LE
MYSTERE
DE LA CROIX
Par
le Métropolite Stephanos de Tallinn
LA CROIX ET L'HISTOIRE DU SALUT
Une
inscription de la chapelle d'Adam dans le Saint-Sépulcre
à Jérusalem proclame que « le lieu du crâne, c'est-à-dire
le Golgotha où fut plantée la croix, est devenu paradis
». A la limite, dans le champ des relations personnelles
qu'ont les hommes entre eux et avec eux (en d'autres
termes, champ de communion) l'univers est destiné à
devenir fête nuptiale, eucharistie. « Dieu, souligne
le Pr Nikos Nissiotis, a créé le monde pour s'unir à
l'humanité à travers toute la chair cosmique devenant
chair eucharistique. » Tant il est vrai qu'il existe
bien « en toute chose un mode de Présence mystérieuse
qui donne aux êtres une communion plus forte que leur
être en soi » (Nikos Nissiotis). C'est pourquoi, la
vocation de l'homme, précisément : personne à l'image
de Dieu, consiste dans sa liberté personnelle à transcender
l'univers non pas pour l'abandonner mais pour le contenir,
lui dire son sens, lui permettre de correspondre à sa
sacramentalité la plus secrète, le « cultiver », en
parfaire la beauté, bref le transfigurer et non pas
le défigurer. C'est dans le monde que l'homme exprime
sa liberté et qu'il se présente comme une existence
personnelle devant Dieu (Constantin Gregoriadis).
Considéré
par les Pères grecs comme « la gloire », c'est-à-dire
comme la manifestation de l'image de Dieu dans le monde
(même si cette image exprime non seulement la relation
de l'homme avec le monde, mais en premier lieu, sa relation
avec Dieu), l’homme ne peut de cette manière faire transparaître
Dieu en soi-même sans faire transparaître Dieu dans
le monde ou sans se faire transparent comme image de
Dieu dans le monde. Autrement dit, l'image de Dieu dans
l'homme consiste aussi dans la qualité de l'homme comme
Seigneur de l'univers. « Il est vrai, écrit Dumitru
Stanilaoë, que le monde a été créé avant l'homme ; mais,
c'est par l'homme seulement qu'il a reçu sa pleine réalité
et qu'il réalise sa destination. L'homme est le collaborateur
de Dieu envers le monde. L'être visible est formé par
l'homme et par le monde ; il est le monde reflété par
l'homme ou l'homme en relation avec le monde. » On peut
donc dire que l'homme est un miroir dans lequel on voit
le monde et le monde un miroir dans lequel se voit l'homme.
Ainsi,
l'homme est pour l'univers l'espoir de recevoir la grâce
et de s'unir à Dieu ; mais il est aussi le risque de
la déchéance et de l'échec dès lors que, détourné de
Dieu, il ne verra des choses que l'apparence, « la figure
qui passe » (1 Co7, 31) et leur donnera en conséquence
un « faux nom ». Tel est le niveau où se situe sa grandeur
; une grandeur qui réside dans sa dimension irréductiblement
personnelle, métacosmique, qui lui permet non de dissoudre
le cosmos, mais de le transformer en temple de la Sagesse
divine. Rappelons ici ces textes fondamentaux de saint
Paul dans son épître aux Romains (1, 20 et 8, 19-21)
qui nous donnent la clé de l'interprétation du grand
mystère de la nature, qui correspondent à une situation
de déchéance et de rédemption. Nous y voyons en effet
qu'avec la création et la chute commence une ligne horizontale
qui avance directement de la Croix et de la Résurrection
jusqu'à la Pentecôte, le fait essentiel demeurant ici
le mystère de l'Incarnation, puisqu'il place l'homme
au centre de la Création ; puisque encore le Christ,
en récapitulant l'histoire humaine, donne du même coup
aux cycles cosmiques la plénitude de leur sens. Ce qui
à juste titre fera dire à saint Augustin que la révélation
nous est donnée comme « un autre monde » pour retrouver
le sens du monde, la Création initiale d'avant la chute
étant ainsi comprise comme une première alliance, laquelle,
par la suite, ne trouvera son plein accomplissement
que dans le Christ. Car tout a été créé dans le Verbe
par Lui et pour Lui (Col 1, 15-19).
S'il
en est ainsi, nous comprenons pourquoi le sens de cette
création nous est révélé dans cette re-création opérée
par le Fils de Dieu devenant fils de la terre (Olivier
Clément). Ainsi, tout ce qui se passe en l'homme a une
signification universelle et s'exprime sur l'univers.
Ainsi encore, « la révélation biblique nous place devant
un anthropocentrisme résolu, non pas physique, écrit
encore Olivier Clément, mais spirituel puisque le destin
de la personne humaine détermine le destin du cosmos
». Dès lors, l'homme se présente comme l'axe spirituel
de tout le créé, de tous ses plans, de tous ses modes
parce qu'il est à la fois « microcosme et microthéos
», en d'autres mots, le résumé de l'univers et l'image
de Dieu et parce qu'enfin, Dieu s'est fait homme pour
s'unir au cosmos.
Mais
il ne suffit pas de dire que l'homme est microcosme,
car sa vraie grandeur réside dans le fait qu'il est
« appelé à être Dieu », à devenir « Eglise mystique
» (Panayotis Nellas). Loin donc d'être, comme dans les
conceptions platonisantes, la copie ou le reflet dégradé
d'un monde divin, l'univers, par la Croix et la Résurrection,
jaillit neuf des mains du Dieu biblique.
Lorsque Grégoire
de Nysse décrit cette Création comme « une ordonnance
musicale », nul doute qu'il ne fait là que rejoindre
la tradition hébraïque elle-même pour laquelle le premier
Adam, l'Adam qadmon, l'homme antérieur, était un corps
de lumière qui récapitulait les « six jours de la création
» et devait rendre au Créateur la libre réponse de l'amour
en se laissant aspirer par la lumière incréée de Dieu,
dans un mouvement d'ascension vers le septième jour.
L'homme devait y enfanter le huitième jour : la transfiguration
du premier (Jacques Touraille). Partant la vision chrétienne,
qui résulte de la croix, nous introduit ici dans une
réalité neuve, véritable, dynamique, animée par une
force « lumineuse, spermatique » que Dieu a introduite
en elle non pour l'immanence des stoïciens (malgré la
similitude du vocabulaire chez beaucoup de Pères), mais
comme tension vers la transcendance (Grégoire de Nysse).
« Au milieu
de l'Eden, un arbre avait produit la mort », proclame
un tropaire de l'Eglise orthodoxe : « Au milieu de la
terre, un arbre a fait éclore la vie. En goûtant du
premier, nous avons connu la corruption; du second,
nous avons obtenu la jouissance de l'immortalité, puisque
sur la croix, Seigneur, tu sauves le genre humain. »
Et ailleurs il est dit encore : « Jadis au Paradis,
l'Ennemi me dépouilla, me faisant goûter au fruit de
l'arbre de la croix ; il apporte aux hommes le vêtement
de vie et le monde entier déborde de joie. Voyant la
croix exaltée, crions tous au Seigneur d'une même voix
: ton temple est rempli de gloire ! » (Traductions du
P. Denis Guillaume.)
Il n'y a
donc pas de discontinuité entre la chair du monde et
celle de l'homme ; l'univers est englobé en effet dans
la « nature humaine » (au sens théologique de ce mot)
; il est corps de l'humanité. Le premier récit de la
création, dans la Genèse (1, 26-31), nous montre que
l'homme, tout en ayant été créé après les autres êtres,
est cependant assimilé à eux par la bénédiction qui
clôt le sixième jour et qui fait justement de lui le
sommet où la création s'accomplit et se récapitule.
Par conséquent l'homme constitue l'hypostase du monde
; il est la « jointure entre le divin et le terrestre
» et de « lui se diffuse la grâce sur toute la création
».
Par
l'homme, l'univers est appelé à devenir « l'image de
l'image » (Grégoire de Nysse). C'est dire que la situation
du cosmos, sa transparence ou opacité, sa libération
en Dieu ou son asservissement à la corruption et à la
mort dépendent de l'attitude fondamentale de l'homme,
de sa transparence ou opacité à la lumière divine et
à la présence du prochain. C'est la capacité de l'homme
qui conditionne l'état de l'univers, du moins initialement
et maintenant en Christ, nouvel Adam, dans son Eglise.
Voilà pourquoi il fallait que Jésus meure (Jn11, 51-52),
qu'il se dépouille de sa divinité pour entrer en toute
humilité dans la condition humaine (Ph2, 7) de sorte
que par la Croix, le voile de ce monde s'étant déchiré
et la mort même devenant puissance de résurrection,
l'homme retrouve toute sa dimension du Kath'olon puisque
le Christ ayant récapitulé la totalité de l'humanité
et de l'univers, représente en archétype ce que nous
sommes. On peut donc affirmer avec assurance que pour
nous, ce moment essentiel de la crucifixion (comme d'ailleurs
les autres moments de l'histoire de notre salut) ne
revêt pas seulement une importance historique mais aussi
méta-historique (Olivier Clément).
Dans
un texte admirable, saint Syméon le Nouveau Théologien
résume avec force ce qui vient d'être abordé ici. «
Toutes les créatures, écrit-il, lorsqu'elles virent
qu'Adam était chassé du Paradis, ne consentirent plus
à lui rester soumises ; ni le soleil, ni la lune, ni
les étoiles ne voulurent le reconnaître ; les sources
refusèrent de faire jaillir l'eau et les rivières de
continuer leur cours ; l'air ne voulut plus palpiter
pour ne pas donner à respirer à Adam Pécheur ; les bêtes
féroces et tous les animaux de la terre, lorsqu'ils
le virent, déchu de sa gloire première, se mirent à
le mépriser et tous étaient prêts à l'assaillir ; le
ciel s'efforçait de s'effondrer sur sa tête et la terre
ne voulut plus le porter. Mais Dieu qui avait créé toutes
choses et l'homme que fit-il ? Il contint toutes ces
créatures par sa propre force et, par son ordre et sa
clémence sacrée, ne les laissa pas se déchaîner contre
l'homme, mais ordonna que la création restât sous sa
dépendance et, devenant périssable, servît l'homme périssable
pour lequel elle était créée et cela jusqu'à ce que
l'homme renouvelé redevienne spirituel, incorruptible
et éternel, et que toutes les créatures, soumises par
Dieu à l'homme dans son labeur, se libèrent aussi, se
renouvelant avec lui et comme lui, redeviennent incorruptibles
et spirituelles » [Traité éthique].
La Croix
rend donc accessible aux hommes la modalité « synthétique
» de la création du fait que le sang du meurtre de Dieu
devient, au sens le plus originel, sacrifice et qu'il
sacre la terre. Aussi, seule la Croix peut « se dresser
au centre du ciel et de la terre en tant que ferme soutien
de toutes choses [...] et entrelacement cosmique » (Henri
de Lubac). Voilà pourquoi, tout le devenir du cosmos
ne peut plus se concevoir sans la Croix et la Résurrection.
« Comme un autre Paradis, l'Eglise possède maintenant
[...] un arbre de vie : c'est la vivifiante Croix du
Sauveur ; en goûtant de son fruit, nous avons part à
l'immortalité. »
LA CROIX DANS LA THEOLOGIE ORTHODOXE
«
Il n'y a qu'un seul problème philosophique sérieux,
prétendait Albert Camus, le suicide. » Malheureusement,
il y a peu d'hommes qui aient le courage d'aller jusqu'au
bout de cette logique existentielle, qui osent chaque
jour vérifier cette phrase terrible qui vient d'être
citée : à savoir, qu'à chaque minute de notre existence
se pose un dilemme implacable : ou nous suicider ou
ressusciter. En d'autres termes, cette tension dramatique
où nous vivons n'est pas située entre un transcendant
conceptuel et un immanent phénoménal, mais entre deux
temps : ce temps-ci qui est dialogal certes, mais aussi
diabolique et le temps nouveau qui est parousiaque et
rend le temps actuel « pascal ». Or, la relation entre
vie future de l'homme et vie présente est particulièrement
étroite ; elle est une et unique, qui commence, comme
vie d'une seule et même personne, à exister ici et qui
continue d'exister au ciel sans nulle rupture. Ainsi
la vie future n'écrase pas et ne relativise pas la vie
présente, au contraire elle lui donne sens et continuité
: ce que nous faisons dans cette vie n'est pas fortuit
et isolé, mais est destiné à demeurer dans l'autre (Panayotis
Nellas). Et cela est d'autant plus vrai que le Dieu-Homme
unit désormais Dieu et l'homme dans une même personne,
sans confusion et sans division : accomplissement donc
de l'homme, le Christ nous révèle Dieu et achève l'histoire.
Il demeure à jamais le plus haut et le dernier de nos
critères.
Aussi
peut-on affirmer qu'en dehors de sa Croix et de sa Résurrection,
le monde ne serait que chaos et qu'au contraire, par
la Croix et la Résurrection, ce même monde devient cosmos
organique, puisqu'elles sont désormais au centre de
toutes les relations qui constituent le réel ; puisqu'elles
récapitulent, pour reprendre la pensée de saint Paul,
c'est-à-dire ramènent sous une seule Tête, ce qui était
inorganique et désorganisé. C'est ainsi que s'éclaire
le mystère de la Croix, qui nous révèle du dedans ce
qu'est la véritable mort, c'est-à-dire une relation
brisée, une absence de lumière, un manque de communion,
une rupture, un exil, un esclavage... et toutes les
images bibliques pourraient être ici utilisées. Et parce
que la vie de la Résurrection n'est pas « contre-plaquée
» à notre première vie héritée de la famille humaine
et que notre propre résurrection est « virginale » comme
l'Incarnation du Verbe, la Croix glorieuse demeure à
jamais, dans son scandale et sa folie, le seul chemin
vers la Vie (A. Schmemann et O. Clément).
Partant,
la Rédemption proprement dite implique trois aspects
fondamentaux : de récapitulation, de sanctification
de la nature, et de son offrande comme sacrifice, les
deux premiers se soutenant et s'accomplissant dans le
troisième.
Nous
avons déjà vu ici comment le Seigneur récapitule en
soi l'idée divine relative à l'homme, y compris son
histoire et aussi que la nature récapitulée est à son
tour sanctifiée par la présence de Dieu en elle.
Il
convient aussi de nous arrêter sur la notion du sacrifice
avant de parler plus explicitement de la Croix en tant
que telle.
En
Jésus-Christ, la mort est le suprême sacrifice : d'abord
parce qu'elle est subie comme expiation pour tous les
péchés humains ; en second lieu, parce que le Christ
se soumet au sacrifice de la croix alors seulement que
« l'heure a sonné », donc non pas accidentellement.
Cela signifie que son sacrifice est offert au moment
où il a porté jusqu'à son terme le mystère qui, de toute
éternité, concerne l'homme.
Ici,
nous touchons au cœur même du problème : la mort historique
réelle de Jésus-Christ qui nous donne en même temps
la solution, à savoir que la réponse à l'annonce de
la mort de Dieu c'est bien l'Evangile de la résurrection
de l'homme. Et inversement, si la Résurrection succède
à la Croix et si elle est le commencement du huitième
jour, alors certainement, le sacrifice du Seigneur est
une conclusion et un couronnement suprême du septième
jour.
La
Croix donc, « arbre de vie planté au Calvaire, lieu
du grand combat cosmique », fait voir dans sa branche
verticale le « descensus » et « l'ascensus » du Verbe,
écrit Paul Evdokimov et c'est pourquoi, dans l'iconographie
de l'Eglise orthodoxe, le pied de la croix s'enfonce
dans une caverne noire où gît la tête d'Adam, qui est
l'enfer en ce sens qu'elle est en partie « plantée dans
la terre afin de réunir les choses sur la terre et dans
les enfers aux choses célestes ». Balance donc de justice
et brèche d'éternité, la Croix est au milieu comme le
trait d'union entre le royaume et l'enfer.
Ajoutons
encore que l'icône orthodoxe de la crucifixion représente
la souffrance du Christ comme transfigurée par une sérénité
profonde qui est en quelque sorte anticipation de la
paix pascale, en même temps que signe de sa seigneurie
dans la passion et dans la mort volontairement acceptées
par lui. « Le Sauveur en croix n'est pas simplement
un Christ mort, c'est le Kyrios, Maître de sa propre
mort et Seigneur de sa vie. Il n'a subi aucune altération
du fait de sa Passion. Il demeure le Verbe, la Vie éternelle
qui se livre à la mort et la dépasse » (saint jean Chrysostome).
La Croix du Christ ne signifie pas seulement un moment
de sa vie comme don de soi ; un don sans cesse « liturgie
» et « eucharistie », service pour les hommes et remerciement
au Père (Dan-Ilie Ciobotea).
Car, si sous
l'arbre du paradis, le premier Adam, pensant que Dieu
est absent ou loin, s'est détourné de sa volonté et
a rompu ainsi la communion avec Lui, sur l'arbre de
la croix, le nouvel Adam, a accompli la volonté de Dieu
en restant en communion avec Lui.
Désormais,
l'hypostase du Logos divin infini et éternel embrasse
et transcende tous les âges et tout l'espace ; elle
devient le support de l'humanité assumée par l'Incarnation
dans le Christ. Pour cette raison, le Christ a la puissance
de participer à la vie de l'humanité de toutes les époques
et de tous les endroits du monde et de lui communiquer
sa vie divin-humaine (Dan-Ilie Ciobotea). Et on comprend
mieux ainsi pourquoi, une fois le Christ ressuscité,
la croix ne subsiste pas comme un simple événement du
passé, confié à la mémoire mais que le rayonnement de
sa puissance se prolonge et se trouve toujours présent
dans la résurrection et donc aussi dans le Christ ressuscité,
jusqu'à la fin des siècles. Elle apparaît de ce fait
comme ce signe par excellence de la victoire finale
du Fils de l'homme, c'est-à-dire de Dieu devenu homme.
« Réjouis-toi, bois de la croix, proclame l'Eglise orthodoxe
lors des matines du 3è dimanche de Carême, bois trois
fois heureux et déifié, lumière de ceux qui sont dans
les ténèbres ; tu anticipes dans ta splendeur les rayons
de la résurrection du Christ, selon les quatre dimensions
du monde. » La croix n'est donc pas un chapitre isolé
de la théologie, serait-il le plus important, souligne
le P. Dumitru Stanilaoë : « Elle est partout et toujours
dans le culte public de l'Eglise comme dans la prière
et la vie des croyants. » Ainsi, on ne peut pas dire
que, dans l'orthodoxie, la Croix soit moins présente
que la Résurrection, puisque toutes deux sont présentes
en permanence dans une union indissoluble, une corrélation
intérieure.
Voici
comment l'hymnologie de l'Eglise orthodoxe exprime cette
attitude nouvelle envers la nature que le Christ inaugure
par sa croix : « Dans le paradis d'autrefois, le bois,
par la nourriture m'a rendu vide, l'ennemi a causé ma
mort ; le bois de la croix, en apportant aux hommes
la nourriture de la vie, a été planté dans la terre
et l'univers s'est rempli d'une joie totale » (Matines
du 14 septembre). Ainsi, écrit le P. Stanilaoë, « le
paradis s'est ouvert à nouveau parce que le glaive de
feu qui en barrait l'entrée à cause de l'avidité humaine
s'est trouvé écarté : le Christ en effet est entré au
paradis en portant comme homme le bois de la croix par
lequel il a refusé l'avidité, surmonté la tentation
du "bois" dont a mangé le premier homme. Et
avec le Christ est entré le larron, en portant sa propre
croix, premier homme a être sauvé parce qu'il a vaincu
l'attachement à "ce monde" par sa confession
du Christ ». On peut donc dire ici que toute la nature,
dans la mesure où, par la croix, elle n'est plus l'objet
de notre convoitise, commence à redevenir pour nous
le paradis, car le bois de la croix porte un fruit qui
est le contraire de celui qu'ont mangé nos ancêtres.
C'est le fruit de la patience aimante et de la limitation
volontaire, le fruit par lequel notre esprit fortifie
sa liberté et par lequel nous accédons à un « ciel »
plus élevé que le paradis, à la communion avec Dieu.
Le
Christ ne peut donc être pensé sans la Croix. La Croix
non plus, nous ne pouvons la penser sans le Christ.
Car une croix soufferte involontairement, ou par un
homme ordinaire, à cause d'une culpabilité réelle ou
à cause du péché, n'aurait pas été la Croix par laquelle
a été rendu à la nature humaine le pouvoir de vaincre
la peur et la mort. Seule la Croix qu'a supportée volontairement
et sans aucun péché l'homme qui était aussi Dieu est
la Croix que nous honorons, parce qu'elle a donné à
notre nature la victoire sur la mort, la résurrection
et la vie éternelle. Aussi, le pouvoir de la Croix est
toujours le pouvoir du Christ et à cause de cela, dans
le culte de l'Eglise orthodoxe, les personnes, les choses
et les actions sont toutes consacrées par la Croix ou
par le Signe de la croix, comme étant celle qui « sanctifie
tout avec le don de Dieu » (Dumitru Stanilaoë).
Mais
la Croix nous invite pareillement à un autre sens, comme
mise à mort du « vieil homme », comme résistance au
péché, comme patience dans les souffrances et les peines
que nous vaut cette résistance, comme présence enfin
du Christ dans le monde à travers nos semblables à laquelle
on ne peut échapper, de telle sorte que vie spirituelle
et activité sociale s'authentifient l'une l'autre. Et
ce, parce que le Christ n'a pas eu pour but d'élever,
à cet état, par la Croix, sa seule nature humaine individuelle,
duelle, mais la nature humaine de tous les hommes. Autrement,
écrit encore le P. Stanilaoë, « notre résurrection dans
l'au-delà ne se lierait pas intérieurement à la mortification
du "vieil homme", à l'effort d'élever notre
esprit vers une première expérience résurrectionnelle
; elle nous transformerait du dehors, d'une manière
magique ». Le dépassement, par conséquent, de la mort
par la résurrection, ne vient pas comme un acte extérieur.
Il exige et couronne cet effort de croissance intérieure
qu'est la Croix. La mort est vaincue par l'acte de Dieu
conjuguée avec l'effort humain.
Mais
cette croissance intérieure, cette force accrue de l'esprit,
la créature ne peut les obtenir par elle-même. Elles
correspondent à une force qui vient de Dieu et que la
créature s'assimile par sa vie en Christ. Cette contribution
de l'humanité déifiée du Christ à la victoire sur la
mort, saint Maxime le Confesseur l'exprime ainsi : «
Car si la "passionnalité", la corruption et
la mort ont été introduites dans la nature par le penchant
de la libre volonté d'Adam vers le péché, c'est avec
raison que la fixation (dans le bien) de la libre volonté
du Christ a apporté l'impassibilité, l'incorruptibilité
et l'immortalité par la résurrection » (Quaest. ad Thalass.,
42).
Ici,
un constat s'impose de lui-même : la participation à
la Résurrection bienheureuse du Christ implique de fait
la participation à sa Croix comme voie de résurrection
et de réception de l'Esprit.
« TOUT EST ACCOMPLI » (Jn19, 30)
À
cause de la présence tragique du péché et du Malin,
l'œuvre de restauration de l'homme n'a pu se réaliser
qu'à un prix infiniment élevé : la mise à mort sur la
croix est bien cet acte sacrificiel tout à fait nécessaire
pour obtenir notre guérison ; ce sacrifice tel que seul
un Dieu souffrant et crucifié pouvait l'offrir. La Croix
signifie que cet acte de partage, par lequel Dieu nous
sauve en s'identifiant à nous, a été poussé avec une
rigueur entière et sans aucun compromis jusqu'à ses
dernières limites. Dieu incarné entre dans toute notre
expérience, dans toutes nos souffrances, dans toutes
nos douleurs (Is 53). Le Christ notre médecin a ainsi
tout assumé, pour nous guérir, même de la mort.
«
La mort, écrit Kallistos Ware, a un aspect physique
et un aspect spirituel et des deux, c'est l'acte spirituel
qui est le plus terrible » car la mort spirituelle consiste
en la séparation non pas de l'âme et du corps mais de
l'âme et de Dieu. Le véritable sens de la Passion c'est
en cela qu'il convient de le trouver, dans ce sentiment
d'échec, d'esseulement et de total abandon, de souffrance
de l'amour offert et repoussé. À Gethsémani déjà, le
Christ y est confronté avec un choix. Par l'acceptation
volontaire de sa mort sur la croix, il transforme un
assassinat juridique et arbitrairement violent en un
sacrifice rédempteur. Au moment de la Crucifixion il
est au comble de la désolation non seulement les hommes
l'ont abandonné mais Dieu lui-même l'abandonne. Tel
en est l'évidence : la Passion n'est pas un théâtre
: non seulement le Christ verse son sang pour nous,
mais pour nous, il va jusqu'à accepter la perte de Dieu
; jusqu'à descendre ensuite dans les profondeurs de
l'absence de Dieu. Pourtant, cette mort sur la croix
n'est pas un échec mais déjà une victoire ; la victoire
d'un amour plus fort que la mort. Tel est le paradoxe
de la toute-puissance de l'amour, qui fait de la Kenosis
une Plérosis, de l'anéantissement, un accomplissement.
Avec le Christ, à notre tour, nous sommes appelés non
pas à contourner la souffrance mais à la traverser.
Ayant souffert non pas à notre place mais en notre nom,
le Christ ne se substitue pas à nous. Il nous accompagne
vers le salut.
Ainsi
dans le Christ, la Gloire et la Croix ne cessent de
s'entrelacer et la Croix est déjà Résurrection parce
qu'elle est la manifestation absolue et donc la victoire
absolue de l'agapé divine. « Tout est accompli, reprend
Olivier Clément, le visage de Dieu en l'homme nous permet
de découvrir le visage de l'homme en Dieu et de le servir
en tout homme. Un fleuve de feu, l'histoire véritable,
celle de la communion des saints, ces pécheurs pardonnés,
entraîne siècles et mondes vers la Croix devenue à jamais,
du plus profond de l'enfer au plus haut du ciel, l'Arbre
de Vie. » Cet Arbre qui est aussi la Source de l'eau
vive qui est distribuée gratuitement à celui qui la
demande. Et, si la rédemption et le renouvellement du
monde ont eu lieu de même par amour, tellement grand
qu'il a mené au sacrifice du Fils de Dieu, de même,
« les signes du rachat doivent à la fin, révéler cette
réalité fondamentale aussi dans l'image de Dieu, pour
pouvoir dire : l'homme est amour » (Constantin Galeriu).
Les véritables hommes de Dieu ont toujours su et sauront
toujours que leur seule justification, leur seul salut
et leur seule rédemption ainsi que leur vie éternelle,
leur liberté et leur déification est le Christ, vrai
Dieu et vrai homme, qui par amour pour les hommes «
les a pris sur lui et les a "en-hypostasiés en
lui" » (saint Maxime le Confesseur) dans son Corps
théandrique, l'Eglise. « Tout est accompli » : oui,
sur la croix, le Verbe de Dieu qui s'est fait chair
a une fois pour toutes assumé notre finitude, l'oeuvre
du dedans sur l'infini.
Monseigneur
Stephanos de Tallinn et de toute l’Estonie
In « Une saison en orthodoxie », p211-224, Ed Cerf,
Paris 1992