Église
en dialogue
Prof.
Hdr. Archim. Grigorios D. PAPATHOMAS
« L’un des
problèmes causés par les Croisades– affirme Steven Runciman
– fut qu’elles ruinèrent irrémédiablement et définitivement
les relations entre chrétiens et musulmans. Avant les
Croisades, l’Église orthodoxe, en particulier, et le
monde musulman témoignaient d’une compréhension et d’une
tolérance mutuelles, ainsi que d’une dialectique réciproque,
entre autres, grâce aux dialogues aussi institués par
les théologiens byzantins avec ce monde (cf. Jean Damascène
et beaucoup d’autres qui vont jusqu’à Grégoire Palamas).
En outre, l’Église orthodoxe proscrivait l’idée de guerre
sainte. La preuve en est que le Patriarche de Constantinople
Polyeucte (956-970) ne donna pas sa bénédiction à l’armée
de Nicéphore Phocas (963-969), lorsqu’elle partit en
campagne contre les Sarrazins, pour la bonne raison,
dit-il, qu’aucune guerre ne peut être qualifiée de sainte.
Le concept de guerre sainte fut introduit par les Croisés
qui l’exaltèrent non seulement dans leurs rangs, mais
aussi chez les musulmans qui avaient commencé à l’abandonner
»…
Par
ces paroles, Runciman signale historiquement l’existence
et la pratique de dialogue, de la part des théologiens
byzantins. Il souligne l’efficacité spectaculaire qu’a
eue l’initiative de ce dialogue, avec les musulmans
notamment, contrairement aux chrétiens occidentaux qui,
dans le même temps, ont opté pour une « guerre sainte
» à la place du dialogue institué. Autrement dit, il
démontre que, tout au long de son parcours historique
hormis son passé récent, l’Église orthodoxe était une
« Église de dialogue », marquée par la théologie, et
non pas une « Église de guerre sainte » fondée sur l’idéologie.
En effet, une des caractéristiques structurelles de
la praxis ecclésiale (pastorale) et de la parole (théologie)
de l’Église est que celles-ci opèrent (doivent opérer)
de façon sotériologique, salvatrice et non pas théorique
(idéologie). Car, tout simplement, la vision essentielle
et ultime de l’Église – et de sa théologie – est de
sauver l’être humain. C’est la première, la principale
et primordiale demande que notre divine Liturgie adresse
d’emblée : « Pour … le salut de nos âmes (= vies) ».
Notre théologie ecclésiale et notre pastorale, si elles
veulent rester salvatrices, sans déraper et devenir
une idéologie, ne peuvent qu’être en dialogue permanent
avec les autres (personnes et institutions), mais aussi
en ouverture permanente par rapport au monde « entier
». Or, dialogue avec tous et ouverture à tous, intra
et extra muros, ceux qui sont près et ceux qui se trouvent
loin, à l’intérieur et à l’extérieur de l’Église.
La période de l’histoire que nous traversons – époque
de modernité achevée, voire de méta modernité –, mais
aussi le contexte spatiotemporel de notre propre vie
historique sont fixés, en nous introduisant, par définition,
dans un domaine de dialogue à plusieurs volets, qui
comporte au moins quatre aspects fondamentaux : 1) le
dialogue interorthodoxe, pour commencer par notre maison,
puisque celui-ci s’avère de plus en plus nécessaire,
notamment aujourd’hui, entre altérités homodoxes, 2)
le dialogue interchrétien, puisque la sécularisation
éonistique, ainsi que le culturalisme ecclésiastique,
ne cessent de prendre le dessus sur le témoignage empirique
de l’Église, créant de plus en plus d’altérités hétérodoxes,
3) le dialogue interreligieux, puisque l’opération auto
apocalyptique de Dieu au monde, non seulement demeure
encore incompréhensible, mais il incombe surtout à l’Église
et à sa théologie de poser la révélation de Dieu qu’ils
portent dans leur sein, en « montagne de dialogue »
et « mettre sur son support la lampe allumée » , surtout
entre altérités religieuses, et 4) le dialogue interculturel,
au sein de la société et avec la société, dans le nouveau
contexte pluriculturel de notre époque méta moderne,
contexte non pas tant de l’unification européenne, mais
surtout de la mondialisation au sens large. Sur ce point
revient précisément la demande primordiale que soumet
d’emblée la divine Liturgie : « Pour (…) l’union de
tous ». Ces « tous » qui sont-ils ? Pour maintenir la
correspondance avec ceux avec qui nous sommes en dialogue,
avec qui nous sommes appelés à dialoguer, avec qui nous
sommes invités à engager le dialogue, définissons-les.
Il s’agit, respectivement, du dialogue entre : 1) les
chrétiens de même confession (orthodoxes) ; 2) les chrétiens
de confession différente (hétérodoxes) ; 3) les croyants
de religion différente (hétéroreligieux) et 4) ceux
du « dehors », quels qu’ils soient, représentant des
conceptions sociales et des cultures différentes. Et
cette demande de notre divine Liturgie, « l’union de
tous », de même que la prière du Christ « pour qu’ils
soient un » , s’accomplira aussi par le dialogue, l’ouverture
et la consultation ; et si cela ne se fait pas, du moins
cela commencera par le dialogue…
Ayant cerné ce qu’est ce dialogue aux multiples aspects
qui se déroule inexorablement devant nous, surtout de
nos jours, comme une quête universelle de la société
et de ses diverses expressions, abordons brièvement
un aspect important de la vie ecclésiale, ce que nous
appelons communément aujourd’hui « Église en dialogue
». Ce fait, que nous rencontrons très manifestement
comme attitude de vie envers le monde à l’époque et
dans les écrits patristiques, commence – à titre d’exemples
– par les Pères apostoliques apologistes qui sont les
premiers à engager le dialogue avec la société, la philosophie
dominante et la Cité de leur temps, de surcroît à une
période où celle-ci persécute durement les chrétiens.
Il se poursuit sur le même registre avec les Pères cappadociens,
Maxime le Confesseur et Jean Damascène et, avant la
prise de Constantinople (1453), dans la même perspective,
avec saint Grégoire Palamas et saint Marc Evgénikos,
évêque d’Éphèse.
Ce fait de l’« Église en dialogue » a subi un recul
durant l’occupation ottomane (1423/1453-1821/1913) dans
nos parages et, surtout, durant l’apparition du confessionnalisme
chrétien en Occident et en Orient, qui s’est manifesté
au deuxième millénaire aussitôt après les Croisades
(1095-1204) et qui a culminé notamment au XIXe et durant
la première moitié du XXe siècle. Dans cette récession
du XIXe et du XXe siècle, jusqu’à nos jours, toutes
les Facultés théologiques confessionnelles ont aussi
été engagées ou mobilisées. Ces écoles ont été créées
et développées à cette période dans un climat de théologie
académique qui avantageait et encourageait le confessionnalisme
et le cloisonnement confessionnel, empêchant ainsi le
dialogue. Ces dernières années, le fait de l’« Église
en dialogue » a commencé à reprendre la dimension patristique
antérieure, celle d’avant la prise de Constantinople,
malgré les réactions d’ordre confessionnel. Une telle
perspective de reprise et de développement du dialogue
tous azimuts s’est manifestée, du côté de l’Église orthodoxe,
par le Patriarcat œcuménique en 1902, 1920 et au-delà,
et en Grèce, en raison justement des circonstances historiques
et géopolitiques, peu avant la dictature, principalement
après le rétablissement de la démocratie (1974) et surtout
avant la fin du XXe siècle.
Le dialogue constitue une entreprise polyvalente comportant
plusieurs défis. Dans l’effort de dialectique et de
dialogue, pour qu’il soit véritablement théologique,
le dialogue est appelé à ne pas adopter de ton confessionnel.
Il est constamment appelé à être théologique, sans être
confessionnel. À être dialectique, sans déraper ni altérer
ce qu’il promet : la vérité de l’Église et de sa théologie.
À opérer des ouvertures et nullement à ménager des cloisonnements.
Toute démarche de dialogue est appelée à opter pour
le dialogue « à son initiative » et non pas agir « par
réaction » aux événements théologiques. À cette occasion,
signalons ici une nuance qui démontre une énorme différence
entre les deux. Il existe deux modes d’agir dans la
vie et le quotidien : « à son initiative » et « par
réaction ». Il y a une abîme séparant le fait « d’agir
à son initiative » de celui « d’agir par réaction ».
Le premier signifie avoir une vue globale des choses,
avoir une vision et se consacrer à l’infléchir dans
la perspective de sa vision, n’avoir aucune raison d’opposer
des obstacles ou tendre des embûches à son prochain
qui lui aussi s’efforce éventuellement de faire une
chose parallèle, différente, ou même opposée. De l’autre
côté, « agir par réaction » signifie manquer de vue
globale des choses et de vision, manquer de discours
et de réplique, et essayer de manière fondamentaliste
et violente, en livrant même, si nécessaire, une guerre
(sainte), de réfuter (dénigrer) ce que son prochain
fait « à son initiative ». Quoi qu’il en soit, le fait
d’agir « à son initiative » dénote une robustesse théologique
et un amour pour la Vérité !… En effet, ce n’est qu’alors
que la Vérité devient un exercice de communion de personnes
– ce qui constitue l’essence de l’Église – et un exercice
de relations…
Au cours de l’histoire, au sein du créé déchu, par notre
vie et notre activité, nous sommes appelés à traduire
dans les actes ce que l’Église promet dans le monde
et l’histoire, c’est-à-dire engager un dialogue polyvalent.
Cela signifie assumer une responsabilité vis-à-vis des
chrétiens séparés et du monde divisé par la chute, de
la société humaine fragmentée, où tout le monde cherche
des issues et use de divers modes, le dialogue entre
autres, comme moyen pour sortir des impasses. Si l’Église
n’est pas au centre de cette perspective de sortie des
impasses, moyennant la voie ontologique qui passe par
le dialogue aussi, alors elle « a perdu sa saveur »…
et dans ce cas, « comment redeviendra-t-elle du sel
? » . Est-il possible qu’une Église ressemble à du sel
qui a perdu sa saveur ? Oui, c’est possible, nous dit
le Christ, et les hommes la jetteront dehors et la marginaliseront.
Du point de vue historique et diachronique, l’Église
orthodoxe a montré être le sel de saveur, étant pionnière
dans le dialogue et perçant des chemins pour surmonter,
de manière eschatologique, les impasses humaines, dans
la perspective d’assumer le « monde entier » et le «
salut de tous les hommes » !…