 - De
la crainte de Dieu.
05 - De
la dispersion de l'âme à éviter.
06 - De
la nécessité de vivre dans la solitude.
07 - De
l'opportunité de se joindre à ceux qui
ont un même désir de plaire à
Dieu, parce qu'il est difficile en même
temps que dangereux de vivre seul.
08 - Du
renoncement.
09 - De
l'obligation de n'abandonner ses biens à ses
proches qu'avec discernement.
10 - Qui
faut-il accepter parmi ceux qui se présentent
pour vivre selon Dieu ? Quand, et comment ?
11 -
Des esclaves.
12 - Comment
faut-il recevoir les gens mariés ?
13 - Qu'il
est utile d'exercer également au silence les
nouveaux venus.
14 - De
ceux qui se consacrent à Dieu et cherchent
ensuite à renier leur promesse.
15 - De
l'acceptation et de l'éducation des enfants,
et de la profession de chasteté.
16 - De
la tempérance.
17 - Qu'il
faut aussi se modérer dans le rire.
18 - Qu'il
faut goûter tous les mets qu'on nous présente.
19 - Quelle
est la norme de la tempérance ?
20 - Quelle
table offrir aux hôtes ?
21 - Quel
rang et quelle place faut-il prendre aux repas de
midi et du soir ?
22 - Quel
vêtement convient au chrétien ?
23 - De
la ceinture.
24 - De
la manière de vivre entre soi.
25 - Que
redoutable sera le jugement pour le supérieur
qui ne reprend pas les coupables.
26 - Qu'il
faut révéler au supérieur jusqu'aux
secrets du cur.
27 - Si
le supérieur vient à faiblir, il sera
repris par ceux qui ont autorité dans la fraternité.
QU : 1 : De l'ordre établi
dans la série des commandements du Seigneur
Puisque l'Ecriture nous permet d'interroger, nous
vous prions d'abord de nous dire si les commandements
de Dieu se suivent dans un certain ordre. Y-a-t-il
un premier, un deuxième, un troisième
et ainsi de suite ? ou bien sont-ils tous connexes
et également dignes de la primauté dans
la pratique, en sorte qu'on puisse commencer par où
l'on veut, comme dans un cercle ?
R. - Votre question est ancienne et a déjà
été posée dans l'Evangile, lorsque
le docteur de la loi s'approcha de Jésus et
dit : "Maître, quel est le premier commandement
dans la loi ? - Et le Seigneur de répondre
: "Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton
cur, de toute ton âme, de toutes tes forces
et de tout ton esprit. Le second lui est semblable
: " Tu aimeras ton prochain comme toi même."
(Mt 22, 36-39)
Le Seigneur en personne a donc déterminé
l'ordre à garder dans les commandements. Le
premier et le plus grand est celui qui regarde la
charité envers Dieu, et le second, qui lui
est semblable, ou plutôt en est l'accomplissement
et la conséquence, concerne l'amour du prochain.
Voilà comment les paroles susdites et d'autres
rapportées aussi dans la Sainte Ecriture nous
apprennent en quel ordre sont imposés les commandements
de Dieu. (Retour)
QU : 2 : De la charité
envers Dieu. L'homme a naturellement en lui la disposition
et la force d'accomplir les commandements du Seigneur.
Parlez-nous d'abord de l'amour de Dieu. Il est entendu
qu'il faut aimer Dieu, mais comment faut-il l'aimer
? Voilà ce que nous voudrions apprendre.
R - L'amour de Dieu ne s'enseigne pas. Personne ne
nous a appris à jouir de la lumière
ni à tenir à la vie par-dessus tout
; personne non plus ne nous a enseigné à
aimer ceux qui nous ont mis au monde ou nous ont élevés.
De la même façon, ou plutôt à
plus forte raison, ce n'est pas un enseignement extérieur
qui nous apprend à aimer Dieu. Dans la nature
même de l'être vivant, je veux dire de
l'homme, se trouve inséré comme un germe
qui contient en lui le principe de cette aptitude
à aimer. C'est à l'école des
commandements de Dieu qu'il appartient de recueillir
ce germe, de le cultiver diligemment, de le nourrir
avec soin, et de le porter à son épanouissement
moyennant la grâce divine.
J'approuve votre zèle, il est indispensable
au but ; nous-même, autant que le saint Esprit
nous en donnera le pouvoir, nous nous efforcerons,
avec l'aide de Dieu et de vos prières, d'exciter
l'étincelle de l'amour divin caché en
vous.
Il faut savoir que cette vertu de charité est
une, mais qu'en puissance elle embrasse tous les commandements
: "Car celui qui m'aime, dit le Seigneur, accomplit
mes commandements" (Jn 14, 23), et encore : "Dans
ces deux commandements sont contenus toute la loi
et les prophètes." (Mt 22, 40)
Nous n'entreprendrons pas d'argumenter en détails
sur cette assertion, car sans nous en apercevoir,
nous y introduirions à son tour tout le traité
des vertus ; nous vous rappellerons seulement, pour
autant qu'il est en notre pouvoir et que cela convient
à notre but, l'amour que vous devez à
Dieu.
Posons d'abord cette prémisse : nous avons
reçu de Dieu la tendance naturelle de faire
ce qu'il commande et nous ne pouvons donc nous insurger
comme s'il nous demandait une chose tout à
fait extraordinaire, ni nous enorgueillir comme si
nous apportions plus que ce qui nous est donné.
C'est en usant loyalement et convenablement de ces
forces que nous vivons saintement dans la vertu ;
en les détournant de leur fin, que nous sommes
au contraire emportés vers le mal.
Telle est, en effet, la définition du vice
: l'usage abusif et contraire aux commandements du
Seigneur, des facultés que Dieu nous a données
pour le bien, et telle, par conséquent, la
définition de la vertu que Dieu exige de nous
: l'usage consciencieux de ces facultés selon
l'ordre du Seigneur.
Cela étant, nous dirons la même chose
de la charité.
En recevant de Dieu le commandement de l'amour, nous
avons aussitôt, dès notre origine, possédé
la faculté naturelle d'aimer.
Ce n'est pas du dehors que nous en sommes informé
; chacun peut s'en rendre compte par lui-même
et en lui même, car nous cherchons naturellement
ce qui est beau, bien que la notion de beauté
diffère pour l'un et pour l'autre ; nous aimons
sans qu'on nous l'apprenne, ceux qui nous sont apparentés
par le sang ou par l'alliance ; nous manifestons enfin
volontiers notre bienveillance à nos bienfaiteurs.
Or, quoi de plus admirable que la beauté divine
? Que peut-on concevoir de plus digne de plaire que
la magnificence de Dieu ? Quel désir est ardent
et intolérable comme la soif provoquée
par Dieu dans l'âme purifiée de tout
vice et s'écriant dans une émotion sincère
: "L'amour m'a blessée" ? (Ct 2,
5)
Ineffables et indescriptibles sont les rayons de la
beauté divine ! La langue est impuissante à
en parler, l'oreille ne peut l'entendre! Quand vous
diriez l'éclat de l'étoile du matin,
la clarté de la lune et la lumière du
soleil, tout cela est indigne de représenter
sa gloire, et, comparé à la lumière
de vérité, est bien plus éloigné
d'elle, que la nuit profonde, triste et obscure, n'est
distante du midi le plus pur.
Cette beauté est invisible aux yeux du corps,
l'âme seule et l'intelligence peuvent la saisir.
Chaque fois qu'elle a illuminé les saints,
elle a laissé en eux l'aiguillon d'un intolérable
désir, au point que, lassés de cette
vie, ils se sont écriés : "Malheur
à moi, parce que mon exil s'est prolongé
!" (Ps 119, 5), "Quand irai-je contempler
la face du Seigneur ?" (Ps 41, 3), et : "Je
voudrais me dissoudre et être avec le Christ."
(Ph 1, 23) "Mon âme a soif du Seigneur
fort et vivant" (Ps 41, 3), et enfin : "Maintenant,
Seigneur, délivrez votre serviteur !"
(Lc 2,29) Supportant avec peine cette vie qui leur
semblait un emprisonnement, ils contenaient difficilement
les élans provoqués dans leur âme
par le désir de Dieu ; jamais rassasiés
de contempler la beauté divine, ils suppliaient
que fut prolongée dans la vie éternelle
la vision de la magnificence de Dieu.
C'est ainsi que les hommes aspirent naturellement
vers le beau. Mais ce qui est bon est aussi souverainement
beau et aimable ; or Dieu est bon ; donc tout recherche
le bon ; donc tout recherche Dieu.
Il s'ensuit que, si notre âme n'est pas pervertie
par le mal, le bien que nous faisons possède
en nous-mêmes sa racine. Nous sommes ainsi obligés
de rendre à Dieu, comme un devoir strict, cet
amour, dont cependant la privation est pour l'âme
le plus grand de tous les maux, car l'éloignement
et l'aversion de Dieu sont la plus terrible des peines
de l'enfer, et même si la douleur ne s'y ajoutait
pas, elle serait plus lourde à porter que la
privation de la vue pour l'il, et la mort pour
l'être vivant.
Si l'affection des enfants pour les parents est un
sentiment naturel qui se manifeste dans l'instinct
des animaux et dans la disposition des hommes à
aimer leur mère dès leur jeune âge,
ne soyons pas moins intelligents que des enfants,
ni plus stupides que des bêtes sauvages : ne
restons pas devant Dieu qui nous a créés,
comme des étrangers sans amour.
N'aurions-nous pas appris par sa bonté même
ce qu'il est, nous devrions encore, pour le seul motif
que nous avons été créés
par lui, l'aimer par dessus tout, et rester attachés
à son souvenir comme des enfants à celui
de leur mère.
De fait, parmi ceux que l'on aime naturellement, les
bienfaiteurs sont au premier rang, et cette affection
pour ceux qui nous ont fait du bien n'est pas un sentiment
propre à l'homme seulement, mais commun à
la plupart des animaux : "Le buf, dit l'Ecriture,
connaît son possesseur, et l'âne la mangeoire
de son maître." (Is 1, 3)
A Dieu ne plaise donc qu'il puisse être dit
de nous : "Israël ne m'a pas reconnu, et
mon peuple ne m'a point compris !" (Is 1, 3)
Faut-il dire quelle reconnaissance le chien et d'autres
animaux montrent à ceux qui les nourrissent
?
Si l'affection et l'amitié naissent spontanément
en nous pour ceux qui nous font du bien, et si nous
faisons tout pour rendre le bienfait reçu,
quel langage pourrait exprimer dignement l'importance
des bienfait de Dieu ?
Ils sont si abondants que leur nombre échappe,
si grands et de telle nature qu'un seul suffit pour
nous rendre débiteurs de toute notre reconnaissance
à Celui dont nous l'avons reçu !
Je tairai tous ceux qui rivalisent, il est vrai, d'importance
et de dignité, mais sont cependant surpassés
par de plus grands, comme les astres par les rayons
du soleil, et perdent ainsi de leur éclat ;
car il ne faut pas mesurer la bonté du bienfaiteur
à ses moindre faveurs et laisser de côté
les plus grandes.
Silence donc sur les levers du soleil, les phases
de la lune, les alternances des saisons, la succession
des heures.
Ne disons rien des eaux du ciel, des sources jaillissantes,
de la mer elle-même et de la terre entière.
Ne parlons pas de tout ce qui naît sur le sol,
de tout ce qui vit dans les eaux, de tout ce qui vole
dans les airs, des animaux sans nombre, de tout ce
qui sert à notre vie.
Voici le bienfait dont il est impossible de ne pas
tenir compte, même malgré soi, celui
qu'absolument l'on ne peut taire, si l'on est doué
d'intelligence et de saine raison, et dont personne
cependant n'est capable de parler dignement : Dieu
avait créé l'homme à son image
et à sa ressemblance, il l'avait jugé
digne de le connaître lui-même, mis par
le don d'intelligence au-dessus de tous les animaux,
établi dans la jouissance des incomparables
délices du paradis, et enfin constitué
maître de tout ce qui se trouvait sur la terre
; cependant, lorsqu'il le vit, circonvenu par le serpent,
tomber dans le péché, et, par le péché
dans la mort et les souffrances qui y conduisent,
il ne le rejeta pas. Au contraire, il lui donna d'abord
le secours de sa loi ; il désigna des anges
pour le garder et prendre soin de lui, il envoya des
prophètes pour lui reprocher sa méchanceté
et lui enseigner la vertu ; il brisa par les menaces
ses tendances au mal, et excita par des promesses
ses dispositions pour le bien, montrant continuellement
par des exemples salutaires l'aboutissement de l'une
et de l'autre.
Lorsque, malgré ces grâces et bien d'autres
encore, les hommes persistèrent dans la désobéissance,
il ne se détourna pas d'eux.
Après avoir offensé notre bienfaiteur
par notre indifférence devant les marques de
sa bienveillance, nous ne fûmes cependant pas
abandonnés par la bonté du Seigneur
ni retranchés de son amour, mais nous avons
été tirés de la mort et rendus
à la vie par Notre Seigneur Jésus-Christ,
et la manière dont nous avons été
sauvés est digne d'une admiration plus grande
encore!"Bien qu'il fut Dieu, il n'estima pas
devoir garder jalousement son égalité
avec Dieu, mais il s'abaissa lui-même jusqu'à
prendre la forme de l'esclave." (Ph 2, 6-7)
Il a pris nos faiblesses, il a porté nos souffrances,
il a été meurtri pour nous afin de nous
sauver par ses blessures (Is 53, 4),il nous a rachetés
de la malédiction en se faisant malédiction
pour nous(Ga 3, 13) ; il a souffert la mort la plus
infamante pour nous conduire à la vie de la
gloire.
Et il ne lui a pas suffi de rendre à la vie
ceux qui étaient dans la mort, il les a revêtus
de la dignité divine et leur a préparé
dans l'éternel repos une félicité
qui dépasse toute imagination humaine.
Que rendrons-nous donc au Seigneur pour tout ce qu'il
nous a donné ? (Ps 115, 12)
Il est si bon qu'il ne demande rien en compensation
de ses bienfaits : il se contente d'être aimé
!
Pour moi, je dirai mon impression : lorsque je repasse
tout cela dans ma mémoire, je suis saisi d'une
anxiété terrible, dans la crainte que,
par suite de mon insouciance et à force de
m'occuper de vanités, je ne trahisse l'amour
de Dieu et ne devienne pour le Christ un sujet de
honte.
Celui qui, à présent, cherche à
nous tromper, et met toute son industrie à
nous faire oublier notre bienfaiteur devant les appâts
du monde, insultera un jour, en effet, à notre
perte. Nous foulant aux pieds il présentera
au Seigneur notre dédain comme une injure,
et il se glorifiera devant lui de notre désobéissance
et de notre apostasie, lui qui, cependant, ne nous
a pas créés et n'est pas non plus mort
pour nous, mais nous a, au contraire, entraînés
avec lui dans l'insoumission et le mépris des
commandements de Dieu.
Cette humiliation infligée au Seigneur et cette
gloire remportée par son adversaire : voilà
ce qui me paraîtra le plus dur des châtiments
de l'enfer ! Car c'est devenir pour l'ennemi du Christ
un sujet d'orgueil et un motif d'élévation,
en face de Celui qui est mort et ressuscité
pour nous, à qui donc, selon l'Ecriture, nous
sommes tellement redevables... !
Cela suffira au sujet de l'amour de Dieu. Comme je
l'ai dit, mon but n'était pas de faire un exposé
complet, ce serait impossible, mais de livrer brièvement
aux âmes un résumé des motifs
qui doivent nous porter sans cesse à aimer
Dieu. (Retour)
QU : 3 : De la charité
envers le prochain
Il faudrait nous parler maintenant du commandement
le plus important qui vient ensuite.
R. - Je vous ai déjà dit que la loi
trouve en nous des germes qu'elle cultive et nourrit.
Ayant reçu l'ordre d'aimer le prochain comme
nous-mêmes, voyons donc si Dieu nous a donné
aussi la propension naturelle à le faire.
Qui ne se rend compte que l'homme, être sociable
et doux, n'est pas fait pour la vie solitaire et sauvage
?
Rien n'est plus conforme à notre nature que
de nous fréquenter mutuellement, de nous rechercher
les uns les autres et d'aimer notre semblable. Le
Seigneur demande donc les fruits de ce dont il a déposé
le germe en nous, lorsqu'il a dit : "Je vous
donne un commandement nouveau, c'est que vous vous
aimiez les uns les autres." (Jn 13, 34)
Dans le but d'exciter notre âme à obéir
à ce précepte, il n'a pas voulu qu'on
cherchât la marque de ses disciples dans des
prodiges ou des uvres extraordinaires, bien
qu'ils en eussent reçu le don dans l'Esprit
saint.
Que dit-il au contraire ?
"On reconnaîtra que vous êtes mes
disciples, si vous vous aimez les uns les autres".
(Jn 13, 35) Et il met un tel lien entre les deux commandements
qu'il regarde comme faite à lui-même
toute bonne action envers le prochain : "Car
j'ai eu soif, dit-il, et vous m'avez donné
à boire..." (Mt 25, 35),puis il ajoute
: "Tout ce que vous avez fait au moindre de mes
frères, c'est à moi que vous l'avez
fait". (Mt 25, 40)
L'observance du premier commandement contient donc
aussi l'observance du second, et par le second on
retourne à exécuter le premier.
Celui qui aime Dieu aimera par conséquent son
prochain : "Car celui qui m'aime, dit le Seigneur,
accomplira mes commandements". (Jn 14, 23)"
Or, mon commandement, le voici : c'est que vous vous
aimiez les uns les autres comme je vous ai aimés".
(Jn 15, 12) Je le répète donc : qui
aime son prochain remplit son devoir d'amour envers
Dieu, et Dieu considère ce don comme fait à
lui-même.
C'est ainsi que le fidèle serviteur de Dieu,
Moïse, aima ses frères jusqu'à
supplier d'être effacé du livre des vivants
sur lequel il était inscrit, si le peuple ne
recevait pas le pardon de sa faute. (Ex 32, 32)
Paul, lui, osa souhaiter d'être anathémisé
par le Christ pour ses frères de race (Rm 9,
3), parce qu'il voulait, à l'exemple du Christ,
devenir rançon pour le salut de tous. Cependant,
il le comprenait bien, il était impossible
que fut séparé du Christ celui qui,
par amour pour lui, plaçait au-dessus de la
grâce de Dieu l'observance du plus grand de
ses commandements, et devait pour cela recevoir beaucoup
plus que ce à quoi il renonçait.
Voilà qui suffit à montrer comment les
saints sont parvenus à un degré élevé
dans l'amour du prochain. (Retour)
QU : 4 : De la crainte de Dieu
R. : Pour ceux qui viennent d'entrer dans la voie
de la perfection, il est plus utile de commencer par
l'enseignement élémentaire de la crainte
; le très sage Salomon l'affirme : "la
crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse".
(Pr 1, 7)
Vous qui avez traversé l'enfance dans le Christ
et n'avez plus besoin de lait, vous êtes capables
de porter l'homme intérieur à sa perfection
grâce à la nourriture solide de la doctrine.
Il vous faut donc des commandements plus élevés
dans lesquels se vérifie toute la réalité
de l'amour de Dieu.
Prenez garde cependant : l'abondance des dons de Dieu
pourrait devenir un motif de jugement plus sévère
pour ceux qui manqueraient de reconnaissance envers
leur Bienfaiteur, car il est écrit : "Il
sera plus demandé à celui à qui
il aura été plus donné".
(Lc 12, 48) (Retour)
QU : 5 : De la dispersion de l'âme
à éviter
R. : Il faut bien savoir ceci : il ne nous est possible
d'observer ni le commandement de l'amour de Dieu,
ni celui de la charité envers le prochain,
ni aucun autre commandement, si nos pensées
changent constamment d'objet.
On ne peut connaître exactement un art ou un
métier lorsqu'on passe de l'un à l'autre,
et on ne peut certainement parvenir à la perfection
d'un seul, si on ne connaît pas ce qui se rapporte
au but. Il faut, en effet, proportionner les moyens
à la fin, car, avec des moyens inaptes, nul
n'atteindra parfaitement ce qu'il s'est proposé.
Un chaudronnier ne fera rien en travaillant comme
un potier, et un athlète ne remportera pas
la couronne en s'exerçant à la flûte,
mais à toute fin correspond un effort spécial
et approprié.
Il en est de même de la vie d'ascèse
par laquelle nous voulons plaire à Dieu en
nous conformant à l'Evangile du Christ : nous
ne pouvons le mener que dans l'éloignement
des soucis du monde et le bannissement absolu des
distractions.
C'est pourquoi, bien que le mariage soit permis et
digne d'être béni, l'Apôtre oppose
pourtant les embarras qu'il implique aux préoccupations
du service de Dieu, comme s'il ne pouvait y avoir
accord : "Celui qui n'est pas marié, dit-il,
pense aux choses du Seigneur, afin de lui plaire ;
tandis que celui qui est marié pense aux choses
du monde, afin de plaire à sa femme."
(1 Co 7, 32)
C'est ainsi aussi que le Seigneur, considérant
la pureté d'âme et la fidélité
de ses disciples, leur donna ce témoignage
: "Vous, vous n'êtes pas de ce monde".
(Jn 15, 19)
D'autre part, il affirmera l'incapacité du
monde à recevoir la connaissance de Dieu et
à posséder l'Esprit saint : "Père
saint, dit-il, le monde non plus ne t'a point connu"
(Jn 17, 25) et : "L'Esprit de vérité
que le monde ne peut recevoir". (Jn 14, 17)
Celui qui veut véritablement suivre le Christ
doit donc se libérer des liens des penchants
de la vie, et cela se réalise dans l'éloignement
et l'oubli des anciennes habitudes. C'est pourquoi,
si nous ne nous rendons pas étrangers à
la parenté charnelle et aux relations extérieures,
nous dont le caractère est de tendre vers un
autre monde, selon cette parole : "Notre vie
est dans les cieux" (Ph 3, 20), il nous est impossible
d'atteindre notre but et de plaire à Dieu.
Il a dit, en effet, catégoriquement : "Celui
d'entre vous qui ne renonce pas à tout ce qu'il
a, ne peut être mon disciple". (Lc 14,
33)
Lorsque nous avons fait cela, il nous faut encore
garder notre cur en toute vigilance (Pr 4, 23),
pour ne point perdre Dieu de vue, et ne point souiller
par des imaginations vaines le souvenir des merveilles
divines. Partout il nous faut porter la sainte pensée
de Dieu comme un sceau indélébile imprimé
dans nos âmes, nous souvenant uniquement et
inlassablement de lui.
Ainsi se développe en nous l'amour de Dieu,
et, en même temps qu'il nous porte à
l'accomplissement des commandements du Seigneur ,il
puise à son tour en eux sa durée et
sa perfection. Tel est du reste l'avertissement que
nous en donne le Seigneur, lorsqu'il dit, tantôt
: "Si vous m'aimez, gardez mes commandements."
(Jn 14, 15), et tantôt : "Si vous accomplissez
mes commandements, vous resterez dans mon amour"
(Jn 15, 10), ajoutant ces paroles plus impressionnantes
encore ; "Comme j'exécute les ordres de
mon Père et reste dans son amour". (Jn
15, 10)
Il nous apprend par là à conserver toujours
comme but de nos actes la volonté de celui
qui commande et à tendre vers lui de toute
notre énergie, comme il le dit ailleurs : "Je
suis descendu du Ciel non pour faire ma volonté,
mais la volonté de mon Père qui m'a
envoyé". (Jn 6, 38)
De fait, les divers métiers se proposent d'abord
chacun un but spécial et proportionnent ensuite
à ce but le détail de leurs opérations.
Ainsi en va-t-il dans nos uvres : lorsque nous
nous sommes assignés pour règle et but
unique d'observer les commandements de Dieu, de façon
à lui plaire, il nous est impossible de le
faire parfaitement sans conformer notre conduite à
la volonté de celui qui nous les impose. C'est,
d'autre part, dans le zèle à accomplir
ponctuellement la volonté de Dieu dans ce qui
nous est ordonné qu'on trouve le moyen de s'unir
mentalement à lui.
Lorsqu'un forgeron doit faire une hache, il pense
d'abord à qui lui en a confié l'exécution,
et il en garde le souvenir présent à
l'esprit. Il réfléchit ensuite à
la grandeur et à la force de l'objet, et exécute
son travail, selon la volonté de celui qui
le lui a commandé, car, s'il perd tout cela
de vue, il fera autre chose que ce qu'on lui a ordonné
ou il le fera différent.
Il en est de même du chrétien, lorsqu'il
oriente toute son activité, quelle qu'elle
soit, vers l'accomplissement de la volonté
de Dieu. Tout en apportant la perfection dans ses
actes, il reste fidèle à la pensée
de celui qui commande ; il réalise ces paroles
: "Je voyais toujours le Seigneur devant moi,
car il se tient à ma droite, afin que je ne
sois pas ébranlé" (Ps 15, 8), et
il observe ce précepte : "Soit que vous
mangiez, soit que vous buviez, faites tout pour la
gloire de Dieu". (1Co 10, 31)
Par contre celui qui accompli un commandement en lui
ôtant de sa rigueur, montre à l'évidence
qu'il pense peu à Dieu.
Il faut donc toujours nous rappeler cette voix de
l'Ecriture : "Ne suis-je pas Celui qui remplit
le ciel et la terre ? dit le Seigneur" (Jr 23,
24)," Je suis un Dieu tout proche et non un Dieu
lointain" (Jr 23, 24), et encore : "Lorsque
deux ou trois sont réunis en mon nom, je serais
au milieu d'eux" (Mt 18, 20), de façon
que toute action s'accomplisse sous les yeux du Seigneur
et que toute pensée se forme, comme il convient,
sous ses regards. Ainsi régnera cette crainte
dont l'Ecriture dit qu'elle hait l'iniquité
(Ps 118, 163), l'insolence, l'orgueil et la voie des
méchants ; alors s'épanouira l'amour
qui fait ce que dit le Seigneur : "Je ne cherche
pas ma volonté, mais la volonté de mon
Père qui m'a envoyé" (Jn 5, 30)
; l'âme en effet, vivra dans cette conviction
que le Juge dont dépend notre récompense
agréera ses bonnes uvres, tandis que
les actions opposées recevront de lui leur
condamnation.
A mon avis, cette façon d'agir aura même
aussi pour conséquence que l'on n'accomplira
plus les commandements du Seigneur pour plaire aux
hommes.
S'il a conscience de se trouver en présence
d'un personnage puissant, nul ne se tournera vers
un autre qui l'est moins. Bien mieux, si un acte plaît
et reçoit l'agrément de la personne
la plus digne, bien qu'il encoure le blâme et
la désapprobation de celle qui l'est moins,
on attachera du prix à l'approbation de la
première, tandis qu'on dédaignera le
blâme de la seconde.
Or, s'il en est ainsi quand il s'agit des hommes,
est-ce qu'une âme réellement prudente,
sage et pénétrée de la pensée
de Dieu, cessera d'agir dans l'intention de plaire
à Dieu, pour se tourner vers les louanges des
hommes ? Oubliera-t-elle les préceptes divins
pour se faire esclave de la façon d'agir des
hommes, se laisser dominer par les préjugés,
ou troubler par des considérations humaines
?
Telles étaient les dispositions de celui qui
a dit : "Les méchants m'ont assailli de
mensonges, mais moi je garde ta loi" (Ps 118,
85), et encore : "J'ai parlé de tes commandements
devant les rois et je n'ai point rougi". (Ps
118, 46) (Retour)
QU : 6 : De la nécessité
de vivre dans la solitude
R. : Pour aider l'âme à se concentrer,
il faut habiter dans la solitude.
Il est dangereux, en effet, de demeurer parmi ceux
qui vivent sans aucune crainte de Dieu et dédaignent
d'observer parfaitement ses commandements. Salomon
nous l'enseigne en disant : "Ne t'associe pas
à un compagnon violent, n'habite pas avec un
ami irascible, de peur qu'il ne t'apprenne ses voies
et ne tende des pièges à ton âme"
(Pr 22, 24-25) ; l'Apôtre de même : "Sortez
du milieu d'eux, et écartez-vous d'eux, dit
le Seigneur" (2 Co 6, 17).
Si nous craignons d'être tentés par les
yeux et les oreilles, et de nous habituer insensiblement
au péché, si nous redoutons pour notre
âme le danger mortel qu'il y aurait à
y garder imprimé le souvenir de choses vues
ou de paroles entendues, si nous voulons en outre
persévérer dans la prière continuelle,
commençons par prendre la décision d'habiter
dans la retraite.
Ainsi parviendrons-nous, peut-être, à
échapper à l'habitude prise de vivre
comme des étrangers aux commandements du Christ,
or il ne faut pas un mince combat pour vaincre une
habitude que le temps fortifie. Peut-être aussi,
arriverons-nous à effacer les traces du péché,
grâce à une prière infatigable
et la méditation des commandements divins,
prière et méditation auxquelles il est
impossible de s'adonner au milieu de la foule, source
de distractions multiples et de soucis temporels.
Et la parole du Christ : "Si quelqu'un veut me
suivre qu'il se renonce à lui-même"
(Lc 9, 23), qui pourrait jamais l'observer tout en
restant parmi eux ? Car c'est en nous renonçant
nous-mêmes et en prenant la croix du Christ
qu'il nous faut le suivre.
Or le renoncement, c'est l'oubli complet des choses
passagères et le sacrifice de sa volonté
propre, sacrifice fort difficile, pour ne pas dire
tout à fait impossible à qui vit mêlé
aux hommes.
Prendre sa croix et suivre le Christ est également
chose malaisée dans un monde si mélangé.
Car se préparer à mourir pour le Christ,
être mortifié, comme il convient dans
ses membres sur la terre, être prêt à
résister aux attaques lancées contre
nous à cause du nom du Christ, se garder détaché
de la vie présente : c'est cela prendre sa
croix, or nous y trouvons beaucoup d'obstacles, si
nous persévérons dans la vie ordinaire.
Celui-ci parmi tant d'autres : lorsque l'âme
a sous les yeux la masse des pécheurs, elle
ne trouve plus l'occasion de remarquer ses propres
péchés, ni de faire, dans le repentir,
pénitence pour ses propres fautes. Elle se
compare à de plus grands coupables, et s'imagine
avoir de la vertu. Ensuite, arrachée par les
ennuis et les soucis de la vie ordinaire à
une pensée bien plus digne : celle de Dieu,
elle perd, avec la joie et l'allégresse spirituelle,
le bonheur de savourer les délices du Seigneur
et de goûter la douceur de ses paroles : "Je
me suis souvenu du Seigneur, est-il dit, et j'ai été
dans l'allégresse" (Ps 76, 4), et : "Comme
tes paroles sont douces à ma gorge, elles sont
pour ma bouche préférables au miel"(Ps.118,
103). Enfin elle s'accoutume à mépriser
complètement les jugements divins, et, pour
elle, rien de plus triste ni de plus funeste ! (Retour)
QU : 7 : De l'opportunité
de se joindre à ceux qui ont un même
désir de plaire à Dieu, parce qu'aussi
bien il est difficile, en même temps que dangereux,
de vivre complètement seul.
Vos paroles nous ont convaincus du péril qu'il
y a à vivre au milieu des contempteurs de la
loi divine. Nous voudrions apprendre maintenant s'il
faut, en s'écartant d'eux, vivre seul ou en
compagnie de frères, unis dans un même
esprit et un même désir de perfection.
R. : Ceux qui poursuivent un but identique trouvent
à vivre ensemble, j'en suis sûr, une
foule d'avantages.
Tout d'abord, aucun de nous ne se suffit à
lui-même quant aux besoins matériels,
et nous avons besoin les uns des autres pour subvenir
à nos nécessités.
Le pied, par exemple, possède certaines facultés,
mais il en est d'autres qu'il n'a pas. Privé
du secours des autres membres il trouve ses propres
forces impuissantes et insuffisantes par elles-mêmes
à lui conserver l'existence ou lui procurer
ce dont il a besoin. Ainsi en est-il de la vie solitaire
: ce que nous possédons ne nous sert pas, et
nous ne pouvons nous procurer ce qui nous manque ;
car Dieu a voulu que nous ayons besoin les uns des
autres, afin que nous soyons unis les uns les autres,
comme le dit l'Ecriture. (Qo 13, 20)
Le précepte du Christ sur la charité
ne permet d'ailleurs pas que l'on s'occupe uniquement
de soi : "Car la charité, est-il dit,
ne cherche pas ses propres intérêts"
(1 Co 13, 5). Or la vie solitaire ne tend qu'à
un but : vivre chacun pour soi, but manifestement
opposé à la loi d'amour qu'observait
l'Apôtre saint Paul, car il cherchait, lui,
non son avantage personnel, mais celui de tant d'autres
qu'il voulait sauver. (1 Co 10, 33)
En second lieu, le solitaire connaîtra difficilement
ses fautes, car il n'aura personne ni pour les lui
montrer, ni pour le corriger avec douceur et compassion.
Un reproche, en effet, même lorsqu'il vient
d'un ennemi, produit souvent dans l'âme bien
disposée le désir du remède ;
et d'autre part, le remède au péché,
c'est à celui qui aime vraiment de l'appliquer
avec sagesse : "Celui qui aime a soin de corriger,
dit l'Ecriture" (Pr 13, 24). Or voilà
ce que ne pourra trouver le solitaire, s'il ne vit
d'abord avec d'autres. Il lui arrivera donc ce que
dit l'Ecclésiaste : "Malheur à
celui qui est seul, parce que lorsqu'il tombera, il
n'aura personne pour le relever". (Qo 4, 10)
Lorsqu'on est plusieurs, on peut également
observer un plus grand nombre de commandements, ce
qu'un seul ne peut faire, car pendant qu'il observe
l'un, il ne peut observer l'autre. Visiter les malades,
par exemple, empêche de recevoir des hôtes
; la distribution des aumônes, surtout quand
ce ministère exige beaucoup de temps, entrave
l'application au travail ; et à cause de cela,
on négligera un commandement important, essentiel
au salut, en omettant de nourrir celui qui a faim
et de vêtir celui qui est nu.
Qui donc préférerait une vie oisive
et stérile à celle qui porte du fruit
et uvre selon le commandement de Dieu ?
Puisque nous tous, qui avons été associés
par vocation dans une espérance unique (Ep
4, 4), nous sommes un seul corps, ayant le Christ
pour tête, et membres les uns des autres (1Co
12, 12), chacun pour sa part, nous n'entrons dans
la construction d'un corps unique dans l'Esprit saint,
que dans la concorde. Si donc chacun d'entre nous
choisit la solitude, sans servir l'utilité
commune selon qu'il est agréable à Dieu,
mais satisfait son bon plaisir, comment pourrions
nous, ainsi, déchirés et divisés,
conserver la réciprocité et le service
mutuel des membres ou la soumission à notre
tête qui est le Christ ? Car, dans une vie isolée
il n'est possible ni de se réjouir avec qui
est à l'honneur, ni de sympathiser avec qui
est dans la souffrance (1 Co 12, 26),chacun ne pouvant,
comme de juste, connaître la situation du prochain.
Par ailleurs un seul ne peut recevoir tous les charismes
spirituels, le saint Esprit distribuant ses dons à
la mesure de la foi de chacun (Rm 12, 6) ; mais, dans
la vie commune, le charisme propre à chacun
devient le bien commun de l'ensemble : "A l'un,
en effet, il est donné une parole de sagesse,
à un autre une parole de connaissance, à
un autre la foi, à un autre la prophétie,
à un autre les charismes de guérison,
etc..." (1 Co 12, 8-10) Celui qui reçoit
l'un de ces dons ne le reçoit pas tant pour
lui-même que pour les autres. De sorte que,
dans la vie commune, la force du saint Esprit donnée
à l'un devient nécessairement en même
temps celle de tous. Celui qui vit à part a
peut-être un charisme, mais il le rend inutile
par son oisiveté, en l'enfouissant en lui-même.
Vous tous qui lisez les Evangiles, vous savez quel
danger il court. Tandis que celui qui vit en nombreuse
société jouit de son propre charisme,
l'amplifie en le partageant, et profite de ceux des
autres comme s'ils étaient siens.
La vie commune a encore bien d'autres avantages qu'il
n'est pas facile de dénombrer. Elle vaut mieux
que la solitude pour la conservation des dons que
Dieu nous a fait. Quant aux embûches extérieures
de l'ennemi, celui-là s'en gardera bien plus
sûrement, s'il est réveillé par
ceux qui ne dorment pas, lorsque, par hasard, il est
saisi par ce sommeil de mort que David nous a appris
à écarter par la prière, quand
il dit : "Illumine mes yeux, de peur que je ne
m'endorme dans la mort". (Ps 12, 14)
Pour le pécheur, l'éloignement du péché
lui devient aussi plus facile quand il craint la réprobation
concordante de la plupart, en sorte qu'on puisse lui
appliquer cette parole : "C'est assez pour cet
homme de la censure que la majorité lui inflige."
(2 Co 2, 6)
Pour celui qui se conduit bien, par contre, il y aura
cette assurance qui vient du fait d'être vu
et approuvé par plusieurs, car si toute parole
prend sa valeur sur la foi de deux ou trois témoins
(Mt 18, 16), il est bien plus évident que celui
qui agit bien se trouvera encouragé par la
présence de nombreux témoins.
Outre les désavantages dont nous avons déjà
parlé, la solitude complète présente
encore d'autres inconvénients, dont le premier
et le plus grand est le contentement de soi. Le solitaire
n'ayant personne pour juger sa conduite, s'imaginera
bientôt qu'il est arrivé à la
perfection de la Loi. Gardant ses facultés
toujours inactives, il ne connaîtra pas ses
propres besoins et ne constatera pas de progrès
dans ses uvres, car l'occasion de pratiquer
les commandements lui fera défaut. En quoi
montrera-t-il son humilité, s'il n'a personne
devant qui s'abaisser ? Envers qui fera-t-il miséricorde,
enlevé qu'il sera à la société
d'autrui ? Comment s'exercer à la douceur,
nul n'étant là pour s'opposer à
ses volontés ?
Si quelqu'un prétend qu'il suffit, pour parvenir
à la perfection, d'étudier les Saintes
Ecritures, il fait exactement comme celui qui apprend
le métier de menuisier sans jamais travailler
le bois, le métier de forgeron sans mettre
en pratique les leçons qu'il reçoit.
C'est à lui que l'Apôtre dirait : "Ce
ne sont pas ceux qui entendent la Loi qui seront déclarés
justes devant Dieu, mais ceux-là seulement
seront justifiés qui l'accomplissent"
(Rm 2, 13). Dans son amour débordant pour les
hommes, le Seigneur ne s'est pas contenté de
l'enseignement oral, mais pour donner un exemple précis
et frappant de l'humilité dans la perfection
de la charité, il se ceignit lui-même
et lava les pieds de ses disciples. Or toi, qui vis
face à toi-même, à qui laveras-tu
les pieds ? Après qui te mettras-tu le dernier
? Qui serviras-tu ? Ce bonheur et cette joie d'être
plusieurs frères habitant ensemble, semblables,
dit l'Esprit saint, au parfum qui coule de la barbe
du Grand-Prêtre, comment les trouver dans la
demeure du solitaire ? (Ps 132, 1-2)
Le champ du combat, la voie assurée du progrès,
un entraînement continuel, la pratique assidue
des commandements du Seigneur, voilà ce qu'est
aussi une communauté de frères. Elle
tend à la gloire de Dieu selon le précepte
de notre Seigneur Jésus-Christ, lequel a dit
: "Que votre clarté apparaisse devant
les hommes, afin que ceux-ci voient vos bonnes uvres
et glorifient votre Père qui est dans les cieux"
(Mt 5, 16). Elle garde enfin ce trait spécial
aux saints dont l'histoire est rapportée dans
les Actes et dont il est dit : "Tous ceux qui
avaient la foi vivaient ensemble et possédaient
tout en commun" (Ac 2, 44), et encore : "La
masse des fidèles n'avait qu'un cur et
qu'une âme, et nul n'appelait sien ce qu'il
possédait, mais tout été à
tous." (Ac 4, 32) (Retour)
QU : 8 Du renoncement
Faut-il premièrement renoncer à tout
avant de se consacrer à Dieu de la sorte ?
R. - Notre Seigneur Jésus-Christ a vivement
et souvent insisté : "Si quelqu'un veut
venir à moi, qu'il se renonce à lui-même,
qu'il prenne sa croix et qu'il me suive" (Mt
16, 24), et encore : "Celui qui ne renonce pas
à tout ce qu'il a, ne peut être mon disciple"
(Lc 14, 33). Il nous paraît donc exiger le renoncement
le plus complet.
Certes, nous avons renoncé avant tout au démon
et aux passions de la chair, nous qui avons rejeté
les fautes secrètes, les parentés du
sang, les fréquentations humaines et toute
habitude de vie en contradiction avec la pratique
parfaite et salutaire de l'Evangile.
Chose plus nécessaire encore, celui-là
s'est renoncé lui-même, qui "s'est
dépouillé du vieil homme et de ses actes"
(Col 3, 9), parce qu'il "s'attache pour sa perte
aux désirs trompeurs" (Ep 4, 22). Il repousse
donc toutes les affections mondaines capables de mettre
obstacle à la perfection qu'il poursuit, il
considère comme ses parents véritables
ceux qui l'ont engendré dans le Christ par
l'Evangile (1 Co 4, 15), et comme des frères
ceux qui ont reçu le même Esprit d'adoption
; enfin, il tient les richesses pour chose étrangère
à lui, comme elles le sont en réalité.
En un mot, comment pourrait encore entrer dans des
préoccupations mondaines celui pour qui le
monde est crucifié et qui est lui-même
crucifié au monde à cause du Christ
?" (Ga 6, 14) Car le Christ a voulu jusqu'à
l'extrême le mépris de sa vie et le renoncement
à soi, lorsqu'il a dit : "Si quelqu'un
veut venir avec moi, qu'il se renonce à lui-même
et prenne sa croix", ajoutant : "et qu'il
me suive"(Mt.16, 24), et encore : " Si quelqu'un
vient à moi sans haïr son père
et sa mère, sa femme et ses enfants, ses frères
et ses surs, sa propre vie enfin, il ne peut
être mon disciple" (Lc 14, 26).
Le renoncement complet consiste donc à ne plus
même tenir à la vie, mais à se
regarder toujours comme condamné à la
mort, de façon à ne plus faire état
de soi. (2 Co 1, 9)
Il commence par l'abandon des choses extérieures,
comme les richesses, la vaine gloire, la société
des hommes, l'attrait des bagatelles.
C'est de cela que nous ont donné l'exemple
les saints apôtres du Christ : Jacques et Jean
qui quittent leur père Zébédée
et leur barque même, leur gagne pain ; Mathieu,
qui se lève de son comptoir pour suivre Jésus,
non seulement au détriment de ses intérêts,
mais encore au mépris des peines qui le menaçaient
de la part des magistrats, lui et ses proches, parce
qu'il laissait indûment inachevée la
perception des impôts ; quant à Paul,
le monde était crucifié pour lui, et
lui l'était au monde. (Ga 6, 14)
Ainsi celui qui est animé d'un impérieux
désir de suivre le Christ ne peut plus tenir
compte de quoi que ce soit en cette vie : ni de l'affection
des parents et amis, dès qu'elle s'oppose aux
préceptes du Seigneur, car c'est alors que
s'appliquent les paroles : "Si quelqu'un vient
à moi sans haïr son père et sa
mère" (Lc 14, 26) ; ni de la crainte des
hommes, lorsqu'elle détourne du vrai bien,
comme l'ont fait excellemment les saints qui ont dit
: "Il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux
hommes" (Ac 5, 29) ; ni enfin des moqueries dont
les méchants accablent les bons, car il ne
faut pas se laisser vaincre par le mépris.
Si l'on veut connaître plus exactement et plus
clairement quelle ardeur ceux qui suivirent le Christ
apportaient à l'aimer, qu'on se souvienne de
ce que l'Apôtre dit en parlant de lui-même
pour nous instruire : "Si quelqu'un croit pouvoir
se glorifier dans la chair, j'ai plus de raison que
lui, circoncis le huitième jour, de la race
d'Israël, de la tribu de Benjamin, irréprochable
observateur de la justice de la Loi ; mais tout ce
qui m'était avantageux, je l'ai considéré
comme un détriment, à cause de ce qu'il
y a de suréminent dans la connaissance du Christ
Jésus notre Seigneur, pour lequel j'ai cru
bon de tout perdre, et je regarde tout comme excrément
afin de gagner le Christ" (Ph 3, 4-8).
Vraiment, à parler avec hardiesse, mais aussi
avec vérité, si c'est aux pires rebuts
du corps, à ce que nous rejetons avec mépris
et dont nous nous écartons avec empressement,
que saint Paul compare même les avantages accordés
temporairement à la Loi, s'il en fait des obstacles
à la connaissance du Christ, à la justice
en lui et à la transformation dans sa mort,
que dire de ce qui a été établi
par les hommes ?
Mais à quoi bon nous appuyer sur nos arguments
ou sur les exemples des saints ? Nous pouvons citer
les affirmations du Seigneur lui-même et par
elles confondre l'âme craintive, car il parle
clairement et sans contradiction possible : "Celui
d'entre vous qui ne renonce pas à tout ne peut
être mon disciple, dit-il" (Lc 14, 33).
Et ailleurs : "Si tu veux être parfait...",
puis il continue : "Va, vends tout ce que tu
possèdes et donnes-en le prix aux pauvres...",
après quoi il ajoute : "puis viens et
suis moi". (Mt 19, 21)
Pour qui sait comprendre, la parabole du marchand
veut évidemment signifier la même chose
: "Le royaume des cieux, dit Jésus, est
semblable à un marchand en quête de pierres
précieuses ; lorsqu'il en a trouver une d'un
grand prix, il court vendre tout ce qu'il a, afin
de pouvoir l'acheter". (Mt 13, 45-46)
La pierre précieuse désigne assurément
ici le royaume des Cieux, et le Seigneur nous montre
qu'il est impossible de l'obtenir, si nous n'abandonnons
tout ce que nous possédons : richesse, gloire,
noblesse de naissance et tout ce que tant d'autres
recherchent avidement.
Le Seigneur l'a déclaré, il est du reste
impossible de s'occuper convenablement de ce que l'on
fait, quand l'esprit est sollicité par des
objets divers : "Personne ne peut servir deux
maîtres" (Mt 6, 24), a-t-il dit, et encore
: "Vous ne pouvez servir en même temps
Dieu et Mammon". (Mt 6, 24)
C'est pourquoi le trésor qui est dans le ciel
est le seul que nous puissions choisir pour y attacher
notre cur : "Car où est votre trésor,
là est votre cur" (Mt 6, 21).Si
nous nous réservons donc des biens terrestres
ou un superflu périssable, notre esprit y demeure
enfoui comme dans la fange et notre âme reste
incapable de contempler Dieu ; elle devient insensible
aux désirs des splendeurs du ciel et des biens
qui nous sont promis. Or, ces biens, nous ne pouvons
les obtenir que si une aspiration ardente nous porte
à les demander sans cesse et nous rend léger
l'effort pour les atteindre.
Pratiquer le renoncement c'est donc, nous l'avons
montré, s'affranchir des liens de cette vie
terrestre et passagère, et se libérer
des contingences humaines, afin d'être plus
à même de marcher dans la voie qui conduit
à Dieu. C'est se libérer des entraves
afin de pouvoir posséder et user de ces biens
plus estimables dont il est dit : "Beaucoup plus
précieux que l'or et l'argent". (Ps 18,
11)
En résumé, c'est transporter le cur
humain dans la vie du ciel, en sorte qu'on puisse
dire : "Notre patrie est dans les cieux"
(Ph 3, 20), et surtout c'est commencer à nous
assimiler au Christ, lequel s'est fait pauvre pour
nous, de riche qu'il était (2 Co 8, 9), et
à qui nous devons ressembler si nous voulons
vivre conformément à l'Evangile.
Quand donc pourrons-nous avoir la contrition du cur
et l'humilité de l'esprit, ou nous affranchir
de la colère, de la tristesse, des soucis et,
en somme, de toutes les funestes passions de l'âme,
si nous restons au sein des richesses et des préoccupations
de la vie attachés au commerce des autres.
Bref, pourquoi celui qui ne veut même pas se
mettre en peine pour le nécessaire, comme la
nourriture et la vêtement, se laisserait-il
retenir par les vils soucis de la richesse, épines
qui viendraient entraver la fécondité
de la graine que le divin semeur jette dans les âmes
? Car le Seigneur a dit : "Ceux-là ont
reçu la semence au milieu des épines
; elle a été étouffée
par les préoccupations, les richesses et les
voluptés de la vie, et ils n'ont pas porté
de fruits". (Lc 8, 14) (Retour)
QU : 9 : Quand on veut se joindre
à ceux qui se sont donnés à Dieu,
doit-on, avec indifférence, abandonner ses
biens à ses proches qui pourraient en user
mal ?
R. - Le Seigneur a dit : " Vends tout ce que
tu as au profit des pauvres, afin d'avoir un trésor
dans le ciel, puis viens et suis-moi" (Mt 19,
21), et : "Vendez tout ce que vous avez et faites
l'aumône". (Lc 12, 33)
Je crois donc que celui qui renonce à toute
propriété dans un tel but, ne peut cependant
pas agir avec mépris vis-à-vis de ses
biens. Il doit au contraire en prendre scrupuleusement
soin, parce qu'ils sont désormais consacrés
au Seigneur.
Il en disposera consciencieusement soit lui-même,
s'il le peut et possède assez d'expérience,
soit par des intermédiaires choisis, bien éprouvés
d'abord, et ayant donné des gages qu'ils peuvent
gérer prudemment et sagement ; il doit savoir,
en effet, qu'il n'est pas sans danger de les abandonner
à ses proches ou de laisser n'importe qui s'en
occuper.
Celui qui a la charge d'administrer les biens du roi,
même s'il ne s'en approprie aucun, ne sera cependant
pas exempt de faute dès qu'il perdra, par sa
négligence, l'occasion d'en acquérir
de nouveaux. Or, s'il en est ainsi, à quel
jugement doivent s'attendre ceux qui se sont montrés
lâches et négligents dans l'administration
des biens désormais dédiés au
Seigneur ? Ne s'exposent-ils pas à la condamnation
qui attend les indolents, conformément aux
paroles de l'Ecriture : "Maudit celui qui accomplit
négligemment les uvres du Seigneur".
(Jr 48, 10)
Nous devons cependant toujours faire attention que
sous couleur d'observer un commandement nous n'en
transgressions manifestement un autre.
Ainsi ne convient-il pas d'entrer en querelles et
en procès avec ceux qui agiraient mal, car
la dispute ne sied pas aux serviteur de Dieu (2 Tm
2, 24). Si nous sommes dépouillés, fut-ce
par nos parents, il faut nous rappeler ce que dit
le Seigneur : "Il n'est personne qui n'abandonne
sa maison, ses frères, ses surs, son
père, sa mère, sa femme, ses enfants
et ses champs, je ne dis pas : purement et simplement,
mais à cause de moi et de l'Evangile, et qui
ne reçoive le centuple en ce monde et la vie
éternelle dans le siècle à venir".
(Mc 10, 29-30)
Certes, suivant le précepte du Christ : "Si
ton frère pèche, va et corrige-le..."
(Mt 18, 15), il faut montrer à ces imprudents
qu'ils font mal et que leur larcin est sacrilège
; mais la religion défend de les citer devant
les tribunaux civils, car il est dit : "Si quelqu'un
veut t'appeler en jugement et prendre ta tunique,
donne-lui aussi ton manteau" (Mt 5, 40), et :
"Si quelqu'un d'entre vous a une querelle, osera-t-il
la porter devant les tribunaux des méchants
plutôt que devant les saints ?" (1 Co 6,
1). C'est en présence de ceux-ci que nous les
appellerons donc, en ayant en vue le salut de nos
frères bien plus que la possession des richesses,
car le Seigneur après avoir dit : "S'il
t'écoute", a ajouté : "tu
auras gagné, non pas des richesses, mais, ton
frère". (Mt. 18, 15)
Il peut arriver que pour établir la vérité,
et lorsque celui-là même qui a commencé
la querelle nous fait comparaître au tribunal
ordinaire, nous nous y rendions pour réfuter
l'accusation. N'y allons cependant pas les premiers,
mais suivons plutôt ceux qui nous citent, non
pour satisfaire notre goût de querelle, mais
pour faire connaître la vérité.
Ainsi nous arracherons notre adversaire au mal malgré
lui, et nous-même, nous n'enfreindrons pas les
commandements, mais nous serons de vrais ministres
de Dieu, ennemi des querelles et de la cupidité,
qui tiennent bon avec calme pour la manifestation
de la vérité, et ne dépassent
jamais en rien la limite assignée au zèle.
(Retour)
QU : 10 - Faut-il recevoir tous
ceux qui se présentent, ou qui faut-il recevoir
? Faut-il admettre immédiatement ou après
une probation, et quelle probation ?
R. - Dans sa divine Bonté Notre Seigneur Jésus-Christ
a dit et proclamé : "Vous qui souffrez
et êtes surchargés, venez à moi
et je vous soulagerai". (Mt 11, 28)
Il n'est donc pas sans danger de repousser ceux qui
viennent à nous pour servir le Seigneur et
prendre, avec son joug suave, le fardeau de ses commandements
qui nous élèvent jusqu'au ciel.
Sans doute il ne faut pas admettre qu'on se présente
aux règles de la piété comme
avec des pieds non lavés, mais imiter Notre
Seigneur interrogeant sur sa vie le jeune homme qui
vint à lui. Ayant appris qu'elle avait été
bonne, il lui montra ce qui restait à faire
pour atteindre la perfection, puis lui permit de le
suivre.
Ainsi devons-nous évidemment nous enquérir
du passé de ceux qui se présentent.
A ceux qui auront déjà pratiqué
le bien, il faudra montrer la perfection des commandements.
Pour les autres, qu'ils se convertissent après
une vie de péché, ou qu'ils abandonnent
un état d'indifférence pour chercher
la vie de perfection dans la connaissance de Dieu,
il faut examiner leur caractère, de peur qu'ils
ne soient instables et ne changent facilement. De
tels inconstants sont en effet suspects, car ils n'arrivent
eux-mêmes à aucun résultat, et
viennent en outre nuire aux autres, répandant
sur notre vie mensonges, blâmes et calomnies
méchantes.
Cependant, comme avec du zèle tout se corrige,
et que la crainte de Dieu vient à bout de toutes
les déficiences de l'âme, il ne faut
pas non plus les repousser, mais les mettre à
même de s'exercer convenablement, et de faire,
avec le temps et des efforts continuels, la preuve
de leur bonne volonté. Si l'on constate alors
en eux quelque fermeté, on pourra les recevoir
sans danger ; sinon, on les renverra tant qu'ils ne
font pas partie de la fraternité, à
laquelle, par conséquent, cet essai ne portera
aucun préjudice.
Quelqu'un a-t-il vécu jusque là dans
le péché ? Il faut alors bien examiner
si la honte ne le retient pas d'avouer ses fautes
secrètes et de s'accuser lui-même, s'il
déteste et renie les complices de ses méfaits,
selon cette parole : "Écartez-vous de
moi, vous tous qui commettez l'iniquité"
(Ps 6, 9), et enfin s'il offre, pour l'avenir, des
garanties qu'il ne se laissera plus entraîner
par ses passions dans la suite.
Un genre d'épreuve qui convient à tous,
est de voir s'ils acceptent sans rougir n'importe
quelle humiliation, au point de remplir les offices
les plus vils, quand la raison en reconnaît
l'utilité.
Enfin, lorsque quelqu'un a été éprouvé
de toutes façons par des esprits judicieux
et reconnu pour être un instrument facile au
Maître, prêt à toute bonne action,
il peut être admis parmi ceux qui se sont consacrés
au Seigneur.
Avant tout, à celui qui laisserait une situation
en vue dans le monde, pour venir pratiquer l'humilité
à l'exemple de notre Seigneur Jésus
Christ, il faudrait imposer un exercice comme considéré
comme des plus humiliants par les gens du monde, et
voir s'il donne pleine certitude qu'il travaille pour
Dieu sans rougir. (Retour)
QU : 11 : Des esclaves
R. - Les esclaves qui s'enfuient pour venir se joindre
à la fraternité doivent être exhortés
et ramenés à de meilleurs sentiments,
puis renvoyés à leur maître.
Ainsi fit le bienheureux Paul qui engendra Onésime
à l'Evangile et le renvoya ensuite à
Philémon (Philém 10, 12). Il avait assuré
l'un que le joug de la servitude, porté loyalement
pour plaire à Dieu, rend digne du royaume céleste,
et il suppliait le second, non seulement de remettre
la peine imminente en souvenir de ce que dit le véritable
Maître : "Si vous pardonnez aux hommes,
votre Père céleste vous pardonnera,
à vous aussi vos péchés"
(Mt 6, 14), mais encore d'user même à
son égard d'une plus grande bonté, écrivant
à cet effet : "Peut-être est-il
parti pour une heure, afin que tu le retrouves pour
l'éternité, non plus comme esclave,
mais comme frère". (Phm 15, 16)
Toutefois, si le maître est méchant,
donne des ordres iniques et oblige l'esclave à
violer la loi de notre vrai Maître, Jésus-Christ,
il faut lutter pour que le nom du Seigneur ne soit
pas outragé dans l'accomplissement par l'esclave
d'un acte déplaisant à Dieu. Et voici
en quel sens il faut lutter : on préparera
l'esclave à subir les mauvais traitements afin
d'obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes
(Ac 5, 29), ou bien on le recevra en acceptant, pour
plaire à Dieu, les attaques lancées
à cause de lui contre ceux qui l'auront accueilli.
(Retour)
QU : 12 - Comment il faut recevoir
les gens mariés
R. - Lorsque les gens mariés veulent mener
une telle vie, il faut leur demander s'ils le font
d'accord avec leurs conjoints, conformément
à la parole de l'Apôtre : "Ils n'ont
plus la disposition de leur propre corps" (1
Co 7, 4). On doit alors les recevoir en présence
de témoins, car rien ne doit être préféré
à l'obéissance à Dieu.
Si ne faisant aucun cas du désir de plaire
à Dieu, l'autre partie n'est pas consentante
et fait opposition, on se souviendra de l'Apôtre
qui dit : "C'est dans la paix que Dieu vous a
appelés" (1 Co 7, 15) et on se conformera
à l'enseignement du Seigneur : "Si quelqu'un
vient à moi sans haïr son père
et sa mère, sa femme et ses enfants..., il
ne peut être mon disciple" (Lc 14, 26).
Il ne faut, en effet, rien préférer
à la soumission à Dieu. Du reste nous
avons souvent remarqué qu'une prière
fervente et un jeûne assidu font prévaloir
le désir de vivre en chasteté, car ceux
qui s'obstinent dans le refus, Dieu agit parfois sur
leur corps pour les obliger à céder
au bon dessein. (Retour)
QU : 13 - Qu'il est utile d'exercer
également au silence les nouveaux venus.
R. - Il est bon que les nouveaux venus s'exercent
également au silence. En même temps qu'ils
donneront une preuve palpable de leur empire sur eux-mêmes
en dominant leur langue, ils s'appliqueront avec zèle,
en gardant un silence constant et parfait, à
apprendre de ceux qui savent manier la parole, comment
interroger et comment répondre.
Le ton de la voix, la discrétion dans les paroles,
le moment opportun, la nature spéciale des
termes familiers et particuliers à ceux qui
vivent dans la piété : autant de choses
qu'il est impossible de connaître, si l'on a
pas désappris les usages du monde. Or le silence
permet d'oublier les anciennes habitudes en ne les
pratiquant plus, et il donne le temps de s'instruire
des bonnes.
C'est pourquoi, en dehors, bien entendu, de la psalmodie,
il faut garder le silence, et ne parler que si l'on
est obligé, soit par l'utilité personnelle,
comme la direction de son âme, ou en absolue
nécessité au cours d'un travail, soit
encore parce qu'on est interrogé d'urgence.
(Retour)
QU : 14 - De ceux qui se consacrent
au Seigneur et cherchent ensuite à renier leur
promesse
R. - Si quelqu'un est admis dans la fraternité,
et manque ensuite à sa profession, qu'il soit
considéré comme pécheur envers
Dieu, en présence de qui et envers qui il a
consenti à s'engager par un pacte. Or : "Si
quelqu'un pèche contre Dieu, est-il dit, qui
priera encore pour lui ?" (1 Sam 2, 25), car
celui qui s'est voué à Dieu, puis se
retire pour vivre autrement, devient voleur sacrilège,
puisqu'il s'est dérobé lui-même
au Seigneur et a repris l'offrande faite à
Dieu.
Il est donc juste que les frères ne lui ouvrent
plus leur porte, même s'il revenait simplement
en passant demander un abris ; car la règle
apostolique est bien claire, elle nous ordonne de
nous écarter de tout indiscipliné, et
de ne pas l'admettre parmi nous, afin qu'il rentre
en lui-même. (2 Th 3, 14) (Retour)
QU : 15 - A partir de quel âge
faut-il permettre de se consacrer à Dieu et
considérer l'engagement à la chasteté
comme valide ?
R. - Le Seigneur a dit : "Laissez venir à
moi les petits enfants" (Mc 10, 114), tandis
que l'Apôtre loue ceux qui ont étudié
les saintes Ecritures dès leur enfance (2 Tm
3, 15), et exhorte à faire l'éducation
des enfants en les disciplinant et en les corrigeant
dans le Seigneur (Ep 6, 4).
Il nous semble donc qu'à tout âge, même
dans la première enfance, on peut venir à
nous et être reçu. Nous accueillerons
ceux qui n'ont plus de parents, pour devenir, à
l'envi de Job (Jb 29, 12), pères des orphelins,
et ceux que leurs parents eux-mêmes nous amèneront,
nous les admettrons en présence de témoins,
pour ne pas donner occasion à ceux qui la cherchent
et pour fermer la bouche à ceux qui nous calomnient.
Pour cette même raison, il faut les recevoir,
certes, mais pas d'emblée, et il ne convient
pas de les mettre au nombre et au rang des frères
dans la communauté, de peur que la honte d'un
insuccès ne rejaillisse sur la vie consacrée
à Dieu.
Il convient, sans doute, d'élever ces enfants
avec amour comme étant ceux de tous les frères,
mais dans les communautés, tant d'hommes que
de femmes, on doit leur donner nourriture et logement
séparés. De la sorte ils n'apporteront
pas trop de liberté ou trop de hardiesse dans
leurs relations avec leurs aînés, et
ne se trouvant que rarement avec eux, ils conserveront
la réserve nécessaire vis-à-vis
de leurs maîtres.
D'autre part, il y aurait à craindre qu'à
la vue des frères plus âgés punis
pour des manquements à leur devoir commis par
suite d'inattention, ces enfants n'acquièrent,
parfois même à leur insu, quelque inclination
au mal, ou bien qu'ils ne s'enorgueillissent en constatant
que de plus anciens sont souvent en faute, dans des
circonstances où eux-mêmes agissent correctement.
Ne diffèrent guère, en effet, des enfants
ceux qui raisonnent en enfants ; il n'est donc pas
étonnant de rencontrer les mêmes défauts
chez les uns et les autres.
Il ne faut pas non plus que ce que les anciens font
correctement à cause de leur âge, les
enfants, par suite de leur contact continuel avec
eux, ne soient tentés de le faire aussi, mais
prématurément et mal.
Pour ces raisons et tant d'autres motifs de convenance,
il faut séparer l'habitation des enfants de
celle des frères. La demeure des ascètes
qui sont déjà formés ne sera
donc pas non plus troublée par les leçons
et les exercices nécessaires pour les jeunes.
Cependant, les prières déterminées
aux différentes heures du jour seront communes
aux uns et aux autres, car les plus jeunes s'habituent
à la componction en suivant l'exemple des anciens,
et ceux qui les éduquent reçoivent d'eux
dans la prière un secours appréciable.
On fixera convenablement pour les enfants un régime
particulier et un règlement spécial
pour ce qui regarde le sommeil et les veilles, l'heure,
la quantité et la qualité des repas.
On mettra à leur tête l'ancien qui aura
le plus d'expérience et qui sera connu pour
sa patience. Avec une paternelle bonté et par
de sages paroles, il redressera les erreurs des enfants,
et donnera à chacun le traitement qui convient
à sa faute, afin de punir le coupable et d'exercer
en même temps son âme à maîtriser
les passions. L'un d'eux, par exemple, s'est-il mis
en colère contre un compagnon ? Qu'il soit
obligé de le servir, et de se mettre à
sa disposition, dans la mesure même de son emportement
; car l'orgueil étant ce qui excite le plus
souvent en nous la colère, l'habitude de l'humilité
brise en l'âme l'élan de sa violence.
A-t-il pris des aliments en dehors du temps fixé
? Qu'il reste sans manger la plus grande partie du
jour. L'a-t-on vu manger immodérément
ou malproprement ? Qu'à l'occasion, il regarde
les autres manger comme il faut, sans pouvoir manger
lui-même, de façon à être
en même temps corrigé par la privation,
et éduqué dans les convenances. A-t-il
proféré quelque parole inutile, offensante
pour le prochain, quelque mensonge ou autre parole
défendue ? Qu'il soit puni par le ventre et
mis au silence.
Il est nécessaire aussi de donner aux enfants
une instruction conforme au but qu'ils poursuivent.
Ils doivent donc apprendre à se servir des
paroles tirées de l'Ecriture et, au lieu de
fables, on doit leur enseigner des récits merveilleux
de l'histoire, les instruire des sentences prises
dans le Livre des Proverbes, et leur donner des récompenses
pour la mémoire qu'ils garderont des noms et
des faits. C'est donc avec plaisir et comme en se
jouant, qu'ils atteindront le but, sans difficultés
ni heurts.
En s'y prenant bien, on obtiendra facilement de ces
enfants l'attention et l'habitude de n'être
pas distraits, si leurs maîtres leur demandent
à tout instant ce qu'ils pensent et à
quoi ils songent. La simplicité de leur âge,
leur naïveté et leur inaptitude au mensonge
les fera exposer sans détour les secrets de
leur âme. De peur d'être constamment surpris
dans les pensées défendues, l'enfant
évitera de laisser errer son esprit, et, par
crainte de la honte inhérente aux reproches,
il se reprendra lui-même, dès que ses
pensées ne seront pas ce qu'elles doivent être.
C'est donc lorsque l'âme est encore malléable,
tendre et molle comme la cire, capable de recevoir
facilement les formes qu'on lui donne, qu'il faut
sans tarder l'exercer au bien. Lorsque survient la
raison et qu'arrive le jugement, elle peut prendre
son essor, forte des notions élémentaires
reçues auparavant et de la formation à
la piété qui lui aura été
donnée. La raison lui montrera l'opportunité
de bien faire et l'habitude lui en procurera la facilité.
Alors on pourra admettre à la promesse de chasteté,
promesse enfin sûre, formulée avec jugement
et conviction personnelle, en plein exercice de la
raison, par suite de quoi récompenses et punitions
seront distribuées par le Juge équitable
à ceux qui s'y conformeront ou à ceux
qui l'enfreindront, selon le mérite de leurs
actions.
Comme témoins de cette résolution, il
faut prendre les supérieurs ecclésiastiques,
afin qu'ils consacrent le corps du profès comme
une offrande faite à Dieu et confirment la
valeur de la profession par leur témoignage,
"car, est-il dit, toute parole sera confirmée
sur la foi de deux ou trois témoins" (Mt
18, 16). Ainsi d'une part on ne pourra blâmer
le zèle des frères, et, d'autre part,
celui qui sera voué à Dieu ne trouvera
aucune excuse à son impudence, s'il veut s'en
aller dans la suite.
Pour celui qui n'embrasse pas la vie de chasteté,
parce qu'il lui est impossible de s'appliquer aux
choses de Dieu, il sera congédié devant
les mêmes témoins.
Enfin celui qui s'engage doit réfléchir
longuement, et il convient de le laisser délibérer
plusieurs jours en lui-même pour ne pas avoir
l'air de l'attirer malgré lui, mais ensuite
il faut le recevoir et le mettre au nombre des frères
en lui donnant la participation à la table
et au logis des profès.
Nous avons oublié de dire, mais il est encore
temps d'en parler, que puisqu'il faut enseigner certains
métiers dès l'enfance, lorsque certains
de ces enfants paraissent aptes à recevoir
cet enseignement, nous ne défendons pas qu'ils
passent la journée avec leurs instructeurs,
mais pour la nuit et pour les repas ils doivent se
retrouver avec leurs compagnons. (Retour)
QU : 16 - La tempérance
est-elle nécessaire à ceux qui veulent
vivre saintement ?
R. - Qu'il doive être question de la tempérance,
la chose ne fait pas de doute. Tout d'abord, parce
que l'Apôtre met la tempérance au nombre
des fruits du saint Esprit (Ga 5, 23), ensuite parce
qu'il affirme que c'est elle qui a rendu son ministère
irréprochable : "Dans les souffrances,
dit-il, dans les veilles, dans le jeûne, dans
la continence" (2 Co 6, 5), et ailleurs : "Dans
la peine, dans la fatigue, dans les veilles fréquentes,
dans la faim, dans la soif, dans les jeûnes
répétés" (2 Co 11, 27) ;
il ajoute aussi : "Un athlète doit se
modérer en tout". (1 Co 9, 25)
C'est que nul moyen n'est plus apte que la tempérance
à mortifier et à asservir le corps.
L'effervescence de la jeunesse et la fougue des passions
trouvent en elle un frein puissant qui les contient.
"La vie délicate n'apporte rien à
l'insensé" dit Salomon (Pr 19, 10), et
quoi de plus insensé que la chair se livrant
aux délices, et la jeunesse aux égarements
? C'est pourquoi l'Apôtre dit : "N'accomplissez
pas les désirs de la chair en cédant
à la concupiscence" (Rm 13, 14), et :
"celle qui est dans les voluptés est déjà
morte".(1 Tm 5, 6)
L'exemple du riche qui avait vécu dans les
délices nous montre aussi la nécessité
de la tempérance, si nous ne voulons nous entendre
répéter ce qui lui a été
dit : "La part de bien, tu l'as reçu déjà
dans la vie". (Lc 16, 25)
L'Apôtre nous dit encore combien l'intempérance
est à craindre lorsqu'il cite parmi les caractères
de l'apostasie : "Aux derniers jours il y aura
des moments durs à supporter, car les hommes
seront épris d'eux- mêmes" (2 Tm
3, 1-2), et après avoir énuméré
quelques formes du mal, il ajoute : "...calomniateurs,
intempérants". (2 Tm.3, 3)
Esaü, d'ailleurs, éprouva combien l'intempérance
est le plus grand des maux, lorsque pour un seul plat
d'aliments, il vendit ses droits d'aînesse (Gn
25, 33), et la première désobéissance
de l'homme eut son origine dans l'intempérance.
Tous les saints, au contraire, ont mérité
ce témoignage qu'ils ont vécu dans la
tempérance, et la vie des bienheureux tout
entière, l'exemple de Notre Seigneur dans son
séjour mortel nous y portent.
C'est à la suite d'une longue persévérance
dans le jeûne et la prière que Moïse
reçut la loi (Dt 9, 9) et put entendre la parole
de Dieu "comme celle d'un ami parlant à
son ami" (Ex 33, 11). Elie ne fut jugé
digne de voir Dieu que lorsqu'il eut jeûné
lui-même dans la même mesure (1 R 19,
8). Et que dire de Daniel ? comment parvint-il à
ses visions merveilleuses ? N'est-ce pas après
le vingtième jour de jeûne ? (Dn 10,
3) Comment les trois enfants éteignirent-ils
la violence du feu ? N'est-ce pas grâce à
la tempérance ? (Dn 1, 8) Et Jean ? Dès
le commencement il vécu dans la tempérance
(Mt 3, 4 ; Lc 1, 15). Le Seigneur lui-même commença
sa vie publique en la pratiquant (Mt 4, 2).
Nous appelons évidemment tempérance
non la complète abstention des aliments, car
cela provoquerait inévitablement la mort, mais
le renoncement aux choses agréables, pratiqué
pour émousser l'orgueil de la chair au profit
de la piété. En somme, c'est en tout
ce dont veulent jouir ceux qui vivent selon leurs
passions que nous devons nous modérer, lorsque
nous nous soumettons aux règles de la perfection.
Ce n'est pas seulement contre les plaisirs de la bouche
qu'est dirigée la pratique de la tempérance,
car elle comprend aussi le renoncement à tout
ce qui pourrait entraver la pratique de la vertu.
Le parfait tempérant ne commande donc pas à
son ventre pour être ensuite vaincu par la gloire
humaine ; il ne maîtrise pas ses mauvais instincts,
sans dominer aussi l'appétit de la richesse
et n'importe quelle autre inclination méprisable
à la colère, à la jalousie ou
d'autres sentiments, qui asservissent ordinairement
les âmes grossières.
Je pense bien que l'on peut remarquer particulièrement
à propos du précepte de la tempérance
ce que l'on constate au sujet des commandements, c'est-à-dire
qu'ils se tiennent entre eux, et qu'il est impossible
de les observer séparément. Humble est
celui qui domine son goût pour la gloire ; pauvre
dans l'esprit voulu par l'Evangile, celui qui se modère
dans l'usage de la richesse et doux celui qui commande
à sa colère et son emportement.
La tempérance parfaite exige essentiellement
qu'on impose une mesure à sa langue, des limites
aux yeux et la simplicité aux oreilles : qui
n'est pas fidèle en cela est un homme sans
modération ni retenue. Vous voyez comment autour
de ce seul précepte tous les autres se rangent
comme en un cur ? (Retour)
QU : 17 - Qu'il faut aussi se
modérer dans le rire
R. - Voilà un point fort négligé
et cependant bien digne d'attention toute spéciale
de la part de ceux qui pratiquent l'ascétisme.
Se livrer au rire bruyant et immodéré
est un signe d'intempérance et prouve qu'on
ne sait ni se maintenir dans le calme, ni réprimer
la frivolité de l'âme par la sainte raison.
Il n'est pas inconvenant de montrer, jusqu'au sourire
joyeux, l'épanouissement de l'âme, comme
l'indique ce proverbe de l'Ecriture : "Cur
joyeux, figure sereine" (Pr 15, 13), mais rire
aux éclats et en être secoué malgré
soi, n'est pas le fait de l'âme tranquille,
éprouvée ou maîtresse d'elle-même.
Ce genre de rire, l'Ecclésiaste le réprouve
aussi comme le grand adversaire de la stabilité
de l'âme : "J'ai condamné le rire
comme un égarement"(Qo 2, 2), et : "Le
rire de l'insensé est comme le crépitement
des épines sous la chaudière"(Qo
7, 7).
Le Seigneur lui-même a bien voulu éprouver
tous les sentiments inséparables de la nature
humaine et montrer sa vertu dans la fatigue, par exemple,
ou dans la compassion envers les malheureux mais,
comme l'attestent les récits évangéliques,
il n'a jamais céder au rire ; bien plus il
se lamente sur ceux qui rient. (Lc 6, 25)
Ne nous laissons cependant pas tromper par l'équivoque,
car l'Ecriture appelle souvent rire la joie de l'âme
et le plaisir provoqué par diverses espèces
de biens ; ainsi s'exclame Sara : "Dieu m'a accordé
de rire" (Gn 21, 6), de même Jésus
dit : "Bienheureux vous qui pleurez, parce que
vous rirez"(Lc 6, 21), et Job : " Bouche
sincère connaîtra le rire" (Jb 8,
21). Toutes ces expressions sont prises pour l'allégresse,
qui se fonde sur le contentement de l'âme.
Si quelqu'un est donc au dessus des passions, ne subit
pas l'attrait du plaisir, ou du moins ne lui cède
pas, mais se domine avec fermeté en présence
de toute jouissance nuisible, celui-là est
parfaitement tempérant, et il est manifeste
qu'étant tel il s'écartera de toute
faute. Il est même des circonstances où
il faut s'abstenir des choses permises et nécessaires
à la vie, ainsi lorsque l'intérêt
d'un frère le demande, comme dit l'Apôtre
: "Si la nourriture que je prends scandalise
mon frère, je ne mangerai plus de viande"
(1 Co 8, 13). Il avait la faculté de vivre
selon l'Evangile, mais il n'en a pas usé de
peur de faire obstacle à ce même Evangile
du Christ. (1 Co 9, 12)
La tempérance est la destruction du péché,
l'anéantissement des passions, la mortification
du corps, jusque dans ses appétits et ses désirs,
le principe de la vie spirituelle et le gage des biens
éternels, car elle brise en elle l'aiguillon
de la volupté. Le plaisir est, en effet, le
grand appât du mal qui nous rend nous, hommes,
si enclins au péché, et par lequel toute
âme est attirée vers la mort, comme par
un hameçon. En ne se laissant ni efféminer
par lui ni courber sous son joug, on échappe,
grâce à la tempérance, à
toute faute ; cependant, si, après l'avoir
fui dans la plupart des occasions, on vient à
lui céder, ne fut-ce qu'une seule fois, on
n'est pas tempérant, pas plus que n'est en
bonne santé celui qui est atteint d'une seule
maladie, pas plus que n'est libre celui qui se laisse
dominer par un seul maître et une fois par hasard.
Les autres vertus, parce qu'elles s'exercent dans
le secret de l'âme apparaissent peu aux yeux
des hommes, la tempérance, au contraire, signale
qui la possède à tous ceux qu'il rencontre.
Comme la corpulence et les belles couleurs caractérisent
l'athlète, ainsi la maigreur et la pâleur
qui résultent des privations, font connaître
le chrétien, car étant athlète
du Christ, c'est dans l'affaiblissement du corps qu'il
vient à bout de son ennemi et montre jusqu'où
il peut soutenir les combats spirituels, selon ces
paroles : "C'est lorsque je suis faible que je
me sens fort". (2 Co 12, 10)
Combien il est profitable ne fut-ce que de voir la
conduite du tempérant ! Usant à peine
et en petites quantités des choses nécessaires,
comme pour rendre à la nature un service qui
lui pèse, trouvant trop long le temps qu'il
faut y consacrer, il est vite levé de table
pour s'empresser au travail. Je crois bien qu'aucun
discours ne pourrait toucher l'âme de celui
qui est esclave de son ventre, et l'amener à
se convertir, comme une seule rencontre avec celui
qui est tempérant.
Voilà, me semble-t-il, ce que veut dire manger
et boire pour la gloire de Dieu : c'est faire en sorte
que, même à table, nos bonnes actions
resplendissent pour glorifier notre Père, qui
est dans les cieux. (Retour)
QU : 18 : Qu'il faut goûter
de tous les mets qu'on nous présente
R. : Sans doute, il est nécessaire d'établir
ce principe que la tempérance est requise chez
les athlètes de la piété pour
maîtriser le corps : "Un athlète,
en effet, évite tout excès" (1
Co 9, 25) ; mais il ne faut pas tomber dans l'erreur
de ceux qui se sont cautérisé la conscience
et, par suite, s'abstiennent des aliments créés
par Dieu pour que les fidèles en usent en lui
rendant grâces (1 Tm 4, 2-3). Il faut donc,
lorsque l'occasion s'en présente, toucher à
chaque mets suffisamment pour manifester aux yeux
de tous que pour les purs tout est pur (Tt 1, 15),
que toute chose créée par Dieu est bonne
et qu'on ne doit rien rejeter de ce qu'on peut prendre
avec actions de grâces : "Car la parole
de Dieu et la prière l'ont sanctifié"
(1 Tm 4, 4-5). Quant à l'objectif de la tempérance
on le réalise de cette façon : d'une
part on use selon ses besoins des choses les plus
simples, nécessaires à la vie, en évitant
toute satiété, et d'autre part on s'abstient
de tout ce qui n'est que pour le plaisir.
Ainsi nous émousserons l'aiguillon de la volupté,
nous éviterons pour notre part la faute de
ceux qui se sont insensibilisé la conscience,
et nous échapperons au soupçon d'excès
dans l'un ou l'autre sens : "Pourquoi, dit l'Apôtre,
ma liberté serait-elle jugée par la
conscience d'autrui ?" (1 Co 10, 29)
La tempérance est le signe qu'on est mort avec
le Christ et que l'on mortifie ses membres sur la
terre. C'est elle, nous le savons, qui engendre la
chasteté, procure la santé, écarte
enfin puissamment les obstacles à la fécondité
en bonnes uvres dans le Christ, puisque, selon
son expression, les soucis de ce monde, les plaisirs
de la vie et tous les autres désirs étouffent
la parole de Dieu et la rendent stérile (Mt
13, 22). C'est devant elle aussi que les démons
fuient, car le Seigneur lui-même nous a appris
que cette race n'est mise en fuite que par le jeûne
et la prière. (Mt 17, 20) (Retour)
QU : 19 : Quelle est la norme
de la tempérance ?
R. : Pour ce qui est des passions de l'âme il
n'y a qu'une mesure à fixer à la tempérance
: c'est le renoncement complet à toutes celles
qui tendent au plaisir coupable.
Quand aux aliments, au contraire, comme les besoins
diffèrent pour les uns et les autres selon
l'âge, les occupations et la constitution physique,
il faut des régimes et des traitements divers.
Il en résulte qu'on ne peut, dans une seule
règle, embrasser toutes celles qui s'imposent
dans l'exercice de la piété, mais en
fixant ce qui convient aux santés normales,
nous permettons aux supérieurs d'établir
prudemment des exceptions pour les cas particuliers.
Il n'est pas possible en effet de parler de chacun
; il faut se borner à donner des directives
communes et générales.
D'accord en cela avec celui qui a dit : "On donnait
à chacun selon ses besoins" (Ac 2, 45),
les supérieurs tiendront toujours raisonnablement
compte des nécessités, pour procurer
des soulagements dans la nourriture aux malades, à
ceux qu'un travail soutenu aura épuisés,
et à ceux qui se préparent à
une grande fatigue, comme un voyage ou tout autre
effort pénible.
Il n'est pas possible de déterminer pour les
repas ni l'heure, ni la qualité, ni la quantité,
mais on aura généralement en vu de satisfaire
aux besoins. Se remplir le ventre et s'alourdir par
les aliments mérite cette malédiction
du Seigneur : "Malheur à vous qui êtes
maintenant rassasiés !" (Lc 6, 25) ; le
corps en est du reste rendu incapable d'énergie
et disposé au sommeil ou aux maladies.
Il ne faut pas non plus manger par gourmandise, mais
pour vivre, en évitant de s'adonner au plaisir,
car être esclave de la volupté n'est
autre chose que se faire un Dieu de son ventre. Parce
que notre corps se dépense et s'épuise
constamment, il a besoin de réfection, et c'est
pour cela que le besoin de nourriture est dans la
nature elle-même, mais la juste norme que la
raison nous fixe est de boire et de manger pour autant
qu'il est nécessaire, afin de soutenir le corps
en lui restituant ce qu'il a perdu.
Les aliments à employer sont ceux qui sont
les plus simples à préparer. C'est ce
que nous enseigne le Seigneur par la façon
dont il se chargea de nourrir le peuple fatigué,
de peur qu'il ne vint à défaillir en
chemin, ainsi que le raconte l'Evangile (Mt 15, 32).
Alors en effet, qu'il aurait pu faire un miracle plus
éclatant, en imaginant dans le désert
un repas magnifique, il présenta à ceux
qui l'avaient suivi une nourriture si simple et si
frugale, qu'elle se réduisait à du pain
d'orge avec un peu de poisson (Jn 6, 9). De breuvage,
il n'en est pas fait mention, car nous avons tous
à notre disposition l'eau que fournit la nature
en suffisance pour nos besoins, à moins que
celle-ci ne soit nuisible à quelque malade
et ne doive être écartée comme
Paul le conseille à Timothée (1 Tm 5,
23).
Du reste tout ce qui nuit doit être évité,
car il ne faut pas prendre pour soutenir le corps
des aliments qui soient ensuite eux-mêmes les
ennemis du corps et l'entravent dans l'accomplissement
de son devoir, et ceci nous enseigne également
à prendre l'habitude de fuir les aliments nuisibles,
même lorsqu'ils nous plaisent.
On doit de toute façon préférer
les mets les plus faciles à se procurer, et
ne pas donner, sous prétexte d'abstinence,
beaucoup de soins aux mets les plus recherchés
et les plus coûteux en préparant les
aliments au moyen des meilleurs assaisonnements. On
choisira au contraire ce qu'on trouve le plus facilement
dans la contrée, coûte peu et est d'usage
commun ; on n'emploiera les aliments amenés
du dehors, comme l'huile ou chose semblable, qu'en
cas de nécessité vitale ou pour soulager
un malade, encore faut-il que ce soit possible sans
trop d'ennuis, d'agitation et de soucis. (Retour)
QU : 20 : Quelle table offrir
aux hôtes ?
R. : La vaine gloire, le désir de plaire aux
hommes, agir pour être vu : voilà ce
qui est absolument interdit aux chrétiens dans
toute leur conduite, car, même lorsqu'on observe
la loi, si on le fait pour être remarqué
ou loué des hommes, on perd le droit à
la récompense. Ceux qui ont embrassé
l'humilité sous toutes ses formes pour obéir
au Seigneur doivent donc fuir la vaine gloire par-dessus
tout.
Quand nous voyons ceux du dehors rougir de ce que
la pauvreté a d'humiliant et préparer
une table abondante et somptueuse aux hôtes
qu'ils reçoivent, je crains fort que nous aussi,
sans nous en rendre compte, nous ne tombions dans
le même défaut et ne méritions
ce reproche de rougir de la pauvreté proclamée
pourtant bienheureuse par le Christ. (Mt 5, 3)
Pas plus qu'il ne nous convient de nous procurer de
l'extérieur des vases d'argent, des voiles
de pourpre, un lit moelleux et des couvertures précieuses,
nous ne pouvons composer des repas sortant fort de
notre ordinaire. Si nous courons à la recherche
de ce qui n'est pas strictement requis par la nécessité,
mais a été inventé pour servir
à la misérable volupté ou à
la funeste gloriole, notre conduite est indigne de
notre idéal et incompatible avec lui. Bien
plus, elle fait un tord considérable à
ceux qui vivant dans la mollesse et ramenant la béatitude
aux plaisirs du ventre, nous voient nous tourner vers
les mêmes viles préoccupations que les
leurs.
Si la volupté est un mal détestable,
nous ne devons jamais nous y livrer, car absolument
rien de ce qui est réprouvé en soi ne
peut convenir en aucune circonstance. Ceux qui vivent
dans les délices, usent des meilleurs parfums
et boivent les vins les plus fins, encourent la condamnation
de l'Evangile (Am 6, 6), et la veuve qui cède
au plaisir est de son vivant considérée
comme déjà morte (1 Tm 5, 6) ; quant
au riche, il a été privé du paradis
pour sa vie de plaisir. (Lc 16, 22)
Que nous importe à nous le faste ? Survient-il
un hôte ? Si c'est un confrère qui poursuit
le même but que nous, il reconnaîtra sa
propre table ; ce qu'il a laissé chez lui,
voilà ce qu'il retrouvera chez nous. Mais il
est fatigué du voyage ? Donnons-lui alors ce
qui est nécessaire pour se restaurer.
Un autre est venu. Il est du monde ? Qu'il apprenne
par les faits ce que la parole n'a pu lui faire admettre
et qu'on lui montre le modèle et l'exemple
de la frugalité dans la nourriture. Qu'on lui
rappelle la table des chrétiens et la pauvreté
supportée sans honte pour l'amour du Christ.
S'il ne le comprend pas, mais trouve cela ridicule,
il ne nous ennuiera pas une seconde fois.
Pour nous, lorsque nous voyons des riches mettre au
premier rang la jouissance des plaisirs, nous gémissons
beaucoup sur eux : en passant leur vie dans la vanité
et en faisant leurs dieux des délices, ils
ne s'aperçoivent pas qu'ils reçoivent
dans cette vie leur part de biens, et en jouissant
ici-bas, ils se précipitent dans le feu ardent
qui a été préparé pour
eux. Si nous en avons l'occasion n'hésitons
pas à le leur dire.
Dans le cas où nous aussi nous tomberions dans
ces erreurs et chercherions de tout notre pouvoir
les plaisirs de la table et le faste agréable
aux yeux, je crains que nous ne démolissions
en fait ce que nous avons l'air de bâtir et
que nous ne nous condamnions nous-même par les
principes qui nous servent à juger les autres.
Ce serait vivre en hypocrites, occupés à
prendre tantôt une attitude et tantôt
une autre, si même nous allons pas jusqu'à
changer de vêtements quand nous nous rencontrons
avec un personnage fastueux.
Si cela est méprisable, il l'est cependant
encore plus de modifier notre propre régime
à cause des amateurs de bonne chère.
Il n'y a qu'une seule façon de vivre en chrétien,
puisqu'il n'y a non plus qu'un seul but : la gloire
de Dieu. "Que vous mangiez, que vous buviez,
ou que vous fassiez n'importe quoi, faites tout pour
la gloire de Dieu", dit Paul en parlant dans
le Christ. (1 Co 10, 31)
La vie des gens du monde au contraire est variée
et multiforme, parce qu'ils changent constamment pour
plaire au premier venu.
Il s'ensuit que toi-même, lorsque tu prépares
sur la table de ton frère des mets abondants
et destinés à flatter le goût,
tu l'accuses de rechercher le plaisir et tu l'insultes
en le faisant paraître gourmand, puisque tu
lui prêtes de telles inclinations. N'est-ce
pas bien souvent en voyant quelle nourriture est préparée
et comment elle l'est, que nous devinons qui on attend
et ce qu'il vaut ?
Le Seigneur n'a nullement loué Marthe, très
affairée à le servir, mais il a dit
: "Tu te troubles et te préoccupes de
trop de choses ; il n'est besoin que de peu, voire
d'une seule chose" (Lc 10, 41-42). "Peu",
signifie évidemment ce qui est à préparer
; "une seule chose", le but que l'on considère,
c'est-à-dire la nécessité à
satisfaire. Vous n'ignorez du reste pas non plus quel
repas le Seigneur lui-même a fait servir aux
cinq mille personnes.
La prière de Jacob est ainsi conçue
: "Donnez-moi du pain à manger et un manteau
pour me couvrir" (Gn 28, 20), et non pas : "Donnez-moi
festins et habits somptueux".
Et que dit le sage Salomon ? "Ne me donne ni
la richesse ni l'indigence. Accorde-moi seulement
assez de ce qui m'est nécessaire, de peur qu'ayant
à satiété je ne devienne renégat
et ne dise : Qui me voit ? ou bien qu'étant
pauvre je ne dérobe et ne parjure le nom de
mon Dieu" (Pr 30, 8-9).
Il entendait par "satiété"
: la richesse, par "indigence" : le manque
de tout ce qui est nécessaire à la vie,
et par "le nécessaire en suffisance"
: cet état où l'on ne manque de rien
en même temps que l'on a rien de superflu. Or
ce qui suffit à l'un diffère de ce qui
suffit à l'autre, selon l'état physique
et le besoin du moment. A celui-ci il faudra un aliment
plus abondant et plus substantiel parce qu'il travaille,
à celui-là un mets plus agréable
et plus léger et proportionné en tout
à sa faiblesse ; mais en général
il faut donner une nourriture la plus ordinaire et
la plus facile à se procurer.
Sans doute, on doit toujours avoir une table soigneusement
et suffisamment servie, mais ne jamais dépasser
les bornes du nécessaire. Lorsqu'on reçoit
des hôtes, que l'on est en vue de les contenter
en tout ce dont ils ont besoin. L'Apôtre dit
: "Usant des choses de ce monde sans en abuser"
(1 Co 7, 31) ; or l'abus est l'usage dépassant
la nécessité.
N'avons-nous pas d'argent ? N'en ayons pas. Nos greniers
ne regorgent-ils pas ? Nous vivons au jour le jour,
et nos mains nous procureront la nourriture. Pourquoi
donc prendrions-nous pour le plaisir des gourmets,
la nourriture que Dieu donne à ceux qui ont
faim ? Nous pécherions doublement : en augmentant
pour ceux-ci les angoisses de l'indigence, et pour
ceux-là les tristes suites de la satiété.
(Retour)
QU : 21 : Quel rang et quelle
place faut-il prendre à table aux repas de
midi et du soir ?
R. : Puisque, pour nous habituer partout à
l'humilité, le Seigneur a voulu qu'en se mettant
à table on prenne la dernière place
(Lc 14, 10), quiconque veut obéir en tout,
doit également observer ce précepte.
Si nous avons pour commensaux des gens du monde, il
convient de leur montrer ainsi l'exemple qu'il ne
faut ni s'élever ni choisir la première
place.
Lorsque ceux qui sont à table ont les mêmes
aspirations et veulent par conséquent donner
en toute occasion la preuve de leur humilité,
il appartient il est vrai à chacun de choisir
la dernière place, mais il serait fort inconvenant
aussi de se disputer pour l'avoir. Ce serait détruire
l'ordre et provoquer le trouble, car se quereller
et se tenir tête mutuellement pour la dernière
place est la même chose que se disputer pour
les premières. Il faut donc ici encore user
de circonspection et savoir agir comme il convient,
c'est-à-dire laisser à celui qui reçoit,
le soin de déterminer les places, comme le
Seigneur du reste l'a prescrit en disant qu'il appartient
au maître de la maison de fixer l'ordre des
convives. (Lc 14, 10)
C'est ainsi que nous nous supporterons mutuellement
dans la charité en gardant partout l'ordre
et la bonne tenue, et nous montrerons que nous ne
pratiquons pas l'humilité envers et contre
tout, par ostentation et esprit démagogique.
C'est, en effet, plutôt en obéissant
que nous serons humbles, car il y a manifestement
plus d'orgueil à contester qu'à prendre
la première place lorsqu'on vous la donne.
(Retour)
QU : 22 : Quel vêtement
convient au disciple du Christ ?
R. : Ce que nous avons dit précédemment
montre la nécessité de l'humilité,
de la simplicité, de la pauvreté en
tout et de la parcimonie, si l'on ne veut trouver
dans les besoins du corps que peu de causes de distractions.
Pour le vêtement, il faut donc s'en tenir aux
mêmes principes, car si nous devons chercher
à être les derniers de tous, soyons aussi
les derniers dans ce domaine. Autant les vaniteux
se font gloire des vêtements dont ils se couvrent
parce qu'ils aiment à être admirés
et enviés pour la richesse de leur costume,
autant celui qui s'abaisse par l'humilité au
rang le plus infime doit naturellement aussi chercher
ce qu'il y a de plus pauvre en fait d'habits.
Les Corinthiens furent réprimandés (1Co
11, 22), parce que, dans les repas communs, les riches
avaient humilié ceux qui n'avaient rien ; de
même celui qui affecte de surpasser les autres
dans les vêtements qu'il porte ordinairement
en public, fait évidemment rougir les pauvres
en provoquant une sorte de comparaison.
Puisque l'Apôtre dit : "N'aspirez pas à
ce qui est élevé, mais allez vers ce
qui est humble" (Rm. 12, 16), que chacun se demande
s'il vaut mieux pour le chrétien ressembler
à ceux qui habitent dans les palais et portent
des vêtements précieux ou bien à
celui qui a annoncé et proclamé la venue
du Seigneur, à celui que personne ne dépasse
parmi ceux qui sont nés de la femme (Mt 11,
8-11), je veux dire à Jean fils de Zacharie,
dont le vêtement était de poil de chameau
(Mt.3, 4). Du reste, les saints d'autrefois s'en allaient,
eux aussi, revêtus de peaux de mouton et de
peaux de chèvres. (He 11, 37)
Le but du vêtement nous est indiqué par
un mot de l'Apôtre : "Que nous ayons, dit-il,
de quoi nous nourrir et de quoi nous couvrir, et nous
serons satisfaits" (1 Tm 6, 8). Il estimait que
nous n'avons besoin que de nous couvrir sans tomber,
pour ne pas dire plus encore, dans la frivolité
coupable par la recherche de l'ornement et la vaine
complaisance qui en résulte, car ce sont là
choses introduites dans l'humanité par un art
vain et superflu.
On sait d'ailleurs quel fut le premier vêtement
en usage, donné par Dieu lui-même, lorsqu'il
en fut besoin : "Il leur fit, dit l'Ecriture,
des tuniques de peaux" (Gn 3, 21), car pour cacher
la honte de la nudité ce manteau suffisait.
Dans la suite, à cette nécessité
vint s'ajouter une autre : celle de se réchauffer
en se couvrant ; il fallut donc bien adapter l'usage
du vêtement à cette double exigence,
à savoir : cacher sa nudité et se préserver
des atteintes du froid.
Cependant, comme certains vêtements peuvent
rendre plus de services et d'autres moins, il vaudra
mieux préférer ceux qui sont utiles
à plusieurs usages, afin de ne pas pécher
contre l'essence de la pauvreté. N'ayons donc
pas des habits spéciaux à porter en
public et d'autres à porter chez nous, n'en
ayons pas non plus de différents pour le jour
et pour la nuit, mais trouvons un vêtement qui
puisse servir à tout : à nous envelopper
décemment le jour et à nous couvrir
chaudement la nuit. Il s'ensuivra que nous aurons
tous uniformément le même habit, et qu'il
y aura même dans l'habillement comme un signe
distinctif pour le chrétien, car les choses
qui tendent au même but se ressemblent ordinairement
entre elles.
Le port d'un vêtement spécial est donc
fort utile pour faire connaître la profession
de chacun, et témoigner de son dessein de vivre
pour Dieu, en sorte que ceux qui nous rencontrent
s'attendent à nous voir nous conduire en conséquence.
Une conduite inconvenante ou malséante, en
effet, ne l'est pas au même titre pour le premier
venu, et pour celui qui a pris de grands engagements.
Si un homme du peuple, par exemple, ou n'importe qui,
donne ou reçoit des coups en public, profère
des paroles indécentes, entre dans les tavernes
ou se conduit par ailleurs d'une façon aussi
vulgaire, nul n'y fera attention, car on comprendra
que ce sont là des faits ordinaires de la vie
courante ; mais si quelqu'un prétend à
la perfection et manque à son devoir, ne fut-ce
qu'une seule fois par hasard, tous le remarqueront,
le couvriront d'opprobres et feront comme il est dit
dans l'Ecriture : "Se retournant sur vous, ils
vous déchireront" (Mt 7, 9).
Le fait d'être signalés par leur habit
sera donc pour les plus faibles comme un avertissement
et les écartera du mal, même malgré
eux.
Comme le soldat, le sénateur et d'autres se
distinguent par une particularité dans l'habillement
qui indique ordinairement leur rang, ainsi convient-il
aussi au chrétien une façon de se vêtir
qui sauve la modestie réclamée par l'Apôtre,
lequel prescrit tantôt à l'évêque
d'être modestement vêtu (1 Tm 3, 2), tantôt
à la femme de porter un habit modeste (1 Tm
2, 9), la modestie étant sans doute à
son avis ce qui répond le mieux aux tendances
du christianisme.
Pour les chaussures je dirai la même chose :
à savoir qu'il faut en toute occasion choisir
ce qu'il y a de plus simple, de moins coûteux
et de mieux adapté à l'usage qu'on en
fait. (Retour)
QU : 23 : De la ceinture
R. : La vie des saints qui nous ont précédés
nous montre la nécessité de la ceinture.
Jean portait autour des reins une ceinture de peau
(Mt 3, 4), et avant lui, Elie, car l'Ecriture en parle
comme d'une de ses caractéristiques en disant
de lui : "Un homme couvert d'un vêtement
de poils et les reins ceints d'une lanière
de peau" (2 R 1, 8).
Pierre en portait manifestement une aussi, comme il
ressort des paroles que l'ange lui adressa : "Ceins-toi
et mets tes sandales" (Ac 12,8). De même
le bienheureux Paul, suivant la prophétie que
fit Agab à son sujet : "Les Juifs lieront
ainsi à Jérusalem l'homme à qui
appartient cette ceinture" (Ac 21, 11).
Job reçu du Seigneur l'ordre de mettre sa ceinture
comme un indice de virilité et un signe qu'il
était prêt à agir : "Ceins-toi
les reins comme un homme" (Jb 38, 3), et il est
évident que tous les disciples de Jésus
avait également l'habitude de porter une ceinture,
puisqu'il leur fut défendu d'y garder de l'argent
(Mt 10, 9).
D'autre part, qui veut se mettre au travail doit avoir
les mouvements faciles et libres ; la ceinture lui
sera donc utile pour adapter commodément la
tunique au corps, de façon à le tenir
plus chaudement enfermé dans les plis et à
lui rendre les mouvements plus dégagés.
Le Seigneur Lui-même, lorsqu'il se prépare
à servir ses disciples, prit un linge et se
ceignit. (Jn 13, 4)
Nous n'avons pas besoin de parler du nombre de vêtements,
car nous avons assez dit sur ce sujet en traitant
de la pauvreté. Si celui qui a deux tuniques
est obligé d'en donner une à qui n'en
a pas (Lc 3, 11), il est clair qu'il lui est défendu
d'en avoir plusieurs à son usage, puisqu'on
ne peut avoir deux tuniques, à quoi bon donner
des règles sur la façon d'en user ?
(Retour)
QU : 24 : Satisfaits de ces enseignements,
nous voudrions apprendre maintenant la manière
de vivre les uns avec les autres
R. : L'Apôtre ayant dit : "Il faut que
tout se fasse convenablement et avec ordre" (1
Co. 14, 40), nous appellerons conduite convenable
et bien ordonnée celle qui dans les relations
entre fidèles, se base sur les rapports entre
membres d'un même corps. Aura donc la fonction
d' il celui qui a reçu, dans l'intérêt
de la communauté, la mission de juger ce qui
a été fait et de prévoir sagement
ce qu'il y a à faire ; celle de l'oreille celui
qui a charge d'écouter ; celle de la main celui
qui doit agir, et ainsi de suite selon l'activité
de chacun.
Il n'est pas sans danger pour le corps qu'un membre
néglige de remplir sa fonction ou refuse de
se servir d'un autre membre selon la finalité
qu'il a reçu du divin Créateur. Ainsi
la main ou le pied n'obéissant pas aux indications
de l'il, la première court le risque
de toucher ce qui lui sera nuisible et le second trébuchera
nécessairement ou tombera dans un précipice.
Si c'est l'il qui se ferme et refuse de voir,
il périra sûrement avec tous les autres
membres auxquels il arrivera ce que nous venons de
dire.
Or il est tout aussi dangereux pour le supérieur
d'être négligent, car il devra rendre
compte de tous ; quant à l'inférieur,
s'il est désobéissant, il en subira
le dommage et la peine, et spécialement lorsqu'il
y aura scandale pour autrui.
Par contre, si quelqu'un montre dans la place qu'il
occupe l'ardeur de son zèle conformément
à l'avertissement de l'Apôtre : "Ne
ménagez pas votre zèle" (Rm 12,
11), il recevra la louange que mérite la bonne
volonté ; tandis qu'au négligent sera
sûrement réservé comme un triste
lot cet anathème de l'Ecriture : "Maudit
celui qui accomplit avec négligence les uvres
du Seigneur". (Jr 48, 10) (Retour)
QU : 25 : Que redoutable sera
le jugement pour le supérieur qui ne reprend
pas les coupables
R. : Le supérieur auquel est confié
le soin de tous doit donc agir comme ayant à
rendre compte pour chacun.
Qu'il le sache, si l'un des frères vient à
tomber dans une faute parce qu'il ne lui aura pas
montré la loi de Dieu, ou si quelqu'un reste
dans le péché parce qu'il ne lui aura
pas indiqué le moyen de se corriger, suivant
l'Ecriture (Ez 3, 20), il répondra de son sang.
Il en sera ainsi notamment si ce n'est pas par ignorance
qu'on enfreint la volonté divine mais parce
qu'à force de flatter les défauts de
chacun, le supérieur a laissé s'émousser
la rigueur de la discipline : "Ceux qui vous
louent vous induisent en erreur, dit l'Ecriture, et
corrompent vos voies" (Is 3, 11), "mais
ceux qui vous troublent ainsi subiront le jugement
quel qu'il soit" (Ga 5, 10).
C'est pourquoi si nous ne voulons pas que cette menace
se réalise pour nous, lorsque nous parlons
aux frères, obéissons à cette
règle de l'Apôtre : "Je ne suis
jamais tombé dans des discours flatteurs, vous
le savez ; je n'ai jamais paru avare, Dieu m'en est
témoins, et je n'ai jamais cherché à
être loué par les hommes, ni par vous,
ni par d'autres". (1 Th 2, 5-6)
Qui sera exempt de semblables défauts marchera
vraisemblablement sans erreur dans une voie qui le
mènera lui-même à la récompense
et conduira ceux qui le suivent au salut éternel.
Ne se laissant guider ni par des considérations
humaines ni par la crainte d'offenser les pécheurs
ou le désir de leur être agréable,
et ne s'inspirant que de la charité, il transmettra
librement une parole intègre et loyale, car
il sera décidé à n'altérer
en rien la vérité. C'est donc à
un tel supérieur que s'appliqueront ces mots
: "Nous avons été pleins de discrétion
au milieu de vous. Comme une nourrice qui prend un
tendre soin de ses enfants, nous aurions voulu, dans
notre affection pour vous, non seulement vous donner
l'Evangile de Dieu, mais encore vous donner notre
propre vie". (1 Th 2, 7-8)
Celui qui n'est pas dans ces dispositions est un guide
aveugle qui se jette lui-même dans le précipice
et y conduit ceux qui l'écoutent.
On en déduira de quel tort on est responsable
lorsqu'au lieu de conduire un frère sur la
bonne voie, on est cause de son erreur! C'est là,
du reste, un signe qu'on observe même pas le
précepte de la charité, car aucun père
ne se désintéresse de son fils lorsqu'il
le voit sur le point de tomber dans un précipice
ou ne l'y abandonne à la mort une fois qu'il
y est tombé. Or est-il besoin de dire combien
il est plus terrible encore d'abandonner à
sa perte une âme qui a glissé dans l'abîme
du péché ?
Le supérieur est donc obligé de veiller
sur les âmes des frères et de se préoccuper
de ce qu'il faut faire pour sauver chacun d'eux, parce
qu'il devra en rendre compte. Il doit même y
être si empressé, que son zèle
apparaisse capable d'aller jusqu'à la mort,
non seulement parce que le Seigneur, en parlant de
la charité ordinaire que l'on doit à
tous, a dit : "que l'on donne sa vie pour ses
amis" (Jn 15, 13), mais aussi parce que l'Apôtre
en a fait un précepte spécial en disant
: "Dans notre affection pour vous, nous aurions
voulu vous donner non seulement l'Evangile, mais encore
notre vie elle-même"(1 Th 2, 8). (Retour)
QU : 26 : Qu'il faut tout révéler
au supérieur, jusqu'aux secrets de cur
R. : Pour ce qui est des inférieurs, s'ils
veulent faire des progrès appréciables
et vivre selon les préceptes de notre Seigneur
Jésus-Christ, ils ne doivent conserver caché
aucun mouvement secret de l'âme, ni proférer
aucune parole qui n'ait été contrôlée.
Il faut au contraire qu'ils dévoilent les arcanes
du cur à ceux qui sont désignés
pour s'occuper avec bienveillance et miséricorde
des frères plus faibles : le bien qui se trouve
en eux s'en trouvera affermi et le mal opportunément
corrigé.
Grâce à cette collaboration on arrivera,
par un progrès continu, jusqu'à la perfection.
(Retour)
QU : 27 : Si le supérieur
lui-même vient à faiblir, il sera repris
par ceux qui ont autorité dans la communauté
R. : Comme le supérieur est tenu de diriger
les frères en tout, ainsi les autres doivent
l'avertir à leur tour dès qu'ils craignent
une faute de sa part. Cependant c'est aux frères
plus avancés en âge et en jugement qu'il
appartient de faire cette observation si on ne veut
détruire le bon ordre.
S'il y a, en effet, quelque chose à corriger,
nous rendrons service à un frère et,
par lui, à nous-mêmes, puisqu'il est
la règle de notre vie et que sa bonne conduite
doit être pour nous comme un reproche dès
que la nôtre est mauvaise, et nous redresser.
D'autre part, si c'est à tort que certains
se troublent à cause du supérieur, lorsqu'ils
seront persuadés à l'évidence
que leurs soupçons n'étaient pas fondés,
ils seront débarrassés de leurs doutes
à son sujet. (Retour)
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grandes règles 28-55 "
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