"MAIS AUSSI LE PERE !"
par le Métropolite STEPHANOS de Tallinn
AVANT-PROPOS
Ce
n'est qu'à partir du Christ ressuscité par le Père dans
l'Esprit – en ce Christ ressuscité lors de l'eucharistie
ecclésiale dans l'histoire, et finalement comme ce même
Christ ressuscité dans le Royaume à venir – que nous
pouvons connaître et reconnaître, dans la foi et la
gratitude, "Dieu tel qu'il est en Lui-même" : le Père
unique, de son Fils unique dans son Esprit unique. Le
"tel qu'il est" de Dieu n'est autre que l'existence
"trinitaire" de Dieu incréé. Sa manière éternelle d'exister
à partir du Père – dans la relationnalité ternaire et
non binaire de chacune des trois particularités personnelles
– en tant que plénitude même de leur communion ou vie
incréée, ineffable et incorruptible. Bref, un "être"
personnel-trinitaire, identique à la vie incréée de
communion des personnes trinitaires. Ainsi, dans l'ordre
de la manifestation divine, les hypostases ne sont pas
des images respectives des diversités personnelles,
mais de la nature commune : le Père révèle sa nature
par le Fils et la divinité du Fils est manifestée dans
l'Esprit-Saint. C'est pourquoi, dans cet aspect de manifestation
de la Divinité, on peut établir l'ordre des personnes,
la "taxis", que l'on ne doit pas, strictement parlant,
attribuer à l'existence trinitaire en soi, malgré la
"monarchie" et la "causalité" du Père qui ne lui confèrent
aucune primauté hypostatique sur les deux autres hypostases,
car Il n'est une personne que pour autant que le Fils
et le Saint Esprit le soient aussi. De par sa constitution
christique, l'ontologie "trinitaire", fondée sur le
concept de la "monarchie" du Père (aitios), exclut aussi
bien la priorité de l'essence suressentielle (incréée)
de Dieu sur les trois personnes que la coexistence parallèle
de celles-ci. La relationnalité des trois personnes
à partir du Père est "trinitaire" (ternaire donc et
non point binaire) et leur simultanéité dans la communion
est "personnelle". Mais au préalable, reprenons, si
vous le permettez, les éléments fondamentaux qui sont
propres à l'être même de la Sainte Trinité.
UN DIEU QUI EST TRINITE :
Chacune
des trois Personnes est entièrement Dieu, complètement
Dieu. Aucune des trois Personnes n'est plus ou moins
"Dieu" que les autres. A chacune de ces trois Personnes
revient, non pas un tiers de la Divinité, mais la divinité
dans sa totalité. Notons toutefois que chacune des trois
Personnes vit et est cette Divinité de façon bien distincte
et personnelle. Saint Grégoire de Nysse insiste sur
cette unité dans la diversité : "Tout ce qu'est le Père,
nous le voyons révélé dans le Fils, tout ce qui est
au Fils est aussi au Père ; car le Fils tout entier
demeure dans le Père, et en lui demeure le Père tout
entier. Le Fils qui existe toujours dans le Père ne
peut jamais être séparé de lui, et l'esprit ne peut
jamais être divisé du Fils qui, à travers l'esprit,
accomplit toute chose. Celui qui reçoit le Père reçoit
en même temps le Fils et l'esprit. Il est impossible
d'envisager une séparation ou une désunion entre eux
: on ne peut penser au Fils sans penser au Père, ni
séparer l'esprit du Fils. Il y a entre les trois un
partage et une différenciation qui sont au-delà des
mots et de la compréhension. La distinction entre les
personnes n'entrave pas l'unicité de leur nature, pas
plus que l'unicité partagée de leur essence ne mène
à une confusion entre les caractéristiques distinctives
des personnes. "Ne soyez pas surpris que nous parlions
de la Trinité comme étant à la fois unifiée et différenciée.
Ayant recours à un jeu de mots, nous envisageons une
étrange et paradoxale "diversité-dans-l'unité" et "unité-dans-la-diversité".
"Jeu de mots…" Saint Grégoire revient à maintes reprises
sur le cté paradoxal de la doctrine de la Trinité, qui
est, nous dit-il, au-delà "des mots et de l'entendement".
Dieu nous la révèle. Notre propre raison est incapable
de nous la démontrer. Nous pouvons l'évoquer. Nous ne
pouvons pas pleinement l'expliquer. Notre raison est
don de Dieu, apprenons à nous en servir au maximum tout
en reconnaissant ses limites. La Trinité n'est pas une
théorie philosophique. La Trinité est ce Dieu vivant
que nous adorons. Nous arrivons donc à un point dans
notre approche de la Trinité où dialectique et analyse
doivent s'effacer devant la prière silencieuse. "Que
toute chair mortelle fasse silence et se tienne dans
la crainte et le tremblement…" (liturgie de saint Jacques).
La première personne de la Trinité, Dieu le Père, est
la "source" de la Trinité. Sa cause. Le principe d'origine
des deux autres Personnes. Le lien d'unité entre les
trois. Il y a un seul Dieu parce qu'il y a un seul Père.
"L'union, c'est le Père, de qui et vers qui va l'ordre
des Personnes." (Saint Grégoire le Théologien). Les
deux autres Personnes sont chacune définies par rapport
au Père : le Fils est "engendré par le Père, l'esprit
"procède" du Père. Dans la chrétienté occidentale latine,
on considère généralement que l'Esprit procède du Père
et du Fils, et le mot filioque ("et par le Fils") a
été rajouté au texte latin du Credo. L'Eglise orthodoxe
voit le filioque comme une addition non autorisée, insérée
dans le Credo sans le consentement de la chrétienté
orientale et considère que la doctrine de la "double
procession", telle qu'elle est communément présentée,
est théologiquement inexacte et spirituellement dangereuse.
Selon les Pères grecs du IVe siècle, auxquels l'Eglise
orthodoxe continue à se référer, le Père est la seule
source, le seul fondement de l'unité divine. En faisant
du Fils une source comme le Père, ou avec le Père, on
risque de confondre les caractéristiques distinctives
de chacune des trois Personnes. La seconde personne
de la Trinité est le Fils de Dieu. Son "Verbe". Son
Logos. Parler de Dieu en tant que Fils et Père, c'est
évoquer ce courant d'amour mutuel que nous avons mentionné
plus haut. C'est aussi rappeler que, de toute éternité,
Dieu lui-même, en tant que Fils, par obéissance et par
amour filial, rend à Dieu le Père l'existence que le
Père, par don de soi paternel, génère éternellement
en lui. C'est par le Fils et à travers le Fils que le
Père nous est révélé: "Je suis le Chemin, la Vérité
et la Vie : nul ne vient au Père que par moi". (Jn 14.6).
C'est lui qui est venu sur terre. Il s'est fait homme.
Lui qui a pris chair de la Vierge Marie, à Bethléem.
En tant que Verbe ou Logos de Dieu il agit même avant
son Incarnation. Il est le principe de tout ordre, la
fin de toute chose. Il rassemble tout en Dieu et fait
de l'Univers un "cosmos", un ensemble harmonieux et
intégré. Le Créateur-Logos a départi à toute chose créée
son propre logos intime, principe intérieur qui permet
à cette chose d'être distinctivement elle-même et qui
l'attire et l'oriente vers Dieu. A nous, artisans humains,
il incombe de discerner ce logos, présent au cœur de
chaque chose et de le rendre manifeste. Ne cherchons
pas à dominer, apprenons à coopérer. La troisième Personne
est le Saint-Esprit, la "brise", le "souffle" de Dieu.
Tout en reconnaissant qu'une classification bien nette
est impossible, nous pouvons dire que l'Esprit est Dieu
en nous, que le Fils est Dieu avec nous, et que Dieu
le Père est au-dessus ou au-delà de nous. Comme le Fils
nous montre le Père, de même l'Esprit nous montre le
Fils et nous le rend présent. La relation est cependant
mutuelle. L'Esprit nous rend le Fils présent, mais c'est
le Fils qui nous envoie l'Esprit. (Notons la distinction
entre "l'éternelle procession" de l'esprit et sa "mission
temporelle". L'Esprit est envoyé dans le monde, dans
le temps, par le Fils; mais pour ce qui est de son origine
au sein de la vie éternelle de la Trinité, l'Esprit
procède du Père seul). Pour caractériser chacune des
trois personnes, Synésius de Cyrène écrit: "Salut, source
du Fils ! Salut, image du Père ! Salut, demeure du Fils
! Salut, sceau du Père ! Salut, puissance du Fils !
Salut, beauté du Père ! Salut, Esprit très pur ! A travers
notre rencontre avec Dieu dans la prière, nous savons
que l'Esprit est différent du Fils, même si les mots
ne nous permettent pas de préciser cette différence.
Essayons d'illustrer la doctrine de la Trinité en examinant
les figures trinitaires dans l'histoire du Salut et
dans notre vie de prière personnelle. Les trois Personnes,
nous l'avons vu, opèrent toujours ensemble. Elles ne
possèdent qu'une seule volonté et qu'une seule énergie.
Saint Irénée voit dans le Fils et l'Esprit les "mains"
de Dieu le Père à l'œuvre dans tout acte créateur et
sanctifiant. L'Ecriture Sainte et la Liturgie nous en
fournissent de nombreux exemples :
1.
La Création
"Par
la parole de Yahvé les cieux ont été faits, Par le souffle
de sa bouche, toute leur armée". (Ps 33, 6). Dieu le
Père créé par son "Verbe", c'est-à-dire le Logos (la
seconde Personne). Il crée aussi par le "souffle de
sa bouche" c'est-à-dire l'Esprit (la troisième Personne).
De ses "mains", le Père façonne l'univers. Il est dit
du Logos, "Tout fut par Lui" (Jn I, 3.) Comparons avec
le Credo: "… Par lui tout a été fait"). De l'Esprit,
il est dit qu'à la création, "le vent de Dieu tournoyait
sur les eaux" (Gn I, 2). Ainsi, toute la création porte
le sceau de la Trinité.
2.
L'Incarnation
Lors
de l'Annonciation, le Père envoie l'Esprit-Saint sur
la Bienheureuse Vierge Marie, qui conçoit le Fils Eternel
de Dieu (Lc I, 35). L'Incarnation divine est une opération
trinitaire. L'Esprit est envoyé par le Père pour réaliser
la présence de son Fils dans le sein de la Vierge Marie.
L'Incarnation est le fruit de l'opération de la Trinité,
certes, mais aussi du libre choix de Marie. Dieu n'a-t-il
pas attendu son consentement qu'elle exprime en ces
mots : "Je suis la servante du Seigneur, qu'il m'advienne
selon ta parole" (Lc 1,38). Sans son consentement, Marie
ne serait pas devenue la Mère de Dieu. La grâce divine
ne détruit pas la liberté humaine, elle l'affirme.
3.
Le baptême du Christ
Dans
la tradition orthodoxe on considère le baptême du Christ
comme une révélation de la Trinité. La voix du Père
"venue des cieux" rend témoignage au Fils : "Celui-ci
est mon Fils bien-aimé, qui a toute ma faveur." Au même
moment, l'Esprit-Saint, sous la forme d'une colombe,
descend du Père et vient sur le Fils (Mt. 3, 16-17).
Voici l'hymne que chante l'Eglise orthodoxe le jour
de l'Epiphanie (le 6 janvier), la fête du Baptême du
Christ : "Ton Baptême dans le Jourdain, Seigneur, Nous
montre l'adoration due à la Trinité, La voix du Père
t'a rendu témoignage, Elle t'a nommé Fils bien-aimé,
Et l'Esprit, sous la forme d'une colombe, A confirmé
l'inébranlable vérité de cette parole."
4.La
transfiguration du Christ
Encore un événement concernant toute la Trinité. On
retrouve entre les trois Personnes la même relation
qu'au Baptême du Christ. Des cieux, le Père témoigne
: "Celui-ci est mon Fils bien-aimé, qui a toute ma faveur,
écoutez-le" (Mt. 17, 5) et, comme au Baptême, l'Esprit
descend sur le Fils, mais, cette fois, sous la forme
d'une nuée lumineuse (Lc. 9, 34). Comme nous l'affirmons
dans l'un des hymnes de cette fête (célébrée le 6 août):
"Aujourd'hui sur le Thabor dans la manifestation de
ta lumière, Seigneur, Toi qui es la lumière immuable
du Père sans origine, Nous avons vu le Père comme lumière,
Et comme lumière l'Esprit Qui illumine la création tout
entière".
5.
L'épiclèse eucharistique
La
même figure trinitaire évidente dans l'Annonciation,
le Baptême et la Transfiguration, réapparaît au point
culminant de l'Eucharistie, l'Epiclèse ou invocation
de l'Esprit-Saint. Le célébrant, en s'adressant au Père,
dit, dans la Liturgie de Saint Jean Chrysostome : "Nous
t'offrons encore ce culte raisonnable et non sanglant.
Et nous T'invoquons, nous te Prions et nous Te supplions
: Envoie ton Esprit-Saint sur nous et sur les dons qui
sont ici présentés, Et fais ce Pain, Corps Précieux
de ton Christ, Et ce qui est dans ce calice – Sang précieux
de ton Christ, Opérant le changement par ton Esprit-Saint."
Comme à l'Annonciation, et pour continuer l'Incarnation
du Christ dans l'Eucharistie, le Père fait descendre
l'Esprit Saint, afin de rendre effective la présence
du Fils dans les dons consacrés. Là, comme toujours,
les trois Personnes de la Trinité opèrent ensemble.
Toutefois à force de parler du Christ, et maintenant
de l'Esprit, on oublie de parler du Père. Il est vrai
qu'il est plus facile de parler de notre relation avec
le Christ. On rencontre le Christ. Mais l'Esprit est
le Dieu intérieur, l'Hôte secret, qui constitue le mouvement
même de la rencontre. Dans l'Eglise, sacrement du Ressuscité,
se produit une Pentecte permanente, plus ou moins voilée
selon notre transparence ou notre opacité. Pourtant,
ne l'oublions pas, l'Eglise ancienne ne parlait guère
de Dieu en général. Elle parlait du Père, et tenait
ce nom pour supérieur à celui de Dieu. L'océan de l'essence
divine, océan de paix, de lumière et de joie, jaillit
du Père, que nous pouvons avec Jésus, dans l'Esprit
Saint, appeler abba, un mot de la plus enfantine tendresse.
En général, on souligne que l'antinomie proprement impensable
qui constitue le cœur de la révélation chrétienne tient
dans l'identité de la Gloire et de la Croix, du Dieu
au-delà de Dieu et de l'Homme de douleurs. Mais cette
"antinomie apophatique" s'inscrit dans ce nom même de
Père, dans l'identité de l'origine abyssale et de l'abba…
Que le Père, en effet, soit le "principe" de la Trinité
n'implique aucune supériorité de sa part, aucune subordination
du Fils. De même que le Christ, dit l'épître aux Philippiens,
"s'est évidé" -ékénsen- sur la croix, de même, pourrait-on
dire, le Père "s'évide" de toute éternité pour que soit
le Fils en qui il fait reposer l'Esprit. Car l'Esprit
est "l'onction" éternelle du Fils et "l'onction" messianique
de Jésus. C'est par l'Esprit que le Père ressuscite
le Fils incarné et assassiné, c'est dans l'Esprit qu'il
le glorifie. Mystère d'une paternité secrètement crucifiée
qui donne l'Esprit "sans mesure", au Christ et donc
à tous les hommes devenus ses "cohéritiers". Pour la
théologie patristique, le sacrifice de Jésus n'est nullement
exigé pour satisfaire la justice divine, apaiser le
courroux de Dieu et rendre celui-ci propice à l'humanité.
"Le sang répandu pour nous, écrivait Grégoire de Nazianze,
sang très précieux et glorieux de Dieu… pourquoi fut-il
versé et à qui fut-il offert ? Si ce prix est offert
au Père, on se demande pour quelle raison… Pourquoi
le sang du Fils unique serait-il agréable au Père qui
n'a pas voulu accepter Isaac offert en holocauste par
Abraham… N'est-il pas évident que le Père accepte le
sacrifice non qu'il l'exige ou en éprouve quelque besoin,
mais pour réaliser son dessein : il fallait que l'homme
fût vivifié…" Le sacrifice de Jésus est un sacrifice
de vivification : il offre l'humanité à son Père pour
que celui-ci la vivifie dans l'Esprit Saint, pour que
les hommes, en Christ, deviennent eux aussi des "christ",
des "oints" de l'Esprit. Et la passion du Fils, dit
Origène, est inséparable d'une mystérieuse "passion
d'amour" du Père: "Le Père, lui non plus, n'est pas
impassible…, il a pitié, il connaît quelque chose de
la passion d'amour, il a des miséricordes que sa souveraine
majesté semblerait devoir lui interdire."
LE
PERE SPIRITUEL, ICONE DU PERE CELESTE
Cette
vision s'inscrit dans l'expérience, monastique surtout,
mais non uniquement, du père spirituel. Celui-ci est
avant tout un "spirituel", un homme rempli de l'Esprit
qui repose sur le corps ecclésial du Christ. On ne peut
comprendre la paternité spirituelle qu'en la plaçant
dans la mouvance de l'Esprit manifestant le mystère
de ce qu'on pourrait appeler la "patri-filiation". Le
père spirituel s'associe au dessein du "Père céleste"
: de ramener dans la "demeure de l'amour", qui est l'Esprit,
la créature réconciliée. Il prend toute la valeur d'une
icône, l'icône de la Paternité sacrificielle et libératrice,
qui donne l'Esprit. Selon une vieille sentence, le père
spirituel n'est pas un législateur mais un modèle. Si
l'on se remet à lui dans une entière confiance, c'est
pour grandir vers sa propre libération. Telle est la
réponse chrétienne à la dialectique du maître et de
l'esclave, à la mise à mort du père qui a constitué
le nerf de l'anti-théisme moderne, à la nostalgie, ambigüe
de paternité qui, par compensation, se fait jour maintenant
dans la sensibilité occidentale. Abba Poemen, un père
du désert du 4e siècle, disait : "Sois pour tes frères
un modèle, pas un législateur". Le premier rôle que
les gens attendent d'un père spirituel est certainement
celui de conseiller, d'accompagnateur, un peu comme
un guide de montagne. Cela suppose qu'il ait une expérience
de la vie en Dieu, qu'il connaisse les chemins qui mènent
au sommet, les embûches, les impasses, les pièges à
éviter. Dans cette perspective, il y a différents styles
de paternité spirituelle, qui vont du commandement sans
explication ("Tu dois faire cela") à la proposition
qui appelle à la liberté et à la responsabilité de l'enfant
spirituel. Il ne faut pas opposer ces différents styles
; il se peut, en effet, que certaines personnes, à certains
moments, aient besoin de conseils plus directifs que
d'autres personnes ou qu'à d'autres moments de leur
existence. Mais en aucun cas, il ne s'agit de "direction
de conscience", expression qui fait se dresser tous
les poils de ma barbe. A nouveau, il s'agit pour le
père spirituel d'être le canal de l'Esprit Saint. Son
conseil ne doit pas venir, d'une démarche intellectuelle,
de son propre raisonnement logique ou éthique –consistant
par exemple à peser le pour et le contre, mais de l'inspiration
que Dieu lui communiquera dans son cœur par la prière.
Un grand saint russe du siècle passé, Séraphin de Sarov,
sentait très bien cela… Il pouvait couper court à un
dialogue en donnant sa bénédiction et disant: "Maintenant
allez, c'est fini. Car si je continue, c'est moi qui
parlerai et non plus le Saint-Esprit en moi". Voilà
par conséquent ce par quoi se définit le service à la
fois extérieur et intérieur de ce ministère particulier
qu'est la paternité spirituelle, à savoir que la pratique
de la "paternité spirituelle", dans la révélation que
nous fait d'elle la lumière trinitaire, s'explique par
le fait qu'avec le Christ, la relation Maître-esclave
fait place au mystère Père-Fils. Elle ne peut donc être
que cet hommage rendu à l'unique paternité divine, à
sa manifestation à travers les différentes formes de
participation humaine. Aussi, le "père spirituel" n'est
jamais un maître qui enseigne, mais celui qui engendre
à l'image du Père céleste. Cette tradition de la paternité
spirituelle remonte aux "Pères du désert" ; elle ne
relève donc d'aucune fonction sacerdotale. Il me semble
nécessaire et important de rappeler ici que : Pour le
terme "père" dans le sens d'une relation personnelle,
nous avons deux traditions : - L'une remonte à St Ignace
d'Antioche (Magn. 3/1) et constitue "la paternité fonctionnelle"
: on appelle tout évêque ou prêtre "père" en fonction
de son sacerdoce puisqu'il baptise et opère la filiation
divine au moyen des sacrements et qu'il exerce la vertu
pastorale inhérente au sacerdoce. - La seconde tradition
remonte aux "Pères du désert". Dans ce cas précis on
est "père" par une élection divine, par un charisme
de l'Esprit Saint, par l'état de celui qui est devenu
un "théodidacte", c'est-à-dire un enseigné directement
par Dieu. Saint Antoine, ne l'oublions pas, était un
simple laïc. Parmi les charismes d'un père, le primat
est à la charité dont la marque la plus sûre est le
martyre visible ou invisible qui fait de toute ascèse
le "sacrement du frère". Voici un exemple : Saint Païssius
le Grand priait pour son disciple qui avait renié le
Christ. Le Seigneur lui apparut à ce moment-là et lui
dit : "Païssius, pour qui pries-tu ? Ne sais-tu pas
qu'il m'a renié ? " Mais le Saint ne cessait d'avoir
pitié et de continuer à prier pour son disciple. Alors
le Seigneur lui dit : "Païssius, tu t'es assimilé à
moi par ton amour". La paternité spirituelle, c'est
aussi le don de prophétie, c'est-à-dire le déchiffrement
du dessein de Dieu dans des cas précis. Le starets lit
en effet dans l'âme ; il sait par avance le contenu
du message sans l'ouvrir, il décachette surtout les
cœurs. Il est toujours dangereux de livrer à n'importe
qui les secrets de son cœur, aussi la paternité spirituelle
n'a pas de critère formel tout comme la vérité. "Un
père, dit l'abbé Poemène, met l'âme en rapport direct
avec Dieu et il conseille : ne commande jamais, mais
sois pour tous un exemple, jamais un législateur". Ce
n'est pas dans les règles mais en Dieu qu'on chemine
ici. C'est pourquoi un geronta n'est jamais un "directeur
de conscience". Il ne forme jamais son enfant spirituel
mais il engendre au contraire un enfant de Dieu, libre
et adulte. C'est cela l'essentiel de la paternité spirituelle
: elle n'a pas d'autre raison d'être que de conduire
du stade d'esclave à la liberté des enfants de Dieu.
"Fais, dit-il à celui qui l'interroge, ce que tu me
vois faire car je ne suis pas un supérieur pour te commander".
Et ainsi l'un et l'autre se mettent en commun à l'école
de la vérité. Le disciple reçoit le charisme de l'attention
spirituelle, le père reçoit le charisme d'être l'organe
de l'Esprit Saint. Ici toute obéissance est obéissance
à la volonté du Père céleste, en participant aux actes
du Christ obéissant. En fait le dernier mot de la filiation
spirituelle est au-delà de l'obéissance. Le novice doit
obéir et se soumettre à celui qui rend obéissance au
Christ, afin d'arriver à la conformation au Christ obéissant,
dit Théodore Studite (in Epist. 43).
L'EGLISE
ET LE "BON VOULOIR DU PERE"
On
ne peut traiter de l'ecclésiologie sans se référer aux
autres chapitres de la théologie. Parce que l'Eglise
est une réalité qui tire son origine de la Sainte Trinité,
de Dieu Lui-même. Elle découle de la volonté du Père,
laquelle est commune aux deux autres personnes de la
Sainte Trinité et elle se réalise au sein de l'Economie
divine de Dieu, qui se fonde aussi sur les trois personnes
de la Sainte Trinité. Par conséquent, on ne peut traiter
de l'ecclésiologie (c'est-à-dire de l'Eglise) sans se
référer au Dieu trinitaire. De façon générale, dès lors
qu'il est question d'Economie, tout tire son origine
du Père et tout s'en retourne pour finir au Père. Au
sein de la Sainte Trinité, celui qui donne origine à
tout et qui en exprime le désir est le Père. Et le Père
a voulu l'Eglise. Qu'est-ce que cela signifie ? Le Père
a voulu unir le créé avec l'incréé, unir son monde avec
Lui-même. Non point uniquement selon ce qui convenait
d'être mais l'unir dans son Fils unique. Par conséquent
l'initiative pour que l'Eglise soit est bien l'initiative
du Père. Certes, le Fils et l'Esprit Saint y contribuent
mais en rappelant cela, il ne faut pas perdre de vue
cette subtile distinction qui relève de l'action propre
au Père. Pour ce qui est du Fils sa contribution particulière
consiste en ceci: en premier lieu consentir librement
à la volonté du Père et secondement devenir le foyer,
le centre à partir duquel pourra se réaliser cette union
du créé avec l'incréé. Le salut de la création dépend
en dernier ressort du recours du Père mais dans le Fils.
L'Esprit Saint quant à Lui possède aussi sa propre particularité
à cette contribution: à savoir, rendre possible cette
incorporation de la création dans le Fils en offrant
par sa présence la possibilité à la création d'ouvrir,
de s'ouvrir de telle sorte que puisse devenir effective
l'incorporation dans le Fils. Parce que la création
ne peut pas à elle seule communier avec Dieu à cause
de sa limitation naturelle et non pas uniquement à cause
de la chute, laquelle s'oppose à Dieu et empêche l'incorporation
en Christ. L'Esprit Saint collabore avec le Fils pour
que l'incorporation de la création devienne possible,
pour que s'incorpore le créé dans le Fils et non dans
le Saint Esprit. L'Esprit Saint par conséquent n'est
pas Celui "dans lequel" la création s'unit, ni d'ailleurs
le Père. Cela revient au Fils seul. Bien sûr le Fils
n'agit pas sans la présence du Père et de l'Esprit Saint
mais nous ne pouvons pas nous permettre de confondre
les actions qui sont propres à chaque personne. L'Eglise
s'inscrit à l'intérieur de ce plan trinitaire d'après
lequel le Père est Celui qui veut, le Fils Celui qui
offre sa personne pour que la création s'y incorpore
et entre en relation avec Dieu le Père, et le Saint
Esprit. Celui qui libère la création des frontières
et des limitations du créé. Tout cela devient possible
au sein de l'Eglise mais en ayant pour centre le Fils.
C'est pour cette raison que l'Eglise est décrite comme
Corps du Christ. Jamais comme corps du Père ou du Saint
Esprit. Le bon vouloir du Père, qui dès le commencement
de la Création demeurait comme finalité dernière. Pour
cette raison l'Eglise comme incorporation dans le Fils
serait de toute façon devenue réalité. Le but de la
création c'est l'Eglise. Mais pour que se fasse cette
incorporation de la création dans le Fils et que l'Eglise
se réalise, il était nécessaire d'assurer le libre consentement
de l'homme. Parce que l'homme, en tant que seul être
libre au sein de la création, est celui qui au niveau
de la nature est à même de servir comme instrument pour
permettre au créé de se tourner vers Dieu. Mais l'homme,
qui résume en lui la création, au lieu de se référer
en fin de compte à Dieu, a voulu se référer à lui-même,
autrement dit, il a divinisé lui-même son être. Il importait
donc à Dieu d'imaginer un autre moyen pour sauver le
monde et l'unir à Lui. Ce moyen, c'est l'incarnation
du Fils dans le monde déchu; cela signifie que désormais
le Fils, ainsi que l'homme en général avec tout le créé,
doivent passer par l'expérience de la mort pour atteindre
l'union, et pour cela il fallait qu'intervienne la Croix.
Ainsi l'Eglise se présente sous une forme nouvelle autre
que celle prévue et désirée initialement par le Père.
L'Eglise est une réalité qui passe par la Croix ; par
ce passage elle se drape de toutes les caractéristiques
de la Croix sans que cependant elle n'ait pour but et
perspective de s'arrêter à cet état-là. Ces caractéristiques
de la Croix elle se doit de les transformer en caractéristiques
de la situation eschatologique. Ici commencent les difficultés
pour les spécialistes de l'ecclésiologie. Parce que
le passage de l'Eglise par la Croix lui laisse les stigmates
de la Croix, lesquels sont des blessures qu'infligent
le mal et l'histoire au Corps du Christ. Par conséquent
beaucoup ne vont pas plus loin et prétendent que c'est
cela qui fait l'identité de l'Eglise. Un corps, cette
création incorporée au Christ, qui est toutefois blessé
par le mal tout comme l'est la Croix. Pour cette raison,
toute la musique, la littérature, la théologie de l'Occident
se préoccupent de ces problèmes, qui sont la conséquence
du mal dans le monde, et ne cherchent pas à les surmonter.
Ainsi les traits caractéristiques de cette ecclésiologie
se présentent comme étant ceux qui voient l'Eglise,
à travers le prisme de l'histoire, comme un corps qui
se sacrifie, qui souffre et qui rend service au monde.
C'est une ecclésiologie très attirante qui fait beaucoup
appel au sentiment de l'homme, mais c'est aussi une
ecclésiologie qui enferme à l'excès l'Eglise à l'intérieur
du monde. Aussi dans cette ecclésiologie une place prépondérante
est réservée à l'action de l'Eglise dans le monde. Que
compte faire l'Eglise devant la menace du mal, devant
les problèmes du monde, devant la souffrance de l'homme
? Comment va-t-elle le libérer, comment servir l'homme
pour atténuer sa souffrance ? Il vous suffit de regarder
les Eglises d'Occident, comment d'une manière ou d'une
autre elles s'occupent principalement de ces questions.
De sorte que l'Eglise se présente sous un aspect éminemment
moral. Et dans ce cas on est disposé à considérer l'identité,
l'Etre de l'Eglise à partir de son action dans le monde.
Vu sous cet angle le Fils est compris clairement comme
le Fils crucifié. C'est pour cette raison que, selon
l'ecclésiologie occidentale, les sacrements et particulièrement
la façon d'aborder l'Eucharistie ne sont rien d'autre
qu'une continuation, qu'une répétition du Golgotha,
sa présence permanente. La Croix est plantée au centre
de l'Eucharistie, comme c'est le cas de nos jours dans
beaucoup d'Eglises orthodoxes (chose autrefois inconnue).
Mais cela est le fait de l'Occident. En Orient on ne
peut pas facilement s'arrêter sur la seule Croix parce
que l'Eucharistie est ainsi conçue qu'elle nous pousse
à surmonter la Croix. L'Eucharistie n'aboutit pas au
Golgotha mais elle nous introduit dans le Royaume de
Dieu. Elle nous place devant la communion des Saints,
l'éclat, la lumière, la brillance des choses dernières
et ce par le truchement de l'iconographie, des ornements
sacerdotaux, des paroles prononcées, de la psalmodie
; en utilisant en un mot tous les moyens qui sont propres
à la tradition orthodoxe au cours de la Divine Eucharistie.
Tout pousse au dépassement du Golgotha. C'est pour cela
que notre ecclésiologie retourne à ce désir initial
du Père, lequel définit comme la finalité de la Création
et de l'Economie l'union du créé avec l'incréé. Si la
finalité de l'Eglise, et donc son identité finale, reposent
dans la réalisation et l'avant-goût du Royaume de Dieu,
alors l'ascèse qui est participation à la souffrance
et à la Croix, cesse d'être le but le plus élevé de
l'Eglise. C'est le dépassement de la Croix par la lumière
de la Résurrection qui constitue l'Etre de l'Eglise.
Par conséquent il n'est pas possible d'arriver à la
Résurrection sans passer par la Croix. Cela nous le
disons et le redisons tous. Beaucoup l'oublient cependant
et nous avons tendance à parler de l'Eglise sans faire
mention de l'expérience résurrectionnelle du dépassement
par la Croix, sans cette expérience de la création nouvelle
qui baigne dans la lumière. L'Eglise est cette réalité
qui doit exprimer la transfiguration de tout le cosmos.
La transfiguration du monde matériel ainsi que celle
de la communion humaine et de la communauté. Aussi il
y a Eglise lorsqu'il y a communauté. Nous aboutissons
de la sorte à cette conclusion que le vouloir du Père
consiste en ce que le monde entier, y compris le monde
matériel, devienne Eglise, dans le Fils en tant que
Corps du Christ, pas seulement les hommes ou encore
moins une certaine catégorie d'hommes; et que, suite
à la chute de l'homme, cette incorporation du monde
dans le Fils passe par la Croix mais ne s'arrête pas
à la Croix. Elle passe par l'école de l'ascèse, par
cette profonde expérience du mal qui ébranle l'ascète
et qu'il fait sienne, à l'instar de Saint Antoine, par
son combat contre le diable (tel est le véritable ascète
et non pas ces moines rêveurs…). Cet ascète qui participe
à la Croix et à la traversée du vouloir du Père ; qui
passe par la porte étroite pour accéder au Royaume des
choses dernières. L'Eglise, elle aussi, se propulse
jusque là; elle ne s'arrête pas à la Croix ni devant
la porte étroite. Dans le Royaume elle trouve sa totalité
et sa réalisation. L'ecclésiologie orthodoxe qui se
veut saine est celle qui pousse le moine et le laïc
dans leur lutte contre le mal à goûter, à s'approprier
l'avant-goût du Royaume de Dieu et ce, grâce à la Divine
Eucharistie, à l'expérience de la lumière ; une expérience
par laquelle une communauté d'hommes devient icône du
monde à venir, du monde de la communion future out comme
de celui de la future création matérielle qui aura surmonté
la corruption. Cela a des conséquences sur notre façon
d'aborder la vie spirituelle, l'organisation de l'Eglise,
les sacrements et n'importe quel autre aspect de l'Ecclésiologie.
CONCLUSION
:
Si
l'agir de Dieu dans l'Economie est trinitaire, alors
Dieu le Père est bien présent dans l'ensemble de l'Histoire
en intervenant sans cesse avec ces deux mains, le Fils
et l'Esprit, - pour reprendre ici la belle image d'Irénée
de Lyon - au sein de la création, tout comme à l'égard
de notre salut et de notre propre accomplissement. Le
Père Lui-même agit, autrement dit se rend présent, dans
l'Economie tel qu'Il est (c'est-à-dire dans le mystère
de sa monarchie) et comme Il est, à savoir avec le Fils
et avec l'Esprit Saint. Aussi dans le don de l'Esprit,
"l'eucharistie ecclésiale" nous anticipe réellement,
bien que paradoxalement, la "vérité communionnelle"
de l'Economie de Dieu dans son ensemble telle qu'elle
se donne à nous en Christ (et dont elle dépend constamment).
A partir de cela on peut affirmer que le Christ constitue
"en sa personne dans l'histoire" la révélation même
de "l'être de Dieu" tel qu'Il est (Père, Fils et Esprit)
et ce à partir du Père. Rappelons-nous ici pour conclure
ces paroles de Maxime le Confesseur (PG 90, 876 CD)
: "Par son Incarnation, le Verbe de Dieu nous enseigne
la "theologia" en ce qu'Il nous montre en Lui le Père
et l'Esprit Saint", à savoir la bonté du Père et la
liberté de l'Esprit. Par conséquent, c'est à l'Eglise
qu'il revient de susciter ces présences qui pacifient
et approfondissent l'existence et dispensent, d'abord
par l'exemple, les ascèses qui ne dessèchent pas mais
vivifient. Des hommes capables de bénir la vie et de
la faire accueillir par d'autres comme une bénédiction.
Pouvant par-là donner sens à la paternité biologique,
qui ne va plus de soi. Des hommes capables de partager
la "passion d'amour" du Père, et dont l'attitude fondamentale,
pour reprendre l'enseignement de Zossime, soit "l'humilité
de l'amour, … force terrible, la plus puissante".
Madrid,
le 25/O2/1999
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in revue grecque DIAVASSI n°6 Athènes 1997
pp:5-7
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