Archim.
Grigorios D. PAPATHOMAS Paris, le 15 janvier 2010
Paris-Tallinn-Athènes
Après
la chute soudaine du mur de Berlin (1989) et au terme
des années 90, s’est ouvertement manifesté, au sein
des Églises nationales orthodoxes, un culturalisme ecclésiastique
prismatique, comme il en fut peu jusqu’alors. La manifestation
de la même manière [homotropon] et unitaire de la Tradition
de l’Église perd du terrain à de multiples niveaux face
au choix inouï d’une forme polyédrique de culturalisme
ecclésiastique qui, fatalement, pénètre les revendications
ethno-culturelles des temps et les ambitions des États
nationaux. Cette manifestation prismatique a, bien entendu,
ses causes pathogènes. Toutefois, les chefs des Églises
établies localement, les primats et administrateurs
spirituels de même que le discours théologique, ont
leur part de (co)responsabilités quant à ses conséquences.
Nous n’approfondirons ici que certains aspects de la
question, car elle est immense et compliquée, et ne
saurait être couverte en un seul exposé.
Avant tout,
précisons qu’il y a culturalisme ecclésiastique lorsque
la fondation d’une Église locale ou établie localement
s’appuie sur des critères autres que les institutions
de l’Église (telles que, par exemple, la territorialité
eucharistique, l’ensemble (l’unité ou la cohésion) d’un
peuple dans la formation d’une Église locale, etc.),
en l’occurrence des critères issus principalement de
la culture et reposant, en priorité, sur la culture.
Autrement dit, lorsque la culture endogène d’un peuple
– formé en corps étatique national – cherche à s’approprier
tous les domaines de la vie et, dans cette tentative,
cherche aussi à conformer l’Église, dans ses dimensions
intrinsèques, à ses injonctions intracréationnelles.
Même si le culturalisme ecclésiastique ne constitue
pas une théocratie quant à son champ d’action, il apparaît
que, dans son cadre, les limites de la juridiction et
des compétences de l’État et de l’Église se confondent,
de sorte qu’il est aisé pour l’Église de prendre en
charge des compétences et des actions du ressort exclusif
de l’État et au service d’une politique nationale (de
la même façon que lorsque l’Ethnarchie devait devenir
État, au moment où celle-ci était sous pression constante
pour prendre à tout prix une forme étatique). Ceci vaut
également en sens inverse, quand, par exemple, l’État,
en tant que gestionnaire institutionnel exclusif de
la culture, confie à l’Église des missions dont, pour
des raisons d’opportunisme politique, lui-même ne désire
pas s’occuper, et que l’Église prend alors en charge
de bon gré. Cependant, ceci signifie que, pour que ces
deux grandeurs, État et Église, fonctionnent selon le
principe des vases communicants, de façon péricorétique,
l’Église a dû se conformer à l’État et est entrée dans
une orbite éonistique (alors que, au contraire, l’État
ne peut se conformer à l’Église lorsque cette dernière,
de par sa nature hypostatique, est réellement Église).
Enfin du compte, le culturalisme ecclésiastique constitue
la base et le fondement de l’Église nationale, pour
ne pas dire qu’il est son porte-parole.
Ici encore,
il faut ajouter, au moins nominalement, certains aspects
du culturalisme ecclésiastique au sein des Églises chrétiennes,
manifestés déjà à travers notamment le 2e millénaire
et devenus la source principale de la naissance de l’Église
nationale. À côté du culturalisme ecclésiastique d’une
manière ou d’une autre politique évoqué, on peut préciser
plus particulièrement un culturalisme ecclésiastique
ritualiste développé chez les Catholiques romains, un
culturalisme ecclésiastique confessionnel développé
chez les Protestants et un culturalisme ecclésiastique
ethno-phylétique développé chez les Orthodoxes. La recherche
scientifique a bien montré que la naissance de la conception
de l’Église nationale est très étroitement liée à ces
trois manifestations particulières du culturalisme ecclésiastique
diachronique examiné ici.
Le culturalisme
fait en général fonction de filtre dans la réception
de l’Église. Or, lorsque l’Église s’incarne dans ce
processus, sans elle-même offrir en retour ses propres
qualités hypostatiques, c’est elle qui prend les couleurs
du culturalisme, de sorte qu’elle porte une atteinte
sensible et décisive (voilà le prismatisme) à l’immutabilité
de la seule et unique Église en divers lieux. Donnons
un simple exemple pour décrire la situation. L’Église
est comme l’eau qui irrigue le jardin, et les arbres
représentent les diverses cultures : c’est elle qui
donne l’eau, mais l’oranger la transforme, à un degré
absolu, en jus d’orange, le citronnier en jus de citron,
la grenade en jus de grenade ; rien ne rappelle plus
le don initial de l’eau. En ce sens, le culturalisme
agit à la manière de Procruste et, en son sein, imprègne
l’Église de ses propres caractéristiques et de ses dimensions
éonistiques. Or, il ne fait aucun doute que le culturalisme
ne déborde jamais du cadre de l’Histoire. Aussi le filtrage
de l’Église et son processus procrustien s’effectuent-ils
selon les catégories de l’Histoire. Et c’est alors qu’est
engendrée la sécularisation. Car, en fin de compte,
qu’est-ce que la sécularisation ? La culturalisation
de l’Église !... D’une Église qui accepte de jouer un
rôle culturel au sein d’un peuple. Ainsi, par un choix
conscient et regrettable, l’Église dérive vers l’éonisme
et vers une adaptation éonistique (voilà le conformisme).
Tandis qu’au contraire, quand l’Église agit en pleine
conscience de ce qu’elle est et doit accomplir dans
l’Histoire et le monde, elle agit alors dans le sens
de la réception, elle agit comme l’amibe qui reçoit
et assimile, sans jamais se conformer… Et c’est justement
là la condition de son incarnation dans l’Histoire.
Certes, les peuples sont ceux qui donnent corps à l’Église,
qui incarnent l’Église, mais c’est l’Église qui est
appelée à agir dans le sens de la transformation des
peuples et non du conformisme, dans le sens de la réception
et non de la conformité.
Pour récapituler
ce premier aspect, nous pourrions dire que, dans la
rencontre entre Église et Culture ou même entre Église
et Culturalisme, nous avons de part et d’autre deux
tentatives simultanées de réception. La réception de
la Culture d’un peuple de la part de l’Église s’appelle
incarnation de l’Église, alors que la réception de l’Église
de la part de la Culture s’appelle culturalisation de
l’Église. Dans le premier cas, on a l’événement de l’Incarnation,
qui continue à travers les siècles, l’incarnation de
l’Église au sein des peuples, alors que, dans le deuxième
cas, on a de toute évidence la sécularisation de l’Église.
Cette rencontre n’est pas simple, au moment où ces deux
tentatives s’effectuent simultanément et de manière
aussi dynamique l’une que l’autre. Toutefois, elles
s’effectuent à des niveaux différents. L’Église évolue
dans le sens de la réception au niveau de l’ontologie,
alors que la Culture évolue dans le sens de la conformité
au niveau de la civilisation humaine.
Le problème du culturalisme ecclésiastique
Le problème du culturalisme ecclésiastique présente
de multiples aspects et son apparition est liée au fait
que certaines Églises établies localement avaient derrières
elles (elles se trouvaient dans) des Empires. Par conséquent,
le problème que nous examinons ici est en rapport avec
la relation qu’entretenaient ces Églises établies localement
avec ces Empires. En d’autres termes, les Églises qui
sont confrontés à la tentation du culturalisme ecclésiastique
sont avant tout celles qui avaient derrières elles des
Empires qui, depuis, se sont écroulés et ont cessé d’exister
sur la scène de l’histoire contemporaine et de la politique
internationale. C’est à cette même tentation que, toutes
proportions gardées, sont soumises les Églises qui se
trouvent dans des États nationaux, en particulier celles
dont, au sein de l’État en question, les limites se
sont rétrécies de par la conjoncture internationale,
au détriment de l’intégralité territoriale nationale.
À la première catégorie appartiennent clairement les
Églises : 1) de Rome [Romanité latine], 2) de Constantinople
[Romanité œcuménique] et de Grèce [Romanité nationale],
et 3) de Russie [Romanité de “3e Rome”, par imitation
de Rome et de la Nouvelle Rome]. À la deuxième catégorie
appartiennent les Églises dans lesquelles des événements
géopolitiques ont également favorisé la tendance au
culturalisme ethno-ecclésiastique : 1) l’Église de Grèce
encore une fois, en raison de l’État helladique qui
s’est consolidé entre-temps (notamment à partir de 1947),
2) l’Église de Bulgarie, qui pourrait également appartenir
à la première catégorie en raison de la nature et de
la forme de l’Exarchat qui s’est développé à partir
de 1870, et 3) l’Église de Serbie (et non, comme l’affirment
les Serbes, de la Yougoslavie d’alors, ainsi que l’aurait
exigé l’acribie canonique).
À ces deux
catégories d’Églises, nous pourrions en ajouter une
troisième catégorie qui, récemment, manifeste un culturalisme
ethno-ecclésiastique très aigu dans la pratique. Il
s’agit de l’Église de Roumanie, ainsi que d’autres Églises
de l’ex-bloc de l’Est (comme l’Église orthodoxe de Pologne
en particulier, etc.), qui ont témoigné et témoignent
encore d’un culturalisme ethno-ecclésiastique effréné
aux dimensions mondiales, lequel coïncide et rivalise
avec le culturalisme ethno-ecclésiastique russe. Ces
Églises orthodoxes, issues du carcan du communisme internationaliste
qui, par définition, n’encourageait pas les initiatives
nationalistes, donnent l’impression qu’elles cherchent
à acquérir, serait-ce rétrospectivement, un Empire dont
elles ont été privées jusqu’à ce jour. Il suffit de
remarquer, par exemple, la manière dont le Patriarcat
de Roumanie organise les paroisses et les communautés
ecclésiales dans le cadre de ladite « Diaspora » orthodoxe,
au niveau européen et mondial. Sans parler de l’Église
de Skopje de l’ex-Yougoslavie – malheureusement encore
en schisme –, qui, imitant au pied de la lettre l’Église
de Bulgarie, a développé, depuis le schisme (1946),
un culturalisme ethno-ecclésiastique d’un type particulier,
cherchant à toute force à utiliser et manipuler l’Autocéphalie
ecclésiastique sur la base de l’Église nationale, en
vue d’acquérir (son peuple) une hypostase étatique.
En ce cas, il ne s’agit pas d’une influence exercée
par la culture. Il s’agit d’une culturalisation à outrance
de l’Église et de sa transformation en fondement éonistique
sur lequel s’édifie le futur État.
En raison
de l’étendue de la question et de la nécessité de la
présenter globalement, il nous faut schématiser afin
d’analyser, ne serait-ce que succinctement, les phénomènes
dont nous soulignerons du même coup les ressemblances
et les dissemblances. Prenons donc quelques points de
manière plus détaillée.
Droits ecclésio-canoniques et intérêts ethno-ecclésiastiques
Afin de faire ressortir la relation entre « une Église
“a un droit” et “a un intérêt” » et la question que
nous examinons, il est pertinent de donner un exemple
tiré de l’Histoire politique de la Grèce. Quand le Premier
Ministre Elefthérios Venizélos (1920-1923) débattait
des questions nationales autour de la table des négociations
politiques, il eut bien des difficultés à convaincre
le Centre National d’Athènes de la meilleure méthode
à adopter pour revendiquer des droits nationaux foulés
au pied. Ces difficultés étaient dues au fait qu’il
persistait, dans la conjoncture de l’époque, à donner
priorité aux intérêts nationaux, et non aux droits nationaux.
Nous ne citons pas cet exemple de manœuvres diplomatiques
en vue de déprécier les choix politiques de Venizélos,
mais simplement pour mettre en relief la distinction
que sous-tend tout choix politique : le droit et l’intérêt.
Finalement, en politique, la priorité est donnée à l’intérêt
national. Dans le domaine de l’ecclésialité, au contraire,
c’est la priorité ecclésiologique et eschatologique
qui prime, et le droit ecclésio-canonique qui est prioritaire,
en pleine conformité avec la Tradition canonique de
l’Église. Or, en dépit de cette distinction si évidente,
ce à quoi le culturalisme ecclésiastique attache le
plus d’importance reste les conditions et la logique
de la politique, c’est-à-dire l’intérêt ethno-ecclésiastique
et les priorités ethno-ecclésiastiques. Ceci apparaît
en pleine lumière dans l’espace de ladite « Diaspora
» orthodoxe : ce ne sont pas les droits ecclésio-canoniques
qui priment et auxquels les Églises nationales orthodoxes
donnent priorité, mais les intérêts ethno-ecclésiastiques
de nature purement culturaliste. C’est pourquoi, récemment,
se développent, tels des cancers, des stratégies non
ecclésiologiques et des pratiques non canoniques, qui
amènent à un prismatisme ecclésial et à la fragmentation.
Et c’est précisément là que l’on voit qu’à notre époque,
une époque dominée par un culturalisme ecclésiastique
virulent, le Droit Canon de l’Église s’est transformé
et mué en …Archéologie canonique !…, sans aucun sens
pour le devenir ecclésiastique de nos jours. Par conséquent,
un aspect de ce culturalisme ecclésiastique que nous
examinons ici entraîne la question de savoir s’il faut
donner priorité au droit ecclésio-canonique ou à l’intérêt
ethno-ecclésiastique. Et c’est précisément là qu’il
apparaît, en fin de compte, que le culturalisme ecclésiastique
est mu par des conditions et des catégories politiques,
et non par des catégories ecclésiales et canoniques,
contribuant ainsi à la domination aveugle de l’Église
nationale au sein de la communion ecclésiale.
* * * * *
*
La question
que nous étudions est d’importance capitale, du fait
que le culturalisme, cette dérive de la culture et de
la civilisation à s’imposer comme une exclusivité idéologique
collective, ainsi que le culturalisme ecclésiastique
qui s’ensuit, seront le problème auquel, dans le cadre
de l’unification européenne et de la mondialisation,
nous serons continuellement confrontés dans toutes les
relations inter-ecclésiales, qu’elles soient inter-orthodoxes,
inter-chrétiennes ou même inter-religieuses. Aujourd’hui,
les Chrétiens, particulièrement les Orthodoxes, confirment
au quotidien cette devise italienne caractérisant si
bien l’esprit de leur temps : siamo primo Veneziani
e poi Christiani !...
Il ressort
clairement de ce qui précède que le culturalisme ecclésiastique
a causé et continue à causer, au sein de l’Église, des
problèmes et des difficultés sous-jacentes, difficilement
perceptibles, et il nourrit en permanence l’Église nationale,
lorsque celle-ci se manifeste visiblement ou même invisiblement.
Cette constatation recouvre des aspects multiples. Nous
n’en présenterons que deux, à titre indicatif, relatifs
à l’espace ecclésiastique orthodoxe.
1) La question
de ladite « Diaspora » ecclésiastique en tant que problème
interorthodoxe tout au long du 20e siècle. Sur cette
question, il n’y a ni convergence ni coïncidence, car,
alors que la question est en fait résolue de manière
ecclésio-canonique et théologique par l’Église au niveau
diachronique et mondial, les Orthodoxes ne cessent de
la poser sur un fondement culturaliste qui ignore, d’une
part, par définition, les facteurs théologiques, ecclésiologiques
et canoniques, et qui, d’autre part, multiplie et augmente
un problème ecclésio-canonique actuel et à venir, celui
de la canonicité prismatique, à plusieurs façades (canonicité
multifaciale). Ce problème est d’une nature en apparence
si ecclésiologique et canonique que le culturalisme
ecclésiastique toutefois l’expose aujourd’hui comme
un problème ecclésiastique insoluble. Du moins, il semble
que les évêques orthodoxes de la « Diaspora » s’intéressent
davantage au prestige de leurs mêmes Églises nationales
et à leurs intérêts ethniques plus qu’au témoignage
de l’Évangile face à nos contemporains. Ils représentent
consciemment une Orthodoxie plutôt “orientale et culturelle”
et moins “ecclésiale et eschatologique”. C’est pourquoi
la communauté ecclésiastique nationale de chacun porte
les caractéristiques de “juridiction messianique”…,
à l’image et à la ressemblance de l’Église nationale-mère
messianique… Voilà encore un autre aspect non visible
de l’Église nationale.
2) L’impossibilité
de réunir un Concile panorthodoxe durant les 50 dernières
années (1961-2010). Malgré les tentatives bien coordonnées
et organisées en vertu de la Théologie ecclésiale et
de la Tradition canonique, entreprises par le Patriarcat
œcuménique de Constantinople durant tout ce laps de
temps, les difficultés de réunir un Concile panorthodoxe
proviennent de causes plus profondément culturalistes
qui entravent, d’une part, la théologie ecclésiale locale,
et d’autre part, les chefs ecclésiaux de chaque lieu.
L’année dernière, rencontres et travaux pré-conciliaires
ont été repris. Nous espérons profondément qu’ils progressent
et portent leurs fruits, mais nous pensons que, tant
que les priorités des Orthodoxes resteront culturalistes,
fondées sur les intérêts sous-jacents des Églises nationales,
les travaux se heurteront à de multiples difficultés.
C’est pourquoi il faudra cette fois et dorénavant que
les priorités s’inversent et deviennent avant tout théologiques
et ecclésio-canoniques.
En tout cas, toutes ces tentatives de culturalisme ecclésiastique
qui, aujourd’hui, ont envahi et paralyse l’Église, quelle
que soit la forme qu’il revêt, resteront un simple combat
humain, purement et simplement humain, si, finalement,
il ne repose pas sur les fondements eschatologiques
de l’Église et n’est pas reçu par l’Église de manière
sotériologique. Malgré cette constatation théologique
et historique, l’Église nationale ne cesse pas d’être
influencée et guidée par le culturalisme ecclésiastique
qui aliène la théologie ecclésiale et contamine en permanence
la vision christique « de l’union de tous » (Jn 17,
21-22).