L’HOMME,
PRETRE DE LA CREATION
1.
L’ homme, gloire de Dieu dans le monde.
L’Eglise
a toujours compris la création du monde comme une manifestation
ad extra de l’amour divin, la réalité matérielle du
monde étant un produit qui se réalise comme une réponse
à l’amour créateur de Dieu. L’Evangile, ne l’oublions
pas, atteste l’événement de la communion réalisé entre
Dieu et les hommes dans l’Eglise, laquelle est le monde
déjà transfiguré et cela est possible par Jésus-Christ
dans l’Esprit Saint. Pour sa part, la grande Tradition
patristique présente l’homme comme microcosme en ce
sens qu’il récapitule dans son corps humain la création
toute entière ; en ce sens qu’il peut réaliser dans
son propre corps la réponse positive ou négative de
la création entière en sa qualité de sanctuaire du Saint
Esprit, selon l’expression bien connue de Saint Paul
( 1Cor. 3/16-17 ). Par conséquent, le spirituel peut
se révéler dans la matière du fait même qu’elle peut
être porteuse du divin.
Mais tout
dépend de la liberté humaine, puisque l’homme est le
seul être dans la création qui incarne précisément la
possibilité de personnaliser la vie ; de faire de l’être
créé, matériel, corruptible et mortel, un être de communion,
un être éternel. Le Christ, par son Incarnation, a pris
corps pour qu’en lui habite la plénitude de la réalité
divine ( Col 2/9 ) : parce que Dieu nous a aimés jusqu’à
livrer pour nous son Fils unique - afin que ne périsse
pas quiconque croit en lui mais qu’il ait la vie éternelle
écrit Saint Jean Chrysostome dans sa divine Liturgie
- nous pouvons exister pour toujours et participer à
la vie éternelle dès lors que nous accueillons l’amour
divin dans la liberté de notre propre amour.
Pour
Dieu, toute chose reçoit un sens nouveau à cause de
l’Incarnation ; toute chose est appelée à la sanctification
et la matière aussi devient un canal pour la transmission
de la grâce de l’Esprit Saint (1).
Pour
l’Eglise Orthodoxe, ni les Pères grecs ( spécialement
les Cappadociens) ni ses grands maîtres de spiritualité
n’ont jamais fait de distinction entre vie naturelle
et dons surnaturels de l’Esprit Saint ou n’ont considéré
la vie spirituelle comme une qualité surajoutée à toute
existence naturelle. Tout ce qui touche au salut est
compris comme une réponse concrète à la soif existentielle
de l’homme et invite à une conversion radicale, qui
conduit à la transformation de toute vie mortelle en
vie éternelle. Le salut par la Croix revêt bien une
dimension universelle qui englobe mêmement et la vie
de l’homme et la vie du monde et la glorification de
la matière et l’illumination de l’histoire (2).
Une
inscription de la chapelle d’Adam dans le Saint-Sépulcre
à Jérusalem proclame que le lieu du crâne, c’est-à-dire
le Golgotha où fut plantée la Croix, est devenu paradis.
A la limite, dans le champ des relations personnelles
qu’ont les hommes entre eux et avec Dieu, l’univers
est destiné à devenir fête nuptiale, eucharistie. Tel
est, ce me semble, le sens de la véritable ascèse :
non pas une démarche individualiste visant à soumettre
le corps aux exigences de l’esprit mais un véritable
fait de communion, un véritable fait ecclésial par lequel
chaque travail et chaque relation professionnelle, économique,
sociale ou politique tendent à se transformer en authentique
communion eucharistique de la même manière que toute
prise de nourriture devient dans l’Eucharistie fait
de communion. C’est pourquoi la vocation de l’homme
c’est essentiellement de transcender l’univers non pas
pour l’abandonner mais pour le contenir, lui dire son
sens, lui permettre de correspondre à sa secrète sacramentalité,
le cultiver, lui parfaire sa beauté, bref le transfigurer
et non pas le défigurer. La Bible, ne l’oublions pas,
présente le monde comme un matériau qui doit aider l’homme
à prendre historiquement conscience de sa liberté offerte
à Dieu. C’est dans le monde que l’homme exprime sa liberté
et qu’il se présente comme une existence personnelle
devant Dieu (3).
Considéré
par les Pères grecs comme la gloire, autrement dit comme
la manifestation de l’image de Dieu dans le monde, l’homme
ne peut de cette manière faire transparaître Dieu en
soi-même sans faire transparaître Dieu dans le monde
ou sans se faire transparent comme image de Dieu dans
le monde. Il est vrai, écrit Dumitru Staniloae, que
le monde a été créé avant l’homme ; mais c’est par l’homme
seulement qu’il a reçu sa pleine réalité et qu’il réalise
sa destination. L’homme est le collaborateur de Dieu
envers le monde. L’être visible est formé par l’homme
et par le monde ; il est le monde reflété par l’homme
ou l’homme en relation avec le monde
(4). On peut donc dire
que l’homme est un miroir dans lequel on voit le monde
et le monde un miroir dans lequel se voit l’homme.
2.
L’ homme, création à l’image de Dieu.
Ainsi l’homme
représente pour l’univers l’espoir de recevoir la grâce
et de s’unir à Dieu ; il est aussi un risque : le risque
de la déchéance et de l’échec lorsque, chaque fois qu’il
se détourne de Dieu, il ne voit plus des choses que
l’apparence, la figure qui passe ( 1 Cor 7/31 ) , ce
qui a pour conséquence de leur donner un faux nom. C’est
ce qui fait la grandeur de l’homme : une grandeur qui
réside dans sa dimension irréductiblement personnelle,
méta-cosmique, laquelle lui permet non pas de dissoudre
le cosmos mais de le transformer en temple de la Sagesse
divine.
Déchéance,
rédemption ! Deux textes fondamentaux de Saint Paul
dans son Epître aux Romains devraient ici retenir notre
attention.
Le premier
est celui de Romains 1/20 : … depuis la création du
monde, les perfections invisibles de Dieu, éternelle
puissance et divinité, sont visibles dans ses œuvres
pour l’intelligence… : la Parole créatrice de Dieu est
donc bien la source de toute réalité non seulement existentielle
et historique mais aussi cosmique.
Le
second est tiré de Romains 8/ 19-21 : Car la création
attend avec impatience la révélation des fils de Dieu
: livrée au pouvoir du néant – non de son propre gré,
mais par l’autorité de celui qui l’y a livrée – elle
garde l’espérance car elle sera libérée de l’esclavage
de la corruption, pour avoir part à la gloire et à la
liberté de Dieu. Tout ce qui est en l’homme revêt une
signification universelle et s’imprime sur l’univers,
ce qui fait dire à Olivier Clément : la révélation biblique
nous place devant un anthropocentrisme résolu, non pas
physique mais spirituel puisque le destin de la personne
humaine détermine le destin du cosmos (5).
Cela devient possible dès lors que l’homme se présente
comme l’axe spirituel de tout le créé, de tous ses plans,
de tous ses modes puisqu’il est à la fois microcosme
et microthéos, autrement dit le résumé de l’univers
et l’image de Dieu et parce qu’enfin Dieu s’est fait
homme pour s’unir au cosmos.
Le
fait essentiel demeure donc ici le mystère de l’Incarnation
; il place l’homme au centre de la création. Le Christ,
en récapitulant l’histoire humaine, donne du même coup
aux cycles cosmiques la plénitude de leur sens. Le mystère
de l’Incarnation du Verbe contient en soi… toute la
signification des créatures sensibles et intelligibles,
affirme Saint Maxime le Confesseur (6).
Celui qui connaît le mystère de la Croix et du Tombeau
connaît aussi le sens des choses ; celui qui est initié
à la signification cachée de la Résurrection connaît
aussi le but pour lequel dès le commencement, Dieu créa
le tout. Avec la création et la chute commence une ligne
horizontale qui avance directement de la Croix et de
la Résurrection jusqu’ à la Pentecôte et dans laquelle
l’homme est impliqué comme créateur, parce qu’il est
l’image par excellence du Verbe de Dieu ; comme souverain
car le Christ, à l’image duquel il a été créé, est le
Seigneur-Roi qui domine l’univers ; enfin, par-dessus
tout comme prêtre de tout l’univers qu’il récapitule
en lui puisqu’il a pour modèle le Christ lui-même, Grand
Prêtre (7).
La
Bible utilise le verbe hébreu bara pour dire que Dieu
créa le ciel et la terre ( Gen.1/1 ). Le mot hébreu
se réfère toujours à une action de Dieu ( voir aussi
Es.43/1,7,15 ), ce qui s’oppose à tout ce qui est fabriqué
ou construit. Ainsi, l’univers jaillit neuf des mains
du Dieu biblique. Lorsque donc Grégoire de Nysse décrit
cette création comme une ordonnance musicale (8),
nul doute qu’il ne fait là que rejoindre la tradition
hébraïque elle-même pour laquelle le premier Adam –
Qadmon, l’homme antérieur - était un corps de lumière
qui récapitulait les six jours de la création et devait
rendre au divin Créateur la libre réponse de l’amour
en se laissant aspirer par la lumière incréée de Dieu
dans un mouvement d’ascension à même le septième jour.
L’homme devait y enfanter le huitième jour, transfiguration
du premier (9).
Dans la vision chrétienne, l’univers est une réalité
neuve, véritable, dynamique, animée par une force lumineuse,
spermatique que Dieu a introduite en lui comme tension
vers la transcendance (10).
3.
L’homme, jointure entre le divin et le terrestre.
Mais si l’univers
se tient devant l’homme comme une révélation de Dieu,
c’est à l’homme qu’il appartient de la déchiffrer d’une
manière créatrice et de rendre consciente la louange
ontologique des choses. Parce que tout simplement il
n’y a pas de discontinuité entre la chair du monde et
celle de l’homme. D’une part, l’univers est - théologiquement
parlant - englobé dans la nature humaine ; il est le
corps de l’humanité. D’autre part l’homme, en sa qualité
de microcosme, condense et résume en lui les degrés
de l’être créé, ce qui lui donne la possibilité de connaître
l’univers de l’intérieur.
Ainsi,
entre l’homme-microcosme et l’univers-macranthrope,
la connaissance est endosmose et exosmose, échange de
sens et de force (11).
Plus encore, l’homme est beaucoup plus qu’un microcosme
du fait que sa création à l’image et à la ressemblance
de Dieu ne provient pas d’un ordre donné à la terre,
comme c’est le cas pour les autres vivants. Dieu, en
créant l’homme, n’ordonne pas mais se dit dans son conseil
éternel : faisons l’homme à notre image, selon notre
ressemblance (Gen. 1/26). Pour cette raison, nous pouvons
affirmer que l’homme, parce qu’il constitue l’hypostase
du monde comme image de Dieu et microcosme, est donc
bien la jointure entre le divin et le terrestre et de
lui se diffuse la grâce sur toute la création.
C’est
pourquoi, sans lui les plantes ne peuvent pas croître
car c’est en lui qu’elles s’enracinent et c’est encore
lui qui nomme les animaux, déchiffrant pour Dieu leurs
paroles de création et de providence ( les λόγοι selon
Maxime le Confesseur), que l’on trouve dans la Genèse
et dans les Psaumes (12).
C’est dire que la situation du cosmos, sa transparence
ou son opacité, sa libération en Dieu ou son asservissement
à la corruption et à la mort, dépendent de l’attitude
fondamentale de l’homme, de sa transparence ou de son
opacité à la lumière divine et à la présence du prochain.
C’est la capacité de communion de l’homme qui conditionne
l’état de l’univers. Du moins initialement et maintenant
en Christ, au sein de son Eglise.
Dans un texte
admirable, Saint Syméon le Théologien traduit cela avec
une remarquable clarté. Voici ce qu’il écrit :
Toutes
les créatures, lorsqu’elles virent qu’Adam était chassé
du Paradis, ne consentirent plus à lui rester soumises
; ni le soleil, ni la lune, ni les étoiles ne voulurent
le reconnaître ; les sources refusèrent de faire jaillir
l’eau et les rivières de continuer leur cours ; l’air
ne voulut plus palpiter pour ne pas donner à respirer
à Adam pécheur ; les bêtes féroces et tous les animaux
de la terre, lorsqu’ils le virent déchu de sa gloire
première, se mirent à le mépriser et tous étaient prêts
à l’assaillir ; le ciel s’efforçait de s’effondrer sur
sa tête et la terre ne voulut plus le porter. Mais Dieu
qui avait créé toutes choses et l’homme, que fit-il
? Il contint toutes ces créatures par sa propre force
et, par son ordre et sa clémence sacrée, ne les laissa
pas se déchaîner contre l’homme, mais ordonna que la
création restât sous sa dépendance et, devenant périssable,
servît l’homme périssable pour lequel elle était créé
et cela jusqu’à ce que l’homme renouvelé redevienne
spirituel, incorruptible et éternel et que toutes les
créatures, soumises par Dieu à l’homme dans son labeur,
se libèrent aussi, se renouvellent avec lui et, comme
lui, redeviennent incorruptibles et spirituelles (13).
A partir
de cette lecture nous pouvons mieux saisir les données
de notre thème présent car les moments essentiels de
l’histoire du salut ne sont pas seulement porteurs d’une
importance historique ; ils ont aussi une importance
méta-historique. C’est bien dans cette perspective qu’il
nous faut, ce me semble, éclairer notre réflexion d’aujourd’hui
sans quoi l’on court le risque de ne pas pouvoir concevoir
et expérimenter les modalités diverses de l’être créé
faute de réalisme mystique.
L’histoire
de l’homme et sa psychologie demeurent incompréhensibles
sans la mémoire du Paradis, ainsi que se plaisent à
nous le rappeler nos Pères dans la Foi : la Croix rend
donc accessible aux hommes, soutient Henri de Lubac
(14)
la modalité synthétique de la création du fait même
que le sang du meurtre de Dieu devient sacrifice, au
sens le plus originel et qu’il sacre la terre en tant
que ferme soutien de toutes choses … et entrelacement
cosmique. A tous les schémas d’une évolution unilatérale
que proposent aujourd’hui les sciences de la nature
et de l’homme, la Croix et la Résurrection du Christ
répondent par un tout autre, celui de l’entrecroisement
de deux processus : de chute et de rédemption, de régression
et de progrès. C’est ce dernier seul qui fait de l’homme
le véritable prêtre de la création.
La
chute comme catastrophe cosmique réside dans le fait
que l’homme a détruit l’unité qu’il était appelé à réaliser
entre Dieu et le monde : parce que l’homme s’est mis
hors de Dieu et contre Dieu, le monde lui est désormais
devenu étrange et hostile ; mais cette étrangeté et
cette hostilité, c’est en fait l’homme lui-même jeté
hors de lui-même, littéralement pulvérisé hors de la
création. Tel est le sens que l’on trouve dans le livre
de la Genèse ( 3/19 ) : poussière, tu retourneras à
la poussière ! L’homme, écrit Nicolas Berdiaev, ayant
réduit par sa propre servitude la nature à l’état de
mécanisme, rencontre en face de lui cette mécanicité
dont il est la cause et tombe en son pouvoir … La force
de la nature nécrosée suscite la souffrance de l’homme,
son roi détrôné. A son tour elle lui verse le poison
qui le changera en cadavre, le forcera à partager le
destin de la pierre, de la poussière et de la boue (15).
Mais
le Christ, Nouvel Adam, fait éclater et embraser divinement
l’écorce de la mort (16).
Le Fils de Dieu devenu Homme enfouit volontairement
sa corporéité lumineuse dans notre corporéité souffrante
et laborieuse afin que, sur la Croix et dans l’aube
soudaine de Pâques, tout s’illumine. Non pas seulement
l’univers mais aussi tout l’effort humain qui vise à
le transformer. En Christ la matière déchue redevient
moyen de communion, temple et fête de la rencontre.
En Lui le monde, gelé par notre déchéance, fond au feu
de l’Esprit et retrouve son dynamisme originel.
Mais
si l’histoire en Christ est terminée ( Hébreux 9/12-14
), l’histoire, elle, continue car la plénitude ne nous
est pas imposée ; elle est offerte. L’ascension introduit
notre nature au sein même de la Trinité ; avec la Pentecôte
commence, dans la grâce du Saint-Esprit, la libre appropriation
par chaque personne humaine de la force divine que rayonne
le corps glorifié du Christ . L’histoire désormais est
celle du feu que le Christ est venu jeter sur terre
et qui ne cesse d’embraser les âmes ; c’est l’histoire
de la lumière, l’économie du Saint-Esprit par laquelle
la plénitude des temps ouvre les temps de la plénitude
(17).
4.
Faire eucharistie en tout.
Pour
Saint Maxime le Confesseur, le monde se révèle alors
comme une église : la nef est l’univers sensible, les
anges constituent le chœur et l’esprit de l’homme en
prière le saint des saints. Ainsi l’âme se réfugie comme
dans une église et un lieu de paix dans la contemplation
spirituelle de la nature ; elle y entre avec le Verbe
et, avec Lui notre Grand Prêtre et sous sa conduite,
elle offre l’univers à Dieu dans son esprit comme sur
un autel (17).
Saint Silouane de l’Athos ne se lassait pas de répéter
: pour l’homme qui prie dans son cœur, le monde entier
est une église.
La bénédiction,
le respect de la terre, la soumission à toute vie dans
sa féconde beauté, le partage avec les pauvres, tout
cela et tout le reste, l’homme a pour devoir de les
faire converger dans le but de préparer la transformation
de la terre en eucharistie. C’est de cette évidence
que découle sa vocation sacerdotale au sein de toute
la création.
En
toutes choses faites eucharistie (1Th 5/18 ) : à l’Eucharistie
comme sacrement répond l’Eucharistie comme spiritualité,
laquelle entraîne la métamorphose de tout l’être de
l’homme et de tout l’être par l’homme (18).
Dans la vision paulienne l’Eglise, Corps du Christ –
du Christ non pas mort sur la Croix mais ressuscité
des morts - est bien perçue comme mystère eucharistique
qui reflète le futur, l’état final des choses et non
pas un événement historique du passé puisque le Royaume
est venu. Elle est de même perçue comme ce mystère eucharistique
qui nous procure la véritable gnose d’un univers créé
pour devenir Eucharistie.
L’Eucharistie
se définit donc comme ce lieu par excellence privilégié
où l’homme liturgique déchiffre l’existence toute entière
dans la Lumière de la vie, là même où s’éveille cette
Présence qui transforme le monde en buisson ardent ;
là enfin où ce monde à venir devient l’intérieur de
la Parole biblique. Par Elle en effet nous comprenons
que nous ne sommes pas qu’une communauté d’être humains
sans relations avec le cosmos non personnel : le salut
est destiné à la création toute entière et jusqu’à ce
que la mort soit éliminée du cosmos tout entier, il
ne peut y avoir de salut pour les êtres humains.
C’est
cela, écrit Jean Zizioulas qui rend la célébration des
sacrements et spécialement de l’eucharistie si cruciale
pour l’Eglise…Car les sacrements impliquent toute la
création dans l’être de l’Eglise et non seulement les
hommes(19)
…Le centre cosmique, c’est-à-dire universel, de la création
est l’Eglise, icône de la fin eschatologique de l’histoire,
du nouveau ciel et de la nouvelle terre, de la cité
de Dieu, de la nouvelle Jérusalem. Autrement dit, l’Eglise
est réellement la gloire du Verbe, son apparition et
sa manifestation sous l’action du Saint Esprit : le
fait de la transfiguration est donc le présent continuel
de l’Eglise et par conséquent de la divinisation du
monde. Pour cette raison, la gloire du Verbe comme commencement
et fin de l’histoire reste le mystère de la foi et la
possibilité de la vie (20).
Nous cheminons dans la foi, écrit Saint Paul, non dans
la claire vision( 2 Co 5/7 ).
La
grâce naturelle du Saint Esprit, laquelle constitue
le fondement même de l’être de créature, se manifeste
dans la chair même du monde ; elle est à l’origine de
toute sanctification. C’est pourquoi l’Eglise du Christ
connaît diverses sanctifications de la matière comme
par exemple celle de la bénédiction des eaux du Jourdain,
de laquelle découlent toutes les bénédictions des eaux
( baptismales ou non ) ; comme par exemple celle du
saint chrême et de l’huile, du pain et du vin ; de la
consécration des églises et des objets de culte ; des
fruits de la terre, de toute nourriture et en général
de tous objets (21).
L’Esprit Saint descend en personne au cœur du monde
et Le voici conscience de notre conscience, vie de notre
vie, souffle de notre souffle (22).
Les épiclèses de toutes les actions sacramentelles constituent
comme une continuation de la Pentecôte, comme la reprise,
dans un dynamisme renouvelé, de la Pentecôte cosmique
des origines. Tout culmine alors à la métabolè ( μεταβολή
) eucharistique. Aussi, si les cieux, la création de
Dieu racontent sa gloire ( Ps 19/18, 2 ), les œuvres
de l’homme qui continuent, elles, la création de Dieu,
ont pour but suprême, à travers cette même création,
la glorification de Dieu.
C’est
justement ici qu’apparaît l’importance capitale du repentir
et de l’ascèse et dans l’homme et dans toute l’histoire
de la civilisation.Le repentir et l’ascèse sont le combat
pour lequel l’homme en Christ fait mourir au plus profond
de lui-même et dans toutes ses œuvres sa mauvaise autonomie,
le seul élément qui doive être rejeté ( 1 Tm 4/4 ).
Le repentir et l’ascèse rétablissent l’homme et ses
œuvres dans la beauté originelle ; ils tournent le miroir
vers le Soleil réel. Et les créations de l’homme reçoivent
ainsi la lumière et la vie (23).
5.
L’homme, prêtre de la création.
Pour
Saint Irénée de Lyon, c’est toute la nature visible
que nous offrons dans les saints dons afin qu’elle soit
eucharistiée, puisque dans l’eucharistie l’un des deux
facteurs est terrestre (24).
Dans l’anaphore, rappelle Saint Cyrille d’Alexandrie,
on fait mémoire du ciel et de la terre, de la mer, du
soleil, de toute la création visible et invisible (25).
C’est parce qu’il y a l’Eglise et sa liturgie que le
monde reste ancré dans l’être, c’est-à-dire dans le
Corps du Christ, car l’Eglise demeure ce lieu spirituel
où l’homme fait l’apprentissage d’une existence eucharistique
et devient authentiquement prêtre et roi.
Par la liturgie
l’homme découvre le monde transfiguré en Christ et désormais
il collabore à sa métamorphose définitive, ce qui signifie
en clair à sa transfiguration. Tout fidèle qui prend
part à la liturgie porte en lui le monde de la façon
la plus réaliste, la plus positive qui soit. Il ne porte
pas seulement sa chair d’homme, son être concret avec
ses faiblesses et ses passions. Il porte toute sa relation
avec le monde naturel, avec toute la création. Le monde
qui entre dans l’espace liturgique est certes le monde
déchu mais il n’y entre pas pour rester tel qu’il est.
La liturgie est un remède d’immortalité parce que dans
son acceptation et son affirmation du monde, elle refuse
précisément la corruption de celui-ci afin de pouvoir
l’offrir à Dieu, au Créateur. Dans la liturgie eucharistique,
le monde ne cesse jamais d’être le cosmos de Dieu. Une
telle vision du monde ne laisse pas de place à la dissociation
entre le naturel et le surnaturel.
Dans
l’anaphore de la divine liturgie de Saint Jean Chrysostome
nous prononçons ces phrases : nous souvenant donc de
ce commandement salutaire et de tout ce qui a été fait
pour nous : de la Croix, du Tombeau, de la Résurrection
au troisième jour, de l’Ascension au ciel, de la session
à la droite ( du Père ), du second et glorieux Avènement,
tes dons que nous prenons parmi tes dons nous te les
offrons en tout et pour tout : l’Eucharistie, en répondant
de façon fondamentale à nos attentes contemporaines,
peut sauver l’homme de notre temps de l’opposition et
de la dissociation entre éternité et temps, qui le poussent
à refuser Dieu. Ce Dieu que la théologie à trop souvent
placé, reconnaissons-le tout simplement, dans une sphère
désormais incompréhensible pour les hommes d’aujourd’hui
(26).
Si
les chrétiens venaient à vivre pleinement le sacrifice
de la messe, non seulement ils seraient capables de
garder le monde que Dieu leur a confié, mais ils le
développeraient sans aucun doute à l’infini et ils le
transfigureraient vraiment en sacrifice logique ( λογική
λατρεία ), raisonnable, à savoir conforme au Logos,
à la parole toujours créatrice de Dieu puisque la liturgie
est notre action de grâce la plus authentique pour le
monde créé, rendue au nom de ce monde. Elle est aussi
la restauration du monde déchu et la pleine participation
des fidèles au salut ( amené par l’Incarnation du Logos
divin ), à travers lesquels ce même Logos est donné
au cosmos tout entier. La liturgie eucharistique est
enfin l’image du Royaume, qui est le Cosmos devenu ecclésial
(27).
L’homme sanctifié
est un homme qui sanctifie et sa conscience eucharistique
cherche, au cœur des êtres et des choses, le point de
transparence où faire rayonner la lumière du Thabor.
Cette participation à toute la création, à la doxologie
qui revient au Créateur, cette atmosphère de réconciliation
de la nature et du religieux dans le culte, nous les
retrouvons pleinement exprimées dans l’iconographie
byzantine : l’ascèse et la mystique, loin de concerner
uniquement l’âme, apparaissent de cette façon comme
l’art et la science du sôma pneumatikon et ce corps
spirituel communique la Lumière véritable à l’ambiance
cosmique dont il est inséparable.
Au terme
de cette réflexion, nous comprenons que la grande Tradition
chrétienne rappelle en tous temps et en chaque circonstance
que le cosmos revêt pour l’homme une signification profonde
car il est une icône sacrée, laquelle révèle constamment
le mystère de la création. A cause de cela il porte
en lui un message qu’il convient de toujours déchiffrer
dans sa totale intensité. Ce dialogue entre l’homme
et le reste de la création est fondamental sur plusieurs
points puisque c’est la main dans la main qu’ils passent
ensemble de l’esclavage de la corruption à la liberté
glorieuse de Dieu.
Mais encore
! Dieu ne s’est pas contenté de créer le monde comme
une seule parole multiple, Il a aussi créé un sujet
qui peut saisir cette parole. Si donc l’apparition de
l’homme (comme sujet à qui Dieu s’adresse par ses raisons
incarnées dans le monde) est impliquée dans le plan
de la création, c’est que nécessairement est impliquée
dans la prononciation de la parole un interlocuteur
qui doit répondre. Le monde a été pensé et créé en fonction
de l’homme. L’apparition de l’homme est liée à la création
du monde comme une part avec l’autre part, sans toutefois
que l’une résulte de l’autre, toutes deux étant cependant
le produit cohérent d’une pensée et d’un acte unitaires.
La différence entre l’homme comme parole et le monde
comme parole est que l’homme est parole parlante ou
raison pensante selon l’image même du Fils comme sujet.
Seulement
comme image du Fils ! Car il n’appartient pas à l’homme
de penser, de prononcer et de réaliser des raisons et
des paroles qui lui soient totalement propres mais il
lui revient d’énoncer, de combiner et de développer
les images des raisons ou des paroles du Logos divin,
suivant en cela ce même Logos en sa qualité de premier
parlant, pensant et créateur.
Si
vous ne priez plus, ce n’est tout de même pas la faute
des machines (28),
écrit Denis de Rougemont. Traduisez : si vous ne priez
plus, ce ne sont tout de même pas les machines qui vous
donneront et se donneront un sens ! Selon Dumitru Staniloae
(29),
l’homme en dialogue avec le Logos donne à la divinisation
du monde un certain caractère humain. Car la divinisation
du monde par la contribution de l’homme est une divinisation
riche de toutes les pensées et de tous les sentiments
humains. Par là, l’homme découvre le vrai sens du monde,
sa destination d’être le contenu de l’esprit humain
et de l’esprit divin, contenu imprimé par le sceau humain
plein de l’esprit divin. Voilà pourquoi le Logos est
devenu homme : pour accomplir cette tâche de l’homme
de diviniser le monde par l’humain, tâche dont l’homme
était déchu par le péché …
Garder donc
le monde, c’est pour l’homme garder son orientation
et sa tendance vers le dépassement continuel jusqu’à
l’incréé ; c’est garder sa finalité extrême qui est
Dieu et la communion avec Dieu. Mais aussi, garder notre
monde, encore en même temps en création et en corruption,
c’est garder le dynamisme créateur que Dieu a donné
; c’est sauvegarder les créations de Dieu de la corruption.
Cette sauvegarde, qui s’appelle également le salut,
ne peut être accomplie que par l’intégration des réalités
du monde dans l’Eglise par leur transformation en corps
de l’Eglise. Telle est la mission de l’homme comme prêtre
de la création.
Le
problème ultime qui nous concerne ici n’est ni le problème
social en tant que problème de la richesse et de la
pauvreté, ni celui de l’enrichissement universel ou
encore de la santé, de l’alimentation et de la justice
planétaire (toutes choses certes indispensables) ; le
problème qui nous concerne ici c’est essentiellement
celui de la vie et de la mort et du retour universel
à la vie, en d’autres mots celui de la sanctification
universelle (30).
D’où la nécessité pour nous chrétiens de célébrer l’Eucharistie,
de célébrer Pâques non pas uniquement à l’intérieur
de nos temples mais dans toutes les expressions de notre
existence. Dans nos œuvres journalières, dans la technique
et dans la science.
Et cette
célébration de la liturgie ne peut avoir de véritable
sens que si elle embrasse la totalité de la vie ; non
seulement dans la vie de l’esprit, qui est vie intérieure
mais pareillement dans la vie extérieure, mondiale et
ce en vue de la transformer en œuvre de résurrection.
Dans la science,
la technique, l’art, la politique, les chrétiens sont
appelés à faire acte de présence afin de modifier le
rapport de l’homme avec l’homme en rapport de communion
et le rapport des hommes avec toute la création en rapport
de transfiguration. Ainsi devrait se définir et se déterminer
notre participation à toute œuvre de civilisation. Le
monde passe et ses convoitises aussi ; mais celui qui
fait la volonté de Dieu demeure éternellement (1Jn 2/17).
L’univers ne se déploie en réalité que dans la vision
de l’homme ; c’est pourquoi la prière et l’amour d’un
saint le métamorphosent. Quant à nous, si nous ne voyons
pas la vraie Lumière gagner sous l’écorce, n’accusons
que notre propre cécité.
Une
dernière question.
A
la vision résurrectionnelle du monde qui nous est demandée,
sommes-nous finalement capables de proposer un vrai
service désintéressé qui soit avant tout un authentique
service pascal de vie ? Car il n’y a pour la création
qu’une seule réponse possible : la certitude, pour toute
existence, de la Résurrection.
Monastère
de Nouveau Valamo ( Finlande ),
le 15 juillet 2004
XXXIè Rencontre Internationale et Interconfessionnelle
des Religieuses
Thème : La Vie religieuse et la sauvegarde de la Création
( 12-19 juillet 2004 ).
+
STEPHANOS,
Métropolite de Tallinn et de toute l’Estonie.
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1976, pp. 83-107. (retour)
(29)
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(30)
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