L'Eglise
est le cur du monde, même si le monde ignore
son cur. Au temps de la grande Chrétienté
on avait oublié cela, semble-t-il, parce que
tout le monde était chrétien. Mais depuis,
Byzance a été assassinée. Et si
son humanisme est passé en Occident, la théologie
et la spiritualité des énergies divines,
le sens des potentialités sacramentelles de la
matière ont été, sinon oubliés,
du moins ensevelis dans quelques monastères,
sans aucune application dans la culture et dans l'histoire.
Reconnaissons-le sans polémique aucune, le christianisme
occidental n'a pas pu assumer tout cela, malgré
l'élan qu'il a su donner à la science
et à la technique modernes. Or, ce qui n'est
pas transfiguré se défigure nécessairement
à un moment ou à un autre de l'histoire.
Comment appeler l'humanité à une uvre
commune aimantée par l'amour de l'homme, image
de Dieu, et de l'univers, qui est sa création,
sinon par un engagement commun, un partage de tous les
chrétiens à travers l'acquis de leurs
expériences réciproques et de leurs communes
espérances ? Prenons donc la peine, avant toute
autre démarche, de nous regarder un instant les
yeux dans les yeux, en élargissant nos curs
par-delà l'Occident, par-delà l'Orient
: l'Occident qui symbolise l'intelligence et la volonté
; l'Orient qui symbolise la sagesse ontologique ; l'Occident
qui pense, et pense encore par opposition ; l'Orient
qui sent et, par-là même, pense par intégration
; l'Occident, ce « moi » vigilant, structuré,
formé par une culture humaniste aux fortes disciplines,
cherchant Dieu dans une tension pathétique qui
fouette sa conscience et sa volonté ; l'Orient,
ce « soi » longtemps fluctuant et menacé
d'ambivalence, mais qui, une fois «centré»,
permet à la lumière de Dieu de pénétrer
les profondeurs de la vie, du cosmos : non point tendu
vers Dieu, mais paisiblement saturé de sa présence...
Et nous verrons, nous comprendrons alors que l'un ne
peut aller sans l'autre
Une
tâche commune pour le monde
Pourtant,
pour le monde d'aujourd'hui, le sort du christianisme
est apparemment réglé : l'Eglise n'est
considérée que comme une réalité
sociologique plus ou moins utile, face à un humanisme
laïc, en fait souvent athée et antireligieux.
Alors, pourquoi le monde se poserait-il des questions
au sujet de l'Eglise ?
L'Eglise,
coextensive au monde
Mais pour nous, qui sommes du Christ et en Christ, il
en va tout autrement. Car, même si Son Eglise
apparaît comme égarée dans un monde
désorienté, il s'agit avant tout, me semble-t-il,
du sens de l'existence ; et le sens ne peut venir que
de l'homme, et non de la technique, dès lors
que l'homme se reconnaît image de Dieu et aborde
le monde comme don et comme parole de Dieu. Est-il donc
si utopique, dans ces conditions, de prétendre
que notre rôle consiste essentiellement à
modifier la réalité de la culture et de
la société, et, partant, à chercher
à redonner à la présence de l'Eglise
dans le monde un sens nouveau de son existence dans
l'histoire universelle ? Si nous sommes convaincus que
l'Eglise, comme projet divin et comme destin, est bien
coextensive au monde, pourquoi n'oserions-nous pas affirmer
que cette même Eglise, « passionnée
de son Epoux, le Christ Roi, sereine à l'égard
des enfantements de l'histoire, toujours accueillante
de la créativité et de la liberté,
vivant humblement dans l'absolu métaphysique
de la pauvreté, et témoignant devant les
puissances et le pouvoir, ainsi que l'écrit le
Métropolite Georges Khodr, est bien ce parfum
du Royaume » ?
Car nous savons bien que l'histoire ne doit pas seulement
être entendue comme une grandeur purement humaine
ou purement divine, mais comme cette réalité
à laquelle prennent part à la fois Dieu
et l'homme. Qu'il me soit permis d'expliciter cela plus
théologiquement. La divinisation du monde par
la contribution de l'homme est, en effet, une divinisation
riche de toutes les pensées et de tous les sentiments
humains. Par là, l'homme découvre le vrai
sens du monde, sa destination d'être le contenu
de l'esprit humain et de l'Esprit divin. L'homme, après
la chute, a voulu mettre sur le monde un sceau purement
humain, en ne voyant plus le sens profond du monde et
de l'homme. Voilà pourquoi le Logos est devenu
homme : pour accomplir cette tâche de diviniser
le monde par l'humain, tâche dont l'homme était
déchu par le péché.
Par le travail, qui englobe savoir scientifique et savoir
technique, l'homme est appelé à collaborer
avec Dieu pour le salut de l'univers. C'est là
tout particulièrement que le chrétien
doit être un authentique homme liturgique. Au
moment où le problème de la technique
moderne se pose à nous dans toute son intensité,
il y a lieu de rappeler que l'homme ne vit pas seulement
de pain. Pour les Pères grecs, et surtout les
Antiochiens, l'existence de l'homme à l'image
de Dieu s'inscrit dans le travail comme double transcendance
à l'égard de la nature. Transcendance
de « sagesse », par l'intervention des arts
et de la technique ; et transcendance de «communion»,
l'humanité constituant, comme le dit Soloviev,
le « logos » collectif de l'univers.
Garder
la foi, sauvegarder la création
Le moment serait donc mal venu, pour les chrétiens,
de renoncer au spirituel, alors qu'il s'agit d'apporter
à l'homme la certitude de sa transcendance et
les forces intérieures indispensables à
la maîtrise de la machine. Garder le monde actuel,
c'est garder son orientation et sa tendance vers le
dépassement continuel jusqu'à l'incréé,
sa finalité extrême qui est la communion
avec Dieu ; c'est garder la foi. Garder le monde, en
même temps en création et en corruption,
c'est aussi garder le dynamisme créateur que
Dieu a donné : sauvegarder ses créations
de la corruption.
Cette sauvegarde, qui s'appelle également salut,
ne peut être accomplie que par l'intégration
des réalités du monde dans l'Eglise, par
leur transformation en corps de l'Eglise. Le travail
par lequel le monde se transfigure en Eglise s'accomplit
dans le laboratoire de la prière. Par la prière,
l'homme devient transparent à Dieu et au monde
: Dieu habite l'homme et remplit sa pensée, son
corps, les uvres de ses mains.
Nous touchons ici au cur même de la spiritualité
orthodoxe, la « prière de Jésus
», contenue dans cette simple phrase : «
Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu vivant, aie
pitié de moi le pécheur ! » Par
cette invocation, c'est Jésus Lui-même
que l'on intériorise en soi, puisqu'en fait Il
a émigré dans notre cur. La «
prière de Jésus » est à la
fois un appel au secours dans une occasion d'humilité,
et une invocation du Nom de Jésus. Elle résume
en quelque sorte la foi chrétienne, puisque le
cur de l'homme devient le réceptacle du
Nom de Jésus et communique l'énergie divine.
La « prière de Jésus », en
fait celle du publicain de l'Evangile, résume
tout le message biblique réduit à son
essentielle simplicité : confession de la Seigneurie
de Jésus et de sa divine filiation. Le commencement
et la fin sont ramassés ici dans une seule parole
chargée de la « présence-sacrement
» du Nom du Christ. Mais si le Nom de Jésus
devient le foyer d'une vie, il ne faut pas s'imaginer
que son invocation est un moyen court qui dispense de
l'effort d'ascèse. Le Nom de Jésus est
Lui-même en fait un instrument d'ascèse,
un filtre au travers duquel ne doivent passer que les
pensées, les actes, les paroles compatibles avec
la vivante réalité qu'il symbolise.
D'où la nécessité impérative,
pour toute l'Eglise, de célébrer l'Eucharistie,
de célébrer Pâques aussi en dehors
du Temple, dans toutes les uvres journalières,
techniques et scientifiques. Cette célébration
de la liturgie ne peut avoir de véritable sens
que si elle embrasse toute la vie humaine, intérieure
et extérieure, pour la transformer en uvre
de résurrection.
La
maison commune de l'Eglise
Il ne suffit pas, cependant, de vouloir faire ensemble
l'Eglise du Christ : encore faut-il nous entendre sur
le point de départ. Car le monde chrétien
est encore divisé, « non seulement, selon
le P. Georges Florovsky, quant aux affaires de ce monde,
mais encore quant au Christ lui-même ».
Déjà les croisades avaient brutalement
mis en contact deux religions populaires, deux mentalités
closes, « qui donnaient aux détails une
importance presque magique et qui étaient incapables
de penser l'autre » (Olivier Clément).
Ainsi, deux ensembles ecclésiologiques, théologiques,
culturels se sont formés à l'écart
l'un de l'autre, qui, pour finir, avec la mise en contact
forcée que provoquèrent les croisades,
se dressèrent l'un contre l'autre. Avec la tragique
conséquence qu'à un moment de son histoire,
difficile à préciser, le monde chrétien,
comme s'il avait pris peur de l'Esprit Saint, vint à
s'enfermer dans la crainte de la vie et de la liberté,
«dans un moralisme plutôt ritualiste en
Orient, plutôt juridique en Occident. Alors les
bourrasques de l'Esprit, écrit encore Olivier
Clément, ont soufflé à la périphérie
des Eglises, parfois contre elles, dans une immense
exigence de vie créatrice, de justice, de communion
et de beauté.»
Par conséquent, la confrontation entre l'orthodoxie
et l'Occident chrétien n'est pas une affaire
d'antagonismes théoriques et abstraits, ni le
lieu d'une simple contestation historique entre institutions.
Ce ne sont pas tellement les différences théologiques
en elles-mêmes qui importent en premier de nos
jours, mais bien leurs conséquences sur la vie
et sur l'action. Malgré cela, l'Eglise du Christ,
qui n'est pas une seule chambre commune, peut et doit
être rebâtie par tous avec plusieurs chambres
différentes, à condition qu'une certaine
osmose spirituelle s'établisse entre tous les
membres d'une seule et même famille, comme il
se doit. N'oublions pas que l'Eglise indivise se structurait
toujours autour d'une «ecclésiologie de
communion», d'une «ecclésiologie
eucharistique» (ce qui est toujours le cas pour
l'orthodoxie), pour laquelle l'église locale,
grâce au témoignage apostolique de son
évêque, manifeste en plénitude l'Una
Sancta, à la mesure justement de sa communion
avec toutes les autres églises locales.
Notre rassemblement, qui reste la condition préalable
sans laquelle nous ne pourrons prétendre contribuer
à la restauration de l'Unité de l'Eglise,
reste donc le signe par excellence de cette communion
nécessaire que nous sommes appelés à
toujours approfondir dans le pardon mutuel, la simplicité,
la pureté, la prière. Et dans ce cas,
il n'y a plus de secret : la solution chrétienne,
c'est la Croix, et non point la croisade.
Car, si nous ne nous efforçons pas de vivre ensemble
la « communion » avec Dieu, la sanctification
en Sa vérité, notre incorporation dans
la plénitude du Corps du Christ, comment oserons-nous
déployer ces forces intérieures nouvelles,
susceptibles d'édifier substantiellement le travail
par la fraternisation du monde, et de rallier ce qui
est « désuni » dans le domaine de
la culture, de l'histoire et des Eglises ? Vivre ainsi
l'Eucharistie commune, c'est vivre une continuelle occasion
de repentance, c'est entrer dans une transfiguration
existentielle, pour être incité non à
l'évasion sur le Thabor, mais au retour vers
les chemins poussiéreux du quotidien.
C'est vrai que, bien souvent, le passé vit en
nous, un mauvais passé qui par moments engendre
la haine. Il nous incombe, aujourd'hui plus que jamais,
de permettre à Dieu de l'effacer, de purifier
la mémoire de l'Eglise de nos fantasmes de jadis
pour que l'avenir s'ouvre aux desseins du Seigneur Tout-Puissant.
Cela ne sera possible que si nous nous offrons nous-mêmes
au « Père devant qui nous fléchissons
les genoux ». Car, pour l'Eglise du Christ, dans
un monde mécanisé qui s'use et se détruit,
l'enjeu est clair : ou bien les communautés de
chrétiens qui la constituent retrouveront, dans
des conditions historiques nouvelles, ce que l'orthodoxie
appelle «l'usage de la conciliarité»,
en d'autres termes, la capacité d'exprimer leur
unité et leur « catholicité »,
ou bien elles s'émietteront en dénominations
juxtaposées, incapables de porter ensemble témoignage.
Pour ce faire, il nous incombe de mener ensemble une
lecture nouvelle de notre histoire, une lecture qui,
selon le Pr Nikos Nissiotis, « comblerait les
fossés, équilibrerait les contraires,
surmonterait les inimitiés et conduirait vers
l'union ».
Pour
un échange de dons
Pour sa part, l'orthodoxie a transmis au monde contemporain
l'exigence d'une synthèse organique de l'Ecriture,
de la liturgie, de l'ascèse et de la théologie.
Elle a transmis la conception d'un mutuel service entre
le Christ et l'Esprit Saint, entre le sacrement et la
liberté. Elle a encore transmis le sens de la
toute faiblesse de Dieu au cur même de sa
toute-puissance, l'annonce du Dieu crucifié pour
que l'homme soit déifié. Elle rappelle
que les dimensions « verticale » et «
horizontale » du christianisme sont inséparables,
et que le « sacrement du frère »
n'aurait aucun sens en dehors du « sacrement de
l'autel », puisque c'est là que l'homme
reprend son souffle dans la paix et la beauté,
puisque c'est au cur même de la liturgie
eucharistique que se filtre et s'approfondit la «
vraie sensibilité » à l'Esprit.
Elle rappelle enfin, cette orthodoxie, que le dogme
n'est pas une contrainte périmée, mais
un instrument d'adoration, une louange de l'intelligence
: en même temps, elle le relativise par l'approche
apophatique du mystère, par la grande antinomie
de l'inaccessible qui, par folie d'amour, se rend réellement
participable.
Mais, si l'orthodoxie a préservé, par
la bonté et la fidélité de Dieu,
ce dépôt de l'Eglise des Pères,
elle ne peut aujourd'hui le rendre vivant pour tous
qu'en s'ouvrant aux charismes propres de l'Occident.
je veux dire par là qu'il s'agit d'une relecture
orthodoxe de la tradition occidentale. « jusqu'à
présent, écrit Nicolas Lossky, nous avons
surtout fait ressortir les déviations, et les
dangers des déviations de l'Occident. »
A cette lecture, essentiellement négative, il
est maintenant important d'opposer une évaluation
positive, qui vise à reconnaître l'orthodoxie
profonde de tels ou tels éléments, ainsi
qu'à voir comment on peut lire de façon
orthodoxe tels ou tels événements qui
ont dévié surtout à cause du contexte
dans lequel ils ont dû s'exprimer. Ce travail
de recherche intra-orthodoxe et la relecture de la tradition
occidentale sont complémentaires. Et ils ne pourront
se faire sans un dur et long labeur, sans une «
mort » à un certain passé, afin
que le Christ croisse, tandis que nous, nous diminuerons,
à l'image de Jean-Baptiste devant son Seigneur.
Et ce, d'autant plus que l'Occident est, de nos jours
et plus que jamais, ouvert à tous les courants
spirituels, à cause de l'incapacité de
la technologie à aborder les problèmes
existentiels de l'homme, et aussi parce que la situation
ecclésiastique occidentale est à ce point
fluctuante qu'elle a besoin de l'apport de l'Orient.
Et enfin, parce qu'en ce 20ème siècle,
la théologie occidentale est prête à
accueillir la richesse de l'Orient dans ce domaine,
surtout dans cette approche théologique de l'Orient
qui n'est pas scolastique mais liturgique et mystique,
le monde byzantin mettant plutôt l'accent sur
l'unité du divin et de l'humain, et donc sur
la transfiguration de l'humain, en Christ et dans les
« mystères » de l'Eglise, par le
feu, par les « énergies » de la divinité,
alors que, pour sa part, le monde latin met davantage
l'accent sur la dualité du divin et de l'humain.
Surmonter
les différends
Compte
tenu de ce qui vient d'être dit, et dans un esprit
d'amour et de vérité, il me paraît
utile, après avoir situé le prsent, de
poser à la réflexion théologique
de l'Occident les questions suivantes, qui sont le propre
de la conscience ecclésiale orthodoxe. Commençons
par les cerner et les définir sereinement, sans
pour autant les évacuer par des solutions de
facilité. Faute de quoi, et malgré le
travail théologique et spirituel remarquable
fait en commun par nos Eglises, les orthodoxes resteront
dans une inquiète attente, qui risquerait à
la longue de creuser plus profondément un fossé
déjà marqué par des blessures qui
saignent toujours. Ces questions de fond que les orthodoxes
rappellent avec insistance à l'Occident, et que
le Pr Georges Galitis a récemment si bien exprimées,
sont les suivantes :
La
théologie des énergies divines
Il est de plus en plus évident que la cause fondamentale
des différends théologiques entre l'Orient
et l'Occident tire son origine de la distinction entre
essence divine et énergies. La théologie
occidentale les identifie, en s'appuyant sur le fait
que Dieu est «actus purus», énergie
pure. La théologie orthodoxe distingue clairement
l' « essence » de Dieu de ses «énergies».
Dieu, dans son essence, est inaccessible, car l'homme
créé ne peut pas dépasser sa condition.
Mais Dieu se manifeste dans le monde, et cette manifestation
se communique par les énergies qui font que Dieu
nous est participable. Le cadre de cette étude
ne nous permet pas de développer les conséquences
incalculables qui en découlent pour la théologie,
selon que l'on affirme la distinction entre «
essence » et «énergie» (position
orientale), ou au contraire l'identification entre elles
(position occidentale). Pourtant, il faut bien reconnaître
que, lorsque l'on identifie les deux, les actes de création,
conséquences de l'énergie créatrice
de Dieu, doivent nécessairement être considérés
comme des émanations de son essence. Autrement
dit, la genèse et la procession, qui sont propres
à l'essence, ne diffèrent plus de la création,
qui, elle, relève de l'énergie divine.
La
divinisation de l'homme
Selon l'enseignement orthodoxe, la divinisation est
ontologique. L'homme est divinisé en s'unissant
aux énergies divines incréées,
et néanmoins accessibles, qui pour l'homme sont
Dieu Lui-même, mais non point son essence inaccessible.
En identifiant « essence » et « énergie
», l'Occident exclut l'union ontologique de l'homme
avec Dieu, puisque son essence et les énergies,
dès lors qu'elles s'identifient à cette
dernière, restent aussi inaccessibles. Par conséquent,
la théologie occidentale ne peut aborder la question
de la divinisation de l'homme que par le seul concept
de sa nature morale.
La
transfiguration du cosmos en Christ
Pour la théologie orthodoxe, la distinction aristotélicienne
et scolastique entre « physique » et «
métaphysique » n'existe pas. La seule distinction
possible pour elle se situe entre « créé
» et « incréé ». Dieu
est incréé, dans son essence et dans ses
énergies, et la création c'est-à-dire
à la fois le monde spirituel et le monde matériel,
est créée. L'homme fait partie et du monde
matériel et du monde spirituel : dans l'Eglise
et par l'Eglise (qui est le Christ continué dans
les siècles, selon la belle expression de saint
Augustin), lui, l'être créé, s'unit
à Dieu, divinisé et participant aux énergies
divines incréées. Par sa passion et sa
résurrection, le Christ, Lui-même devenu
homme, ne sauve pas uniquement l'homme, mais avec lui
toute la création. Car c'est la création
tout entière « qui soupire et qui souffre
» (Ro 8,22), qui est le champ de l'énergie
salvatrice et sanctifiante de la grâce incréée
de Dieu. Le lieu où la création est sanctifiée,
c'est l'Eglise. L'Eglise, en effet, sanctifie la matière
et l'utilise en même temps de diverses manières
pour la sanctification de l'homme. Par-dessus tout,
elle sanctifie le corps matériel de l'homme.
Ce corps, qui n'est pas une prison de l'âme, ressuscitera
un jour à l'instar du Premier-né d'entre
les morts, Jésus-Christ, le divin Sauveur. Tel
est ici le don de l'Orient à l'Occident : l'assurance
que la création matérielle entre, elle
aussi, dans le dessein de Dieu.
La
conciliarité de l'Eglise
Dans le domaine de l'ecclésiologie, l'Orient
a beaucoup à dire à l'Occident, au sujet
de la juste relation entre unité et diversité,
et dans le domaine de la conciliarité.
Unité
et diversité
Ici intervient d'abord la définition du troisième
attribut de l'Eglise, sa « catholicité
». Les termes « catholique » et «
universel » ne sont pas parfaitement synonymes.
En effet, toute vérité peut être
dite « universelle », mais toute vérité
n'est pas la Vérité « catholique
». Ce terme désigne spécialement
la Vérité chrétienne. La catholicité,
c'est donc un mode de connaissance de la Vérité
propre à l'Eglise, mode en vertu duquel cette
Vérité devient évidente à
l'Eglise tout entière (quod semper, quod ubique,
quod ab omnibus, ce qui a été professé
toujours, partout, par tous). Quant à l'universalité,
elle est un corollaire de la catholicité, une
qualité qui en découle nécessairement,
n'étant rien d'autre que son expression extérieure,
matérielle. S'il faut lui trouver un synonyme,
ce serait certainement le terme « cuménicité
».
Ce qui confère à l'Eglise sa catholicité,
c'est la Vérité elle-même, c'est-à-dire
la révélation de la Sainte Trinité
: une identité ineffable de l'unité et
de la diversité du Père, du Fils et du
Saint Esprit, Trinité consubstantielle et indivisible.
L'Eglise, pour sa part, est répandue en plusieurs
endroits du monde : sa diversité, sa multiplicité
sont en lien constant avec la notion de catholicité,
car l'Eglise n'est pas dans la quantité plus
ou moins grande de ses membres, mais dans le lien spirituel
qui les unit. Ici se greffe le principe de la primauté
dans l'Eglise. L'ensemble des Eglises d'une région
donnée, rassemblées autour des évêques
de cette région, s'appelle « Eglise locale
» (au sens strict et traditionnel de la communauté
eucharistique rassemblée autour de son évêque).
Les Eglises locales, en vertu de ce qui vient d'être
dit, sont toutes surs.
Parmi elles, nous dit saint Ignace d'Antioche, celle
de Rome avait reçu pour mission de « présider
dans l'amour » parmi toutes les autres ; cette
primauté se traduit par un double service : de
présidence, d'une part, d'initiative, de l'autre.
Et ce double service exige toujours l'accord des Eglises
surs. Il le sollicite et le sauvegarde. Cette
primauté, dans l'Eglise universelle, ne doit
jamais chercher à s'imposer par la domination,
mais elle est indispensable pour servir la plénitude
de chaque Eglise locale, en lui rappelant ses responsabilités
envers l'orthodoxie, au sens strict, théologique
et ecclésial du terme.
Comment se pose aujourd'hui le problème de l'unité
entre nos Eglises ? Comment Rome comprend-elle l'unité
de l'Eglise ? Force est de reconnaître que, de
part et d'autre, nous assistons à un dialogue
de sourds. Pour le Père Boris Bobrinskoy, la
formulation latine « cum Petro et sub Petro »
fait logiquement apparaître la mise en place d'une
hiérarchie romaine, même là où
des Eglises orthodoxes et des hiérarchies orthodoxes
existent déjà depuis toujours : cela ne
peut conduire qu'à une dynamique d'implantation
et, inévitablement, de prosélytisme.
Conciliarité
et infaillibilité
Si le concile, et surtout un concile général,
est l'expression la plus parfaite de la catholicité
de l'Eglise, de sa structure symphonique, il ne faut
pas croire cependant que l'infaillibilité de
son jugement soit assurée uniquement par les
canons définissant son caractère légitime
de concile. L'encyclique des patriarches orientaux de
1854 a anticipé la promulgation du dogme de Vatican
1, concernant la primauté et l'infaillibilité
romaine : « C'est le peuple de Dieu tout entier
qui est le gardien de la foi et de la doctrine».
Par conséquent, aucun évêque, aucun
patriarche ne peut se prétendre dépositaire
de la Vérité elle-même. Ce qui nous
rend inacceptable, dans le dogme romain de 1870, l'expression
de l'infaillibilité papale « ex sese et
non ex consensu Ecclesiae ».
Par ailleurs, il ne faut pas croire non plus que la
Vérité catholique soit soumise, dans son
expression, à quelque chose de semblable au suffrage
universel, à l'affirmation de la majorité
: toute l'histoire de l'Eglise témoigne du contraire.
C'est l'Esprit Saint qui rassemble l'Eglise dans l'unité
: c'est Lui qui la maintient dans la Vérité
: la Vérité n'est jamais automatique.
Elle est toujours donnée, toujours reçue
à nouveau.
Ainsi, sans épiclèse, il n'y a pas d'eucharistie
: c'est l'Esprit Saint qui rend parfaite et complète
la Parole du Christ, et qui rend le peuple de Dieu tout
entier corps du Christ et temple du Saint Esprit. C'est
pourquoi, la théologie orthodoxe sera avant tout
une théologie de célébration, où
la pensée s'éclaire dans le mystère,
puisque c'est par l'effusion du Saint Esprit que nous
devenons « pneumatiques », christifiés,
oints du même Esprit divin qui a ressuscité
Jésus et qui relèvera nos corps mortels.
L'unité ecclésiale et la plénitude
de la foi sont des impératifs, des exigences
que l'on n'est pas en droit de mettre entre parenthèses,
même provisoirement. Ainsi, depuis des siècles,
l'Eglise orthodoxe n'a plus réuni de concile
ayant formellement le statut de Concile cuménique
: ce qui ne l'a pas empêchée de vivre la
collégialité et de dispenser la Parole
de Vérité. Nous comprenons alors que,
dans l'orthodoxie, la plus haute autorité ne
sera pas un organisme particulier, mais bien l'Eglise
dans sa signification totale et dans sa, plénitude,
profondément unie dans le Christ ressuscité
par la force et la puissance du Saint Esprit.
La
théologie apophatique
La théologie occidentale aurait beaucoup à
gagner de l'approche apophatique orientale du mystère
de Dieu. Puisque l'essence de Dieu est inaccessible,
invisible, incompréhensible, insaisissable, infinie,
inénarrable, toute parole à son sujet
ne peut être qu'apophatique. La sensation de l'infini
et de l'insaisissable de Dieu est une manière
de faire l'expérience de Dieu. Quand la raison
de l'homme ne peut trouver aucune issue, il lui reste
l'expérience mystique, que les Pères grecs
comparent à l'ascension de Moïse sur le
mont Sinaï. Saint Denys l'Aréopagite affirme
que lorsque l'homme atteint « les sommets de l'ascension
divine », il se libère « de toutes
les choses visibles », de l'objet tout comme du
sujet de la connaissance, pour s'unir à Dieu.
C'est Dieu alors qui devient le sujet de la connaissance
: l'homme est atteint par les « choses divines
», et sa relation avec Dieu ne peut plus être
que mystique.
L'approche apophatique ne signifie en aucun cas négation
si tel était le cas, on n'aboutirait qu'au nihilisme
ou au panthéisme. Elle ne peut être que
« doxologie » : une doxologie au Dieu Trinité.
L'Occident part du Dieu Un pour aboutir au Dieu Trine.
La théologie orthodoxe part de la réalité
de l'existence des trois personnes divines pour aboutir
au Dieu Un. Les conséquences ecclésiologiques
sont évidentes : l'Occident possède l'un,
le Pape, et tout le reste suit. Pour l'Orthodoxie, c'est
la pluralité qui est en même temps unité.
C'est la raison pour laquelle, dans l'Eglise orthodoxe,
chaque acte est célébré «
au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit »,
qu'il est toujours rendu « gloire au Père,
au Fils et au Saint Esprit », que l'on récite
trois fois le « Kyrie eleison », l' «
alleluia » et beaucoup de nos hymnes.
La
puissance de la Résurrection
Un dernier point enfin : le caractère résurrectionnel
de la spiritualité orthodoxe. Ce qui caractérise
l'orthodoxie dans toutes ses expressions et manifestations,
c'est la certitude de l'irruption victorieuse de la
vie éternelle dans le monde, qui s'accomplit
dans la Résurrection du Christ. Cette insistance
de sa part est bien apostolique : la vie s'est manifestée
dans le Verbe incarné, et elle nous est communiquée
dans sa mort et sa résurrection. Faire eucharistie
en toutes choses, c'est porter témoignage au
Christ ressuscité, c'est rendre de la sorte l'Eglise
présente au monde.
C'est pourquoi, dans toute la théologie orthodoxe
et dans sa liturgie, nous sentons bien qu'il existe
un lien étroit entre la fête ecclésiale
et la contemplation, puisque l'Eglise est le rayonnement
dans le monde de la gloire du Ressuscité. Vue
sous cet angle, la fête liturgique donne à
tous et à chacun une première expérience
du Dieu vivant. Elle ouvre l'il du cur à
sa présence, et nous rend capables de contempler
la vérité des êtres, l'icône
du visage, « la flamme des choses ». Dans
cette perspective, seule la fête liturgique peut
permettre aujourd'hui le retour de Dieu. Seuls des hommes
qui, à travers même la croix, sont en état
de fête, peuvent témoigner que Dieu revient.
Le mystère pascal, qui est aussi celui de notre
baptême, s'inscrit alors dans nos vies par des
sortes de morts-résurrections. Le fondement sur
lequel Dieu, dans son dessein éternel, a établi
toutes choses, est bien la puissance cachée de
la Résurrection : dessein merveilleusement fidèle
qui révèle le don de Vie, depuis son jaillissement
originel jusqu'à son accomplissement par la croix
vivifiante : dessein pleinement réussi, une fois
pour toutes, dans cette humanité assumée
par le Fils de Dieu et associée à Lui
à la vie de la Trinité. C'est pourquoi
l'événement du mystère pascal ne
se vit que dans l'Eglise, car il restera à jamais
en Elle l'avènement de l'Amour vainqueur de la
mort.
Il est dans l'ordre des choses que dans l'Eglise convivent
des éléments bons et mauvais, et que la
ligne de partage passe dans chaque âme, jusqu'à
ce que le Seigneur vienne dans la gloire pour juger
les vivants et les morts. La patience des saints est
peut-être le seul secret de la paix, car elle
est abstention de jugement, confiance aussi dans le
dessein de Dieu et notre destinée glorieuse.
L'Eglise se définit dans ses livres liturgiques
comme un asile de malades. Elle ne devient une communauté
de sauvés que parce qu'elle est constamment une
communauté de la chute qui expérimente
perpétuellement le pardon. C'est parce que le
Seigneur l'aime qu'il suscite en elle l'amour. Dans
quelle mesure, en nos Eglises respectives, répondons-nous
réellement à cet amour ? C'est sur cette
interpellation, clé de tout notre témoignage,
que je désire terminer, convaincu que, pour les
chrétiens que nous sommes, c'est la seule voie
de laquelle dépendra pour l'essentiel le sort
de nos véritables retrouvailles.
Monseigneur Stephanos, Métropolite de Tallinn
et de toute l'Estonie
Juillet 1992 in «Christus» n°155 tome
39
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