POUR
UN ESSAI DE THEOLOGIE DE LA BEAUTE
Cet
essai a été présenté comme conférence au festival de « Trialogos
» de Tallinn le 1er octobre 2005. Il est la synthèse d’une
compilation à partir d'extraits de livres. Voir la bibliographie
en fin de texte.
Existe-t-il encore pour l’homme de notre temps une forme objective,
définissable de la beauté ; a-t-elle encore un sens dans le
monde actuel ? Tant il est vrai que cette notion a tellement
été étirée dans tous les sens, qu’on peut se demander si elle
a encore une signification précise.
Il
semblerait en effet que surtout deux causes ont gravement mis
en question le monde moderne : l’esprit pratique d’une part
; l’esprit critique de l’autre. Je m’explique.
L’esprit
pratique d’abord !
Notre
temps s’oriente principalement vers l’action, d’où l’expression
esprit pratique. Notre société est fondamentalement une société
de rendement. Et le rendement ne s’obtient que par l’étude du
fonctionnement de la nature ou par la création de fonctionnements
rationnels.Cela exige par conséquent une analyse des éléments
pour savoir comment s’agencent les choses.
Le
regard analytique s’oppose nécessairement au regard esthétique.
Il sépare alors que pour sa part la contemplation, qu’elle soit
d’ordre esthétique ou mystique, est à l’opposé un regard de
synthèse. La conséquence : nous savons décomposer mais nous
ne savons plus embrasser ni visuellement ni affectivement. L’utile
tue le beau ; se servir d’une chose, c’est cesser de la contempler.
Pour pouvoir admirer, pénétrer dans la profondeur esthétique
de l’objet, il faut ne plus avoir prise sur lui. Or la beauté,
en profondeur, ne peut être qu’un mouvement d’amour né de la
gratuité alors que l’esprit utilitaire est au contraire le ressort
de la puissance du monde dans lequel nous vivons aujourd’hui.
Déjà
Rimbaud, dans sa « Saison en enfer » appelait son siècle « un
siècle de mains ». Nous vivons nous aussi dans un siècle de
mains, nous maîtrisons de plus en plus. Nous agissons de plus
en plus. Où trouverions-nous du temps pour la contemplation
?
L’esprit
critique ensuite.
Par
définition, il exige une froide lucidité pour percer au-delà
des apparences et tenter de prendre totalement conscience de
la vérité. Le projet est en soi admirable mais est-ce que la
recherche du vrai ne tue pas finalement le sentiment du beau
en ce sens que la beauté, aux yeux d’un homme qui se veut lucide,
risque de passer pour un mensonge, une tromperie ? La beauté
apparaît alors comme une sorte d’insolence. Car pour accepter
la beauté, il faudrait d’abord accepter la vie. Or la situation
est telle aujourd’hui que nous ne pouvons plus consentir à la
vie. Parce que nous avons perdu l’innocence, nous avons plutôt
tendance à déprécier le point-de-vue esthétique. Un artiste
qui, maintenant, mettrait dans son œuvre de la beauté au sens
traditionnel, serait vite mal vu ou dérisoire.
Si
tel est le cas, alors c’est toute la condition humaine qui entre
en jeu puisque le sentiment du beau est intimement lié au sentiment
d’un ordre profond de l’univers. Le vrai n’a de splendeur que
s’il rencontre et révèle cet ordre fondamental. L’art antique
complétait la joie d’une philosophie heureuse qui ressentait
la plénitude de l’être, l’équilibre merveilleux de la raison
cosmique. L’art médiéval complétait la contemplation heureuse
des mystiques. L’art classique complétait un rationalisme triomphant
ou confiant dans ses destinées. L’art actuel témoigne au contraire
de la vérité d’un désordre et, en présence de ce désordre essentiel,
toute tentative d’harmonie semble devenir fausseté.
Pourtant
le sentiment et le besoin du beau subsistent en nous toujours
aussi vifs et ce qui paraît négatif peut un jour déboucher sur
des thèses positives, qui seront autant d’appels à rétablir
le lien profond entre les êtres et les choses. Cela est possible
parce qu’il existera toujours des artistes capables de découvrir
la potentialité de beauté cachée dans les choses qui auparavant
paraissaient laides ou vulgaires.
Et
c’est ainsi que nous nous approchons étrangement des frontières
mêmes du sacré, du transcendant.
C’est
« par sa nature que l’homme désire le beau » enseigne saint
Basile, car il porte en lui un « logos ( une parole ) poétique
cachée » qui le rend contemplatif et saint Maxime le Confesseur
ajoute : qui le rend sensible « à l’éclat fulgurant de la Beauté
divine au-dedans de toutes choses ».
Cette
soif du beau n’est nullement un privilège des artistes ; elle
est ontologique, inhérente à tous au point que « dans sa ressemblance,
l’homme manifeste la Beauté divine », dit saint Grégoire de
Nysse. Nous savons qu’il existe dans l’Eglise Orthodoxe un célèbre
recueil ascétique qui s’appelle la Philocalie, nom qui signifie
« l’amour du Beau », car tout être enseigné par Dieu n’est pas
seulement bon, ce qui va de soi, mais il est essentiellement
beau en tant qu’icône vivante de Dieu. « Les martyrs, dit Nicolas
Cabasilas, consumés par le charbon ardent du Saint Esprit, surent
aimer par-dessus tout la Souveraine Beauté ». Et saint Syméon
le Nouveau Théologien, « blessé par le Seigneur d’amour et de
désir, cherchait par l’espérance la Beauté spirituelle ». Ce
que les icônes cherchent à nous faire voir, ce sont les ineffables
éclairs de la Beauté divine. Et Karl Barth, dans sa Dogmatique
énonce une affirmation très orthodoxe : « Si on nie la Trinité,
on a un Dieu sans beauté ».
Et
quand le Seigneur dit : « Voyez les oiseaux, observez les lis
des champs » dont la beauté naturelle dépasse toute la splendeur
décorative d’un « Salomon », il veut dire que la beauté d’une
simple fleur est le surgissement de l’intériorité qu’on ne peut
ni peser ni chiffrer et qui est justement vie et lumière.
Mais
pour saisir la profondeur mystérieuse d’une simple fleur, il
faut y saisir la poésie créatrice de Dieu et y croire. Parce
que la contemplation n’est pas esthétique mais théologale. Elle
requiert la perception selon les Pères grecs de « l’œil de la
foi », qui n’a rien à voir ni avec l’œil tout court, curieux
des choses utilitaires ni avec une foi abstraite et aveugle,
étrangère au monde réel des hommes. Lors de la Transfiguration
du Seigneur, enseigne Palamas, les disciples « passèrent de
la chair à l’Esprit ». En fait, « c’était, écrit Paul Evdokimov,
la transfiguration non pas du Seigneur mais de l’œil des apôtres
parce que celui qui participe à la lumière devient lui-même
lumière ». « L’homme tout entier doit devenir œil » affirme
saint Macaire. La lumière est l’objet de la vision, elle est
aussi l’organe de la vision. Et c’est pourquoi il est écrit
dans l’ Evangile : « Ce qui est né de la chair est chair, et
ce qui est né de l’Esprit est Esprit ». Le jour de la Pentecôte,
les Apôtres, parlant de la magnificence de Dieu, donnaient à
penser aux gens qui les écoutaient qu’ils étaient ivres. Ivres,
certes ils l’étaient. Non pas de vin … mais de Beauté !
Je
me plais ici à reprendre les Pères lorsqu’ils disent que « Dieu
a voulu manifester sa Beauté et il a créé la matière ». Le texte
grec de la Genèse, à la fin de chaque mouvement de la création
en six jours ( Hexaméron ), répète chaque fois que Dieu « vit
que c’était beau » ( καλόν – beau ) et non αγαθόν ( bon ). Selon
ce même récit biblique, au commencement : « Il y eut un soir
et il y eut un matin, ce fut le jour ». L’Hexaméron ne connaît
pas la nuit. Ce sont le matin et le soir qui marquent la succession
des évènements et ne forment que le jour, dimension de la lumière
pure. La nuit, si l’on se réfère au sens que lui donne l’évangéliste
Jean, n’apparaît qu’au moment de la chute : Adam et Eve vont
fuir la lumière et le regard de Dieu et vont chercher l’obscurité
et l’ombre pour se cacher. Et Judas, qui ne peut plus demeurer
dans la chambre haute inondée de lumière, « sort précipitamment
et il faisait nuit », précise Jean l’Evangéliste.
Plus
encore. Le premier jour de la création, notent les Pères, n’est
pas protön (premier ) mais mia ( un ). ,,,, « και εγένετο εσπέρα
και εγένετο πρωί, ημέρα μία », dit le texte grec de la Genèse
1,5, c’ est-à-dire « et il fut le soir et il fut le matin, jour
un ». En d’autres termes ce jour n’est pas le premier, comme
ont tendance à le définir les diverses traductions, mais un,
unique, hors série. Il est l’alpha, le germe qui porte en lui
et appelle son oméga, le huitième jour de l’accord final, le
Royaume. C’est pourquoi, saint Maxime le Confesseur précisera
que « le nom du Royaume signifie la parfaite Beauté ». Ainsi,
à la première parole de la Bible « Que la Lumière soit ! » répond
la dernière : « Que la Beauté soit ! ».
Explicitons
cela un peu plus. Le monde voulu par Dieu a été tissé comme
un vêtement lumineux de l’homme. Tous les « jours » de la création
entourent Adam comme autant de beautés. Dernier-né de la création,
Adam est l’avenir du monde. Le monde sera ce qu’enfantera l’homme.
Ainsi, l’homme est vraiment à l’image de Dieu. Pour la tradition
la plus ancienne – la tradition hébraïque relayée par la tradition
orthodoxe – le premier Adam, l’Adam « qadmon », l’homme antérieur,
était un corps de lumière qui récapitulait les « six jours »
de la création et devait rendre au Créateur la libre réponse
de l’amour en se laissant aspirer par la lumière incréée de
Dieu, dans un mouvement d’ascension à même le septième jour.
L’homme devait y enfanter le huitième jour : la transfiguration
du premier.
Mais il y eut la chute d’Adam et d’Eve et la souillure de l’image
dans le monde rend la beauté ambiguë. Si la Vérité est toujours
belle, toute beauté n’est pas toujours vraie. Le récit biblique
de la première tentation se réfère à la chute des anges. Isaïe
et Ezéchiel disent à propos de Lucifer : « comment es-tu tombé
du ciel, toi qui te levais au matin plein de beauté ? » (Is.14/12)
« tu t’es enorgueilli de ta beauté, tu as laissé ta splendeur
corrompre ta sagesse » (Ez.28/17).
La
beauté est devenue pierre d’achoppement : au moment de l’épreuve
la femme vit que le fruit était « bon à manger, séduisant à
voir, désirable » (Ge.3/6 ) ; sa convoitise place l’esprit humain
au-dessus du Bien et du Mal. Autrement dit : le vrai, le beau
et le bon se séparent, la beauté n’est plus, comme disaient
les Anciens, l’éclat du vrai. L’art humain, dans le mépris de
l’être et de la personne peut déchaîner les images les plus
cannibales.
Le beau devient alors une valeur autonome, dans une culture
morcelée, cloisonnée, une valeur extérieure à la relation personnelle
qui unissait à Dieu le premier couple et unissait entre eux
l’homme et la femme. L’attrait esthétique exerce finalement
ses chances et convertit à un culte idolâtre. Dédoublée, la
beauté vue sous cet angle fait périr et fascine ; ambiguë et
se séduisant elle-même d’une manière narcissique, elle a besoin
d’être sauvée et protégée. La beauté désormais est une énigme,
car observe Dostoïevski, elle peut être en même temps celle
de la Madone et celle de Sodome.
Apparaît
dès lors dans le monde une force d’opposition, de négation,
de destruction – c’est justement le sens du mot diabolos en
grec -, la création est comme vampirisée par un réseau de pensées
idolâtriques : c’est ce monde pour employer le langage du Nouveau
Testament qui nous permet de distinguer ce monde réseau d’illusions
et d’hypnoses du monde comme création de Dieu : ce monde dont
nous sommes à la fois des auteurs et les victimes.
Mais
l’amour divin qui a créé le monde vient jusqu’au plus profond
de l’enfer pour vaincre. En Christ, Nouvel Adam, l’homme retrouve
une vie plus forte que la mort et la possibilité de la communiquer
au cosmos ou plutôt de la déceler et de la libérer en lui. L’incarnation
du Christ remet en mouvement l’immense circulation de la gloire
; le Christ s’est transfiguré sur le Mont Thabor et il a fait
resplendir la beauté originelle et déjà ultime. Il a ainsi revivifié
« le visage commun de l’humanité » dit saint Cyrille d’Alexandrie
( sur Jean 1,14 ). Mais cette lumière, pour être vraiment la
lumière ultime, pour assumer vraiment toute la souffrance et
tout le désespoir des hommes, devait jaillir non seulement au
sommet de la montagne, dans l’évidence de la splendeur mais
aussi dans l’abîme de la mort, de l’enfer, du néant substantialisé
par notre liberté pervertie.
Après
le Thabor viennent donc Gethsémani et le Golgotha. Le Serviteur
souffrant « n’a plus ni éclat ni beauté pour attirer nos regards,
ni apparence pour séduire », dit Isaïe ( 53/2 ). Le visage du
Dieu incarné n’est plus qu’un visage d’esclave, aprosopos, c’est-à-dire
« celui qu’on ne voit pas ». Alors apparaît à travers la mort
du Christ sur la Croix une beauté qui n’est plus esthétique
au sens culturel, qui n’est plus ambiguë mais qui s’identifie
à l’amour. Désormais à travers le visage le plus dégradé, on
peut pressentir la possibilité d’une autre beauté, inaliénable,
« celle de l’homme caché au fond du cœur », dit l’apôtre Pierre
( 1 P 3/4 ). Dostoïevski, dans une de ses lettres, écrit : «
Il n’y a pas et il ne peut y avoir rien de plus beau que le
Christ ». Cette beauté libère notre liberté. Et l’écrivain d’ajouter
encore : « l’homme désormais n’a plus pour se guider que cet
idéal éternel de beauté » puisque le Verbe de Dieu, qui est
désormais le Christ ressuscité, … « ayant rétabli l’image souillée
dans son antique dignité, l’unit à la Beauté divine
( Kondakion du dimanche de l’Orthodoxie ) ».
On
comprend maintenant la parole de saint Basile : « Les saints
priaient pour que la contemplation de la Beauté divine s’étende
sur l’éternité ». Ils ressentaient la soif que chante le psaume
27/4 : « La chose qu’à Yahvé je demande, la chose que je cherche,
c’est d’habiter le Royaume de Yahvé, de contempler la Beauté
de Yahvé tous les jours de ma vie »…
Denis
l’Aréopagite chante la grandeur de la création divine où Dieu
met quelque chose de Lui-même, rend l’homme conforme, « ressemblant
à Lui » et en fait un être contemplatif : « l’homme, dit-il,
est créé selon l’Archétype divin qui nous accorde de participer
à sa propre Beauté ».
Les
Pères d’Orient cultivent cette vision et amorcent leur théologie
de la Beauté. Saint Gregoire Palamas fait la synthèse : « La
parfaite Beauté vient d’en-haut et se pose en unique origine
d’une théologie sûre ». Définition, écrit Paul Evdokimov, bien
surprenante avant tout pour les théologiens eux-mêmes. Elle
se réfère à la parole de saint Cyrille d’Alexandrie : « L’Esprit
Saint est le Docteur de l’Eglise…Il est la Forme des formes
». Autrement dit, l’Esprit Saint est la saisie immédiate de
la Beauté. Aussi, l’apôtre Paul n’hésite pas d’écrire : « Vous
avez été scellés du Saint Esprit…et Dieu s’est acquis ces êtres
scellés pour la louange de sa gloire ( Eph.1/14 ) ». Sur le
cœur pacifié de l’homme scellé du Saint-Esprit s’imprime la
vérité des êtres et des choses dans leur ultime beauté.
Un
être humain a déjà traversé définitivement la porte de la beauté
pour passer tout entier, âme et corps, dans la lumière de la
vie, c’est la Mère de Dieu. Denis l’Aréopagite dit d’elle qu’elle
est la Beauté salvatrice : « Je désire, lui dit-il en s’adressant
à elle, que ton icône se réfléchisse sans cesse dans le miroir
des âmes et les conserve pures jusqu’à la fin des siècles ;
qu’elle relève ceux qui sont courbés vers la terre et qu’elle
donne l’espoir à ceux qui admirent et imitent cet éternel modèle
de Beauté ». C’est qu’en Marie, non seulement se résout la tragédie
de la liberté humaine mais s’exprime pleinement la transparence
des choses que masque le péché. Saint Grégoire Palamas disait
qu’elle synthétise toutes les beautés de la création ( in Dormitionem
).
C’est
cette beauté comme révélation qui s’inscrit dans l’icône au
sujet de laquelle les Pères du VIIe Concile Œcuménique (787
) disent : « Ce que la Parole dit, l’icône nous le montre silencieusement
… ce que nous avons entendu dire, nous l’avons vu ».
En tant que valeur propre, l’icône dépasse l’art. Dans l’icône,
ce qui prime c’est le symbole dans le sens des Pères et de la
tradition liturgique, à savoir que le symbole contient en lui
la présence de ce qu’il symbolise. C’est cette présence qui
distingue une icône d’un tableau. L’icône se tient donc un peu
à part, comme la Bible se place au-dessus de la littérature
et de la poésie universelle. L’art tout court sera toujours
formellement plus parfait que l’art des iconographes car ce
dernier, justement, ne cherche pas cette perfection. Son excès
même nuirait à l’icône, risquerait de décentrer le regard de
la vision du mystère, comme une poésie excessive et recherchée
nuirait à la puissance de la parole biblique. Le contenu de
l’icône prime sur sa forme et la subordonne à son symbolisme.
L’icône est avant tout une « image épiphanique », autrement
dit une image qui manifeste, qui révèle une réalité : à travers
le visible contemplé, l’Invisible Beauté vient vers nous et
nous accueille dans sa Présence. J’ajoute encore : si la Parole
se fait entendre, elle se fait voir aussi. A un certain niveau,
la parole humaine s’arrête, impuissante : seule l’image, seule
l’icône peut la prolonger et faire voir l’ineffable. Déjà, dans
l’Ancien Testament, dès qu’il s’agit de textes messianiques,
l’ « Ecoute Israël » laisse place au « Lève tes yeux et vois
». Moïse et Elie entourent le Christ transfiguré sur le Mont
Thabor en tant que « grands voyants ». Rappelons ici encore
une fois ce que l’Evangile nous dit si bien : « ce qui est né
de la chair est chair ; ce qui est né de l’Esprit est Esprit
».
Ainsi,
la Parole écoutée est contenue dans la Bible ; construite, elle
parle à travers les formes symboliques du temple ; chantée et
représentée sur la scène sacrée du culte, elle célèbre la liturgie
; dessinée, elle s’offre en contemplation, « en théologie visuelle
» sous la forme de l’icône. En fait, « ce que le Livre nous
dit, l’icône nous le rend présent »(Concile de 680 ). Cette
présence n’est pas localisée mais rayonne énergétiquement en
partant de l’icône. Le lieu de la présence n’est pas la planche
de bois mais la mystérieuse ressemblance hypostatique qu’offre
toute icône.
Avant
l’Incarnation du Christ, par la crainte de l’idolâtrie, toute
représentation du céleste était limitée au monde des anges.
Après son Incarnation, le Christ délivre les hommes de l’idolâtrie
non pas négativement, en supprimant toute image, mais positivement,
en révélant la vraie figure de Dieu : « l’humanité du Christ
est l’icône de sa divinité » ; l’humain reçoit sa fonction iconographique
: image visible de l’invisible et lieu de sa présence.
«
Nous contemplons, disent les Pères du VIIe Concile Œcuménique,
à la fois l’invisible et le représenté » , non pas l’un ou l’autre
mais l’un dans l’autre. Le miracle de l’icône est hors de tout
art portraitiste ; il se situe dans la ressemblance hypostatique.
Saint Athanase le Sinaïte précise : ce n’est pas la nature qui
voit la nature, mais la personne qui contemple la Personne.
Les Pères avertissent : adorer une icône, c’est la détruire,
rendre sa présence absente. Le VIIe Concile déclare : « Malheur
à qui adorerait les images » ! On peut ainsi mieux comprendre
que ce n’est pas en tant qu’œuvre d’art qu’une icône est belle.
Sa beauté est dans la ressemblance avec la Vérité qu’Elle rend
présente. « Image conductrice », l’icône guide le regard au-delà
d’elle-même. Ainsi par exemple, l’icône bien connue de la Trinité
de Roublov traduit l’éclat trisolaire qui inonde de clarté et
illumine le monde.
Un
dernier mot. La contemplation de la Transfiguration du Seigneur
apprend à tout iconographe qu’il peint avant tout avec la lumière
thaborique et non avec les seules couleurs de ce monde, tant
il est vrai que l’icône fait voir l’ homo cordis absconditus,
la beauté de « l’homme caché du cœur » dont parle saint Pierre
( 1P 3/4 ). Tant il est vrai que ce sont les choses invisibles
qui révèlent à leur profondeur les choses visibles, dans une
pensée spirituelle, une pensée animée par l’Esprit Saint.
Comment
conclure ?
Pour
la théologie orthodoxe, la beauté est une personne, le Christ.
La beauté est donc un nom divin. Mais elle a une histoire, liée
à celle de l’homme. La première beauté est paradisiaque, que
chaque chose en cette création reflète, remontée de gloire vers
le Créateur. Mais l’homme a rompu le circuit de cette gloire
et la lumière ne semble plus venir de l’intérieur des choses
et de nous-mêmes ; elle nous apparaît trouée de nuit, et quelquefois
trouant la nuit… Alors, la beauté créée par l’homme devient
souvent déviation de la vie de Dieu, seconde beauté. Il est
une troisième beauté, celle de la Croix, Croix de sang et de
lumière. Une telle beauté pacifie et libère de la mort. L’art
qui cherche cette beauté est un art philocalique. « La vision
philocalique, écrit un grand théologien et penseur orthodoxe
contemporain, brise l’esthétique charnelle et psychologique,
séparée et séparatrice puisqu’elle met à part un domaine de
la beauté. L’œil du cœur pacifié, purifié, découvre que tout
est beau en Christ, que la croix nous ouvre l’ultime beauté,
que la beauté du monde refleurit, telle une rose sur la croix,
à partir de la mort sacrificielle, vivifiante du Dieu fait homme.
Par la beauté, nous entrons dans notre véritable demeure. Certes,
la porte ne fait que s’ouvrir par instants, et nous ne pouvons
demeurer. Mais comme la beauté est une personne, comme le Christ
est la beauté en personne, nous savons que Lui demeure plus
profond que notre aveuglement, notre laideur, notre manque à
la génialité de l’Esprit » ( Olivier Clément, in les Visionnaires,
p.260 ).
C’est
sans doute là un des leviers les plus puissants du christianisme
aujourd’hui : l’affirmation que l’être du monde est beauté.
Le christianisme a pour mission de révéler et de donner à révéler
cela, à savoir que le Dieu de la Bible n’est pas un Dieu utile,
consommable mais un Dieu gratuit et par là source de salut ;
un Dieu qui nous restitue le sens de l’existence comme célébration,
comme fête puisque dans l’enfer, en Christ, l’amour divin est
descendu, rendant ensuite possibles toutes les synthèses, tous
les dépassements par la puissance de la résurrection.
Nous
avons trop tendance en Occident de représenter Dieu comme un
vieil homme, isolé, visage abstrait et idolâtre de notre imaginaire.
Nous avons par trop souvent mis à mal sa transcendance par l’invasion
de l’immanence, immanence athée ou gnostique, immanence de l’histoire
ou du soi intérieur cultivé dans lesdites nouvelles spiritualités.
Mais si Dieu est le Tout-Autre, il n’est pas opposé ni indifférent
: il y a altérité et non pas contradiction.
L’Occident
a glissé sur l’image de Dieu : il a cherché à le représenter
tel qu’il s’est rendu accessible, en Christ, mais un Christ
trop réduit au Verbe, à la Parole. L’Occident a transformé Dieu
en visage abstrait, en concept, au lieu de le garder comme nom,
comme le Nom. Il faut qu’ il se figure à nouveau Dieu, Lui redonne
son visage. Particulièrement en Europe occidentale, l’engouement
fulgurant des deux dernières décennies pour les icônes témoigne
de ce besoin ; ces icônes qui rappellent que Dieu s’est donné
à voir dans le visage de Jésus. A voir et pas seulement à entendre.
Par
le Christ, Dieu s’est fait visage aux hommes ; le visage du
Christ est connaissance de Dieu. Et cela d’une façon réelle
: le Christ a un visage individuel, particulier, inscrit dans
le temps et l’espace, inscription qui est gage de son humanité
et, en même temps, « visage commun de l’humanité, visage des
visages, non qu’il abolisse les autres pour se substituer à
eux, mais parce que son rayonnement les pénètre, les rend transparents
à sa propre lumière, à son incandescence secrète, qui est celle
de l’Esprit », précise encore Olivier Clément ( in Le Visage
intérieur , p.31 ). L’art de l’icône montre qu’en Christ, «
c’est la matière qui est devenue spirituelle », dans ce réalisme
mystique qui nous échappe tant, folie pour nos logiques occidentales.
«
Etre chrétien, finalement, c’est découvrir au fond même de son
enfer le visage de Dieu, dévasté et ressuscité, défiguré et
transfiguré, qui nous accueille, nous libère, nous rend la chance
de l’icône, la possibilité du visage », écrit Olivier Clément
. Un visage capable de devenir à son tour beauté de la seule
et unique Beauté qui est Dieu.
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Cet
essai a été présenté comme conférence au festival de « Trialogos
» de Tallinn le 1er octobre 2005. Il est la synthèse d’une compilation
à partir des extraits bibliographiques suivants :
-
Revue CONTACTS :
a) N° 64 / 4ème Trim. 1968 : Jean ONIMUS : Métamorphose de la
Beauté, pp.254-272. : Paul Evdokimov : Vision de la Beauté,
pp. 300-322.
b)N° 105 / 1er Trim.1979 : Jacques Touraille : La Beauté, Icône
du Royaume, pp.1-24.
-
Olivier CLEMENT :
a) L’œil de Feu, Ed. Fata Morgana 1994, pp.89-101.
b) Sillons de Lumière, Ed. Fates, Troyes 2002, pp.103-120.
-
Franck DAMOUR : Olivier Clément, un Passeur, Ed.Anne Sigier,Canada,
1er trim.2003,pp.139-158.
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