La
centralité de la Transfiguration dans la spiritualité
orthodoxe
conférence prononcée
par le Métropolite Stephanos de Tallinn
lors
de la XXXIe Rencontre Internationale et interconfessionnelle
des Religieuses et des Religieux à Neuendettelsau –
Allemagne du Sud le 16 juillet 2006
Quel
est le sens de la Transfiguration, l’une des douze grandes
fêtes de l’année liturgique et quelles en sont les conséquences
pour la vie du monde, c’est à cela que je vais m’efforcer
de vous répondre tout en espérant par avance votre indulgence.
Mon
propos en effet ne sera jamais qu’un pâle reflet de
la profondeur qui se dégage de cet immense mystère.
Bien plus, pour pouvoir s’approcher de la lumière de
la Transfiguration, il faut d’abord prendre la résolution
de gravir son propre Thabor qui est le lieu du cœur
libéré de toutes ses passions. Si en effet c’est l’Esprit
Saint qui nous transfigure, qui fait naître, grandir
et vivre le Christ en nous, alors il faut lui faire
de la place en nous purifiant de tout ce qui peut faire
obstacle au rayonnement de l’Amour divin. Rappelons-nous
de ce que disait déjà le moine Pacôme au 4e siècle :
« Dans la pureté de son cœur, l’homme voit le Dieu invisible
comme dans un miroir ». La transfiguration intérieure,
soulignait le Patriarche Bartholomée tout récemment,
« exige un changement radical ou, pour utiliser le vocabulaire
théologique, la metanoïa …Nous ne pouvons pas être transformés,
si nous n’avons pas d’abord été purifiés de tout ce
qui s’oppose à la transfiguration, si nous n’avons pas
compris ce qui défigure le cœur humain ». (1) Sinon
à quoi bon raisonner sur la nature de la grâce, si l’on
ne ressent pas en soi son action ?
Avant
d’aller plus loin, commençons par voir ce qu’il en est
du temps, du moment où se passe l’événement de la Transfiguration.
Saint
Nicodème l’Hagiorite, tout comme Eusèbe de Césarée et
bien d’autres dans l’Eglise, est convaincu que la Transfiguration
eut lieu quarante jours avant la Passion, autrement
dit au mois de février et non pas en août comme c’est
le cas maintenant et il reprend vertement Meletios d’Athènes,
qui prétend que la Transfiguration eut lieu le 6 août,
par ces termes : « il aurait dû appuyer ces dires par
quelque témoin et non pas avancer des paroles non contrôlées
et non soutenues par des témoignages » et il s’étonne
de voir comment « il est possible de croire de telles
allégations, qui sont dépourvues de témoignages et de
vraies certitudes » ! (2)
Alors,
pourquoi le 6 août et non pas au mois de février ? Certainement
pour des raisons de pédagogie. Au mois de février en
effet, nous tombons en pleine période de Carême, ce
qui risque à cause du jeûne propre à ce temps liturgique
d’atténuer l’éclat festif de cette solennité, laquelle
met en évidence la joie des chrétiens pour la gloire
future dont ils seront un jour revêtus. La fête est
donc déplacée en août et non pas de façon fortuite :
du 6 août au 14 septembre, jour de l’invention de la
Sainte Croix, il y a quarante jours, tout comme il y
a quarante jours entre la Transfiguration et la Passion
du Christ. Il y a donc bien un lien réel entre le Thabor
et le Golgotha.
« Ce syndrome du Thabor-Golgotha, écrit Kallistos Ware,
se retrouve dans les textes liturgiques du 6 août. Ainsi
les deux premiers stichères des grandes vêpres, qui
décrivent le moment de la Transfiguration, commencent
d’une manière signifiante par ces mots : avant ta Crucifixion,ô
Seigneur !…Dans le même esprit, aux matines, le premier
stichère des laudes débute par ces mots : avant ta précieuse
Croix et ta Passion… Le lien entre la Transfiguration
et la Crucifixion est souligné de la même manière dans
le kondakion de la fête : Tu t’es transfiguré sur la
montagne, Christ notre Dieu, laissant tes disciples
contempler ta gloire autant qu’ils le pouvaient, de
sorte que, te voyant crucifié, ils puisssent comprendre
que ta souffrance était volontaire… Il convient donc
que les disciples du Christ, au moment de la Crucifixion,
se souviennent de la théophanie du Thabor et qu’ils
comprennent que le Golgotha est également une théophanie.
La Transfiguration et la Passion doivent être comprises
dans les termes l’une de l’autre, et également bien
sûr, dans les termes de la Résurrection » (3).
Thabor-Golgotha
: tout est susceptible d’être transfiguré mais cela
n’est possible qu’a travers la Croix, par laquelle la
joie est donnée dans le monde entier. Gloire et souffrance,
autrement dit kénose et sacrifice de la Croix d’une
part et grande joie de la Transfiguration et de la Résurrection
d’autre part, vont donc de pair : dans notre vie comme
dans celle du Christ lui-même, Thabor et Golgotha –
ces deux collines - constituent bien un seul et même
mystère. Pour nous chrétiens, la leçon est claire :
nous sommes présents avec le Christ dans la gloire du
sommet de la montagne, nous sommes aussi présents avec
lui à Gethsémani et au Golgotha. Et c’est bien de cela
qu’il s’agit : toute notre espérance découle de cette
grande certitude, que la Transfiguration conduit à la
Croix et la Croix mène à la Résurrection.
Quand
nous lisons l’Evangile, nous voyons que de cet événement
il se dégage trois moments pour notre édification spirituelle
: d’abord la montée, c’est-à-dire l’ascèse, la purification
du coeur , la lutte contre les passions ; ensuite le
repos, la joie, la contemplation de la présence de Dieu,
la communion à Dieu ; et enfin, la redescente dans la
plaine, dans le quotidien, dans la banalité de l’instant.
Cette succession constitue la trame de notre existence
selon que notre vie dans l’Eglise suit ce rythme comme
une sorte de respiration liturgique et plus particulièrement
lorsque nous nous préparons à la Divine Eucharistie.
La Transfiguration a, en ce sens, un caractère eschatologique
; elle est, selon les mots de saint Basile, l’inauguration
de la glorieuse parousie, du second Avènement du Christ.
Venez,
gravissons la montagne du Seigneur jusque dans la maison
de notre Dieu et contemplons la gloire de la Transfiguration,
gloire que tient du Père le Fils unique de Dieu ; à
sa lumière prenons la lumière ; puis, élevés par l’Esprit,
nous chanterons dans tous les siècles la consubstantielle
Trinité ( doxastikon de la litie ). Ainsi, d’ « abord
nous montons, nous escaladons, nous gravissons le chemin
ardu pour arriver aux pieds du Seigneur. Puis nous communions
dans la vision de Dieu, dans la certitude de sa présence
dans nos cœurs. Enfin, nous redescendons au bas de la
montagne, pour y retrouver nos frères et sœurs et le
monde entier qui ignore Dieu. Notre monde, en proie
aux forces sataniques, livré au péché et aux ténèbres.
Tout est lié. Si vraiment nous parvenons à entrer dans
la plénitude de la Transfiguration, ce n’est pas pour
la garder jalousement pour nous, pour notre propre rassasiement,
pour notre propre satisfaction ni notre propre béatitude.
C’est pour nous remplir de Dieu, nous remplir tellement
de sa présence, de sa grâce, de son Esprit, de cet Esprit
qui nous brûle comme un feu car l’Esprit Saint est feu
;… le feu qui ne se consume pas ou plutôt qui consume
seulement nos impuretés et qui illumine et qui console
et qui réjouit et qui fortifie les cœurs … Pour être
les témoins de la grâce de Dieu dans le monde » (4).
Reste
le plus important à commenter : le thème de la lumière
du Thabor. Qu’est-ce que cette lumière qui irradie du
Christ sur la montagne et les apôtres ? C’est, répondent
les Pères de l’Eglise, la manifestation de la gloire
de Dieu. « La lumière inaccessible et sans déclin qui
a brillé sur le mont Thabor…est l’énergie divine. Comme
telle, elle est la lumière une de la Sainte Trinité
», écrit le Père Sophrony, un grand spirituel du XXe
siècle.
Mais
encore ? En ce jour sur le Thabor, le Christ, lumière
qui a précédé le soleil, révèle mystiquement l’image
de la Trinité, chantons-nous au cours des vêpres de
la fête. Tout en étant trinitaire, la gloire de la Transfiguration
est de même plus spécifiquement christique. La lumière
incréée qui rayonne du Seigneur Jésus le révèle comme
« vrai Dieu de vrai Dieu…, consubstantiel au Père »,
selon la formule du Credo :Lumière immuable, ô Verbe,
proclame l’exapostilaire de la fête, Lumière du Père
inengendré, dans ta lumière en ce jour au Thabor nous
avons vu la lumière du Père, la lumière de l’Esprit
qui éclaire le monde et ailleurs, dans laudes, …la voix
du Père clairement te proclama son Fils bien-aimé partageant
même trône et consubstantiel…Ce qui fera dire à Saint
Jean Damascène : « le Christ a été transfiguré non pas
en assumant ce qu’il n’était pas, mais en manifestant
à ses disciples ce qu’il était, ouvrant leurs yeux ».
Et saint André de Crète d’ajouter : « A cet instant,
le Christ n’est pas devenu plus radieux ou plus exalté.
Loin de là : il est resté ce qu’il était avant ». Aussi,
selon Paul Evdokimov, « le récit évangélique ne parle
pas de la transfiguration du Seigneur, mais de celle
des apôtres ». La Transfiguration au Thabor ne fut pas
celle du Christ, disent les Pères de l’Eglise, mais
celle des apôtres par l’Esprit Saint.
Avant
d’aller plus loin dans notre propos, il convient de
préciser « qu’il n’y a pas de juxtaposition de l’humain
et du divin en Christ, mais il y a irradiation de la
divinité dans l’humanité du Christ, et cette humanité
du Christ, qui nous englobe tous, nous communions plus
directement avec elle dans les sacrements, c’est-à-dire,
précise Olivier Clément, essentiellement dans le baptême
et l’eucharistie (5). C’est une humanité déifiée et
donc déifiante, la déification ne signifiant pas une
évacuation de l’humain qui serait remplacé par le divin,
mais justement une transfiguration, un accomplissement,
une plénitude du divin : l’humanité du Christ est pénétrée,
transfigurée, par la gloire dont l’imprègne l’Esprit
Saint ; c’est un sôma pneumatikon, un «corps spirituel
comme dit Paul, c’est-à-dire un corps pénétré par l’Esprit,
par la vie divine, par le feu divin ; non pas un corps
dématérialisé mais au contraire un corps pleinement
vivifié. De la même manière, par le mystère de l’Eglise,
la chair de la terre, assimilée par l’Esprit au corps
glorieux du Christ, devient – selon Grégoire Palamas
– pour les chrétiens une source intarissable de sanctification
».
La
Transfiguration n’a pas été un phénomène circonscrit
dans le temps et l’espace. Le Christ n’a pas changé
à ce moment-là : ce sont les apôtres qui ont reçu pour
un moment la faculté de voir le Christ tel qu’il était
dans sa réalité la plus profonde, afin qu’ils comprennent
la signification véritable de la Croix, disent les textes
liturgiques et le texte de l’Evangile : Jésus s’entretenait
avec Moïse et Elie de sa Passion. La gloire vient par
la Croix et la Croix sera alors l’engloutissement de
la mort dans la lumière.
C’est
donc parce que les Apôtres ont changé qu’ils ont pu
voir le changement, la transfiguration dans la forme
divine du Christ ; non pas son essence divine, qui est
inatteignable et que par conséquent ils n’auraient pas
pu supporter mais ses énergies - en quelque sorte les
rayons du soleil - par lesquelles, dans son amour infini,
il sort éternellement de lui-même pour se rendre connaissable
et visible. Par la lumière de Dieu les apôtres se sont
trouvés pénétrés, illuminés ; ils ont pu se voir, voir
Dieu et resplendir à leur tour puisque Dieu, selon Grégoire
Palamas, s’est rendu visible non seulement à leur intellect
(nous ) mais aussi à leurs sens corporels qui ont été
« changés par la puissance de l’Esprit divin ». Accessible
aux sens et à l’intellect, la lumière divine « transcende
en même temps toutes les dimensions de notre condition
de créatures, nos sens et notre intellect … L’homme
peut donc contempler, avec ses yeux de chair transformés,
la lumière du Christ, comme les disciples ont pu, de
leurs yeux transfigurés, contempler la gloire du Christ
sur le Mont Thabor » (6). Tout comme les apôtres il
nous est possible à nous aussi de voir Dieu avec les
sens du corps, non pas les sens ordinaires mais, redisons-le
à nouveau, changés par la puissance de l’Esprit divin.
Changement contenu, toujours selon Grégoire Palamas,
dans « l’assomption même de notre nature par l’union
avec le Verbe de Dieu ». C’est dans la mesure où nous
sommes en Christ que l’humanité du Christ pénétrée par
la lumière de l’Esprit se communique à notre humanité.
Ainsi,
pour Grégoire Palamas, la lumière divine est une donnée
pour l’expérience mystique ; c’est le caractère visible
de la Divinité, des énergies dans lesquelles Dieu se
communique et se révèle à ceux qui ont purifié leurs
cœurs.
Palamas
en effet s’est trouvé face au problème suivant : comment
l’homme peut connaître Dieu tout en reconnaissant en
même temps que Dieu est par nature inconnaissable ?
Pour en rendre raison, il explique que Dieu est tout
entier essence et tout entier énergie, imparticipable
dans son essence mais en même temps participable dans
ses énergies. L’énergie divine c’est donc le mode existentiel
de Dieu dans lequel celui-ci se manifeste et se communique.
L’énergie divine, c’est Dieu en tant qu’il sort de lui-même.
Pour
Olivier Clément, il y a ici antinomie (7): « Dieu tout
entier se manifeste et Dieu tout entier ne se manifeste
pas ; tout entier il est conçu et tout entier il est
inconcevable pour l’intelligence ; tout entier il est
participé et tout entier il est imparticipable. Il y
a participation à la vie divine et en même temps il
y a transcendance totale et inaccessible de Dieu. Voilà
ce que va tenter de cerner cette distinction de la suressence
inaccessible et des énergies participables. Ce n’est
pas une séparation. Cela ne veut pas dire … qu’en Dieu
il y a une frontière infranchissable : d’un côté l’essence,
de l’autre les énergies. Cela désignerait plutôt deux
modes d’existence de Dieu : d’une part, Dieu dans son
altérité inobjectivable, dans la profondeur inaccessible
de son existence personnelle, qui est amour inépuisable,
unitrinité, et d’autre part Dieu dans le don total qu’il
fait de lui-même, dans la toute présence qu’il nous
donne. Cette distinction ne met pas en cause l’unité
de Dieu…Il ne faut pas dire que tout cela – l’essence
et les énergies – est une seule chose, mais que tout
cela appartient à un seul Dieu vivant… »
«
L’homme a été créé en vue de la déification. Mais l’homme
en tant que créature possède aussi sa consistance propre,
il n’est pas de nature divine. Pour décrire le mystère
de cette union de la personne humaine avec son Créateur,
Palamas a écarté l’idée d’une union selon l’essence
(kat’ousian ) qui s’applique seulement aux personnes
trinitaires entre elles, tout comme celle d’une union
selon l’hypostase ou la personne ((kath’ypostasin )
qui ne s’applique qu’à l’union des natures divine et
humaine dans la personne du Christ. Le seul mode d’union
avec Dieu possible pour la nature humaine est celui
qui s’exerce selon la grâce (kata harin ), c’est-à-dire
selon l’énergie, cette énergie divine étant répandue
à travers l’Eglise par l’Esprit Saint. On voit en quoi
l’Esprit joue un rôle éminent dans cette doctrine inséparablement
théologique et spirituelle… » C’est seulement ainsi
que l’homme deviendra alors de plus en plus homme à
mesure qu’il passera de l’ auto-nomie de la déchéance
à la théo-nomie libératrice, restaurant la communion
perdue avec Dieu (8).
«
Celui qui participe à l’énergie divine…devient lui-même,
en quelque sorte, lumière ; il est uni à la lumière
et avec la lumière il voit en pleine conscience tout
ce qui reste caché à ceux qui n’ont pas cette grâce
; il surpasse ainsi non seulement les sens corporels,
mais aussi tout ce qui peut être connu ( par l’intelligence
) car les cœurs purs voient Dieu (…) qui, étant la lumière
habite en eux et se révèle à ceux qui l’aiment, à ses
bien-aimés » (9). L’union à Dieu, la vision lumineuse
est pour l’homme à la fois pleinement objective, pleinement
consciente, pleinement personnelle parce que tout être
humain porte en lui l’image du Créateur, de sa participation
libre à la vie divine. « L’homme, écrit Cyrille d’Alexandrie,
reçut dès l’origine le contrôle de ses désirs et pouvait
suivre librement les inclinations de son choix parce
que la Déité, dont il est l’image, est libre ». Ainsi,
cette union ne se résout jamais en une intégration de
la personne humaine dans l’Infini divin ; elle est au
contraire l’accomplissement de sa destinée libre et
personnelle. De là également l’insistance des spirituels
byzantins sur la nécessité d’une rencontre personnelle
avec le Christ, lieu où, par excellence, ont convergé
une fois pour toutes l’expérience de l’homme par Dieu
et celle de Dieu par l’homme. « Ce n’est plus moi qui
vis, c’est le Christ qui vit en moi » proclame saint
Paul.
La
théologie de la lumière est donc inhérente à la spiritualité
orthodoxe : l’une est impossible sans l’autre. Derrière
cette doctrine, on trouve l’idée fondamentale de l’homme
fait à l’image et à la ressemblance de Dieu, la Sainte
Trinité. Le thème constant de saint Jean l’Evangéliste
est l’union personnelle et organique entre Dieu et l’homme
; pour Saint Paul, nous venons de le voir, la vie chrétienne
est avant tout vie en Christ. Le mystère de la Rédemption
signifie donc la récapitulation de notre nature par
le Christ, Nouvel Adam et dans le Christ. Le mystère
de la Pentecôte nous rappelle que l’œuvre de notre déification
s’accomplit en nous par le Saint Esprit, Donateur de
la grâce, celle-ci n’étant pas considérée par les Pères
grecs comme un effet créé ; elle est l’énergie même
de la Divinité se communiquant dans l’Esprit Saint.
« Tu es devenue belle, mon âme, en t’approchant de ma
lumière ; ton approche a attiré sur toi la participation
de Ma beauté. S’étant approchée de la lumière, écrit
Grégoire de Nysse, l’âme devient lumière ». La double
économie du Verbe et du Paraclet a pour but l’union
des êtres créés avec Dieu. Ici cependant, Créateur et
créature ne fusionnent pas en un seul être ; dans la
théologie mystique orthodoxe, l’homme ne perd jamais
sa propre intégrité. Même déifié il reste distinct mais
non séparé de Dieu : l’homme déifié ne perd pas son
libre arbitre mais c’est tout aussi librement, par amour,
qu’il se conforme à la volonté de Dieu. L’homme ne devient
pas Dieu par nature, mais il est seulement créé dieu,
un dieu par grâce. L’Eglise Orthodoxe écarte de cette
façon toute forme de panthéisme.
Pour
saint Syméon le Nouveau Théologien (10) l’expérience
de la lumière, qui est la vie spirituelle consciente
( gnosis ), révèle la présence de la grâce acquise par
la personne. « Nous ne parlons pas des choses que nous
ignorons, dit-il, mais de ce qui nous est connu nous
rendons témoignage. Car la lumière brille déjà dans
les ténèbres, dans la nuit et dans le jour, dans nos
cœurs et dans nos esprits. Elle nous illumine, cette
lumière sans déclin, sans changement, inaltérable, jamais
éclipsée ; elle parle, elle agit, elle vit et elle vivifie,
elle transforme en lumière ceux qu’elle illumine. Dieu
est lumière et ceux qu’il rend dignes de le voir le
voient comme lumière ; ceux qui l’ont reçu, l’ont reçu
comme lumière. Car la lumière de sa gloire précède sa
Face et il est impossible qu’Il apparaisse autrement
que dans la lumière. Ceux qui n’ont pas vu cette lumière
n’ont pas vu Dieu car Dieu est lumière. Ceux qui n’ont
pas reçu cette lumière n’ont pas encore reçu la grâce
car en recevant la grâce, on reçoit la lumière divine
et Dieu… »
La
fête de la Transfiguration nous rappelle ainsi que le
mystère de la déification de l’homme ne peut se réaliser
qu’à travers l’illumination de tout l’être, par laquelle
Dieu se révèle. Ce n’est pas un état passager qui ravit,
qui arrache pour un moment l’être humain à son expérience
habituelle. C’est une vie pleinement consciente dans
la lumière divine, dans la communion incessante avec
Dieu.
Dieu
en s’incarnant n’a pas seulement sanctifié l’humanité
mais aussi le monde entier. Et le monde est inexorablement
lié à l’homme comme « le lieu de Dieu » où se découvre
la gloire de la Trinité à la racine même des choses.
Pour cette raison, la vocation de l’homme consiste,
dans sa liberté personnelle, à transcender l’univers
non pas pour l’abandonner mais pour le contenir, lui
dire son sens, lui permettre de correspondre à sa secrète
sacramentalité, le « cultiver », lui parfaire sa beauté,
bref le transfigurer et non pas le défigurer. La Bible,
ne l’oublions pas, présente le monde comme un matériau
qui doit aider l’homme à prendre historiquement conscience
de sa liberté offerte par Dieu. C’est dans le monde
que l’homme exprime sa liberté et qu’il se présente
comme une existence personnelle devant Dieu (11). La
conséquence en est que l’homme ne peut faire transparaître
Dieu en soi-même sans faire transparaître Dieu dans
le monde ou sans se faire transparent comme image de
Dieu dans le monde.
Ainsi
l’homme représente pour l’univers l’espoir de recevoir
la grâce et de s’unir à Dieu car il n ’y a pas de discontinuité
entre la chair du monde et celle de l’homme, l’univers
est englobé dans la nature humaine. C’est aussi le risque
de la déchéance et de l’échec dès lors que, détourné
de Dieu, l’homme ne verra des choses que l’apparence,
« la figure qui passe » ( 1 Cor 7,31 ) et leur donnera
en conséquence un « faux nom ». Tout ce qui se passe
en l’homme a bien une signification universelle et s’imprime
sur l’univers. La révélation biblique nous place devant
un anthropocentrisme résolu, « non pas physique mais
spirituel puisque le destin de la personne humaine détermine
le destin du cosmos » (12). L’univers ne connaît pas
l’homme, mais l’homme connaît l’univers. L’homme a besoin
de l’univers, mais l’univers a surtout besoin de l’homme.
Autrement dit : l’homme se présente comme l’axe spirituel
de tout le créé, de tous ses plans, de tous ses modes
parce qu’il est le résumé de l’univers ( microcosme
) et l’image de Dieu ( microtheos ) et parce qu’enfin
Dieu s’est fait homme pour s’unir au cosmos tout entier.
Les
textes patristiques soutiennent très fréquemment l’idée
que l’homme est un être de raison (logikos ) à cause
précisément de sa création à l’image même de Dieu. C’est
ce qu’affirme entre autres avec netteté saint Athanase
le Grand lorsqu’il traite de ce sujet. De même nous
pouvons comprendre que l’homme est créateur car il est
à l’image par excellence de son Créateur. Il est aussi
souverain car le Christ, à l’image duquel il a été créé,
est le Seigneur et le Roi qui domine l’univers. Il est
libre, car il est à l’image de la liberté absolue. Il
est enfin responsable pour toute la création comme il
en est et la conscience et par-dessus tout le prêtre
puisqu’il a pour modèle le Christ, Grand Prêtre. Mais
il ne suffit pas de dire que l’homme est microcosme
parce qu’il récapitule en lui tout l’univers. Sa vraie
grandeur réside dans le fait qu’il est « appelé à être
Dieu », à devenir « Eglise mystique » puisqu’il est
la jointure entre le divin et le terrestre et que de
lui diffuse la grâce sur toute la création (13). C’est
dire que la situation du cosmos, sa transparence ou
son opacité, sa libération en Dieu ou son asservissement
à la corruption et à la mort dépendent de l’attitude
fondamentale de l’homme, de sa transparence ou de son
opacité à la lumière divine et à la présence du prochain.
C’est la capacité de communion de l’homme qui conditionne
l’état de l’univers. Du moins initialement et maintenant
en Christ, dans son Eglise.
«
La Transfiguration est quelque chose qui concerne la
cosmologie, qui concerne notre sentiment même de l’être
des choses. L’être des choses est potentiellement sacramentel.
Il y a une potentialité sacramentelle dans la matière,
qui s’exprime dans la Transfiguration : le monde a été
créé pour être transfiguré. Cette transfiguration, c’est
l’homme qui doit l’accomplir ; en Christ qui est l’homme
parfait, elle est accomplie mais elle est secrète, elle
est enfouie, cachée dans la détresse de l’histoire,
et le monde reste figé dans son opacité, par le péché
et le refus des hommes. C’est pourquoi la création tout
entière gémit dans les douleurs de l’enfantement du
nouveau ciel et de la nouvelle terre. Il s’agit de faire
monter à la surface du monde l’incandescence secrète.
L’image employée ici par saint Maxime le Confesseur
est justement l’image du buisson ardent. Le monde en
Christ est secrètement, liturgiquement, sacramentellement,
buisson ardent, et il s’agit – c’est cela la sanctification
– de faire transparaître, à travers les visages et les
regards, cette incandescence secrète » (14).
La
Transfiguration devient ainsi la clef de l’histoire
véritable, qui est l’histoire de la lumière, qui est
l’histoire du feu, ce feu toujours présent mais qui
a besoin pour tout embraser que des hommes se laissent
consumer puisque le cœur de l’homme, quand il est touché
par la lumière divine, devient le cœur du monde et communique
la lumière, découvre les choses et les êtres dans leur
vérité christique, c’est-à-dire dans la lumière de la
Transfiguration : Selon Grégoire Palamas, « l’homme
authentique, quand il prend comme chemin la lumière,
s’élève ou plutôt est élevé sur les cimes éternelles
; il commence à contempler les réalités qui sont au-delà
du monde, mais sans être séparé de la matière qui l’accompagne
dès le début, car il ne s’élève pas sur les ailes imaginaires
de son raisonnement, mais réellement, par la puissance
indicible de l’Esprit » (15).
En
fait, ce qu’il nous faut témoigner, c’est que le christianisme
est la religion de la personne, de la communion, de
la liberté, de la transfiguration non seulement de chaque
être mais aussi de tout le cosmos. Nous ne sommes pas
orphelins dans la prison indéfinie du monde : Dieu est
la source d’une vie plus forte que la mort, la source
de la joie qui vient à nous dans un immense mouvement
d’incarnation : l’humain et le divin enfin s’unissent
sans se confondre, le Christ est ressuscité. Toute notre
existence est désormais déchiffrée à partir de la lumière
qui jaillit du tombeau vide. Le néant n’existe pas :
notre vérité d’homme, dès ici-bas, c’est bien la résurrection.
Aussi,
pour celui qui acquiert l’amour, « les ténèbres se dissipent
et la lumière véritable paraît déjà » ( Jn 1,8 ). La
lumière divine apparaît ici-bas dans le monde, dans
le temps. Elle se révèle dans l’histoire mais elle n’est
pas de ce monde, c’est le commencement de la parousie
dans les âmes saintes et sanctifiés, prémices de la
manifestation finale lorsque Dieu apparaîtra dans sa
lumière inaccessible à tous ceux qui demeurent dans
les ténèbres des passions, à ceux qui vivent attachés
aux biens périssables. A ceux-là, ce jour apparaîtra
soudain, inattendu, comme le feu que l’on ne peut supporter.
Ceux par contre qui marchent dans la lumière ne connaîtront
pas le Jour du Seigneur, car ils sont toujours avec
Dieu, en Dieu.
+Stephanos,
Métropolite de Tallinn et de toute l’Estonie.
BIBLIOGRAPHIE
:
(
1) : Patriarche Œcuménique BARTHOLOMEE: « La Transfiguration
exige la metanoïa », in SOP n° 306, Paris – mars 2006,
pp.23 -25.
( 2) : P.B.PASCHOS : « La Théologie de la Transfiguration
« in EROS ORTHODOXIAS ( en grec ), Ed. Apostoliki Diaconia
de l’Eglise de Grèce, Athènes 1978, pp. 51 – 57.
( 3) : Ev.Kallistos WARE : « La Transfiguration du Christ
et la souffrance du monde », in SOP n° 294, Paris –
janvier 2005, pp. 20-26.
( 4) : Boris BOBRINSKOY : « La Transfiguration » , Homélie.
Bussy-en-Othe, 19 août 1995.
( 5) : Olivier CLEMENT : « Saint Grégoire Palamas et
la Théologie de la Transfiguration », supplément au
SOP n° 131, Paris septembre-octobre 1988, pp. 1 - 17.
( 6) : Michel STAVROU : « La transfiguration du corps
et du cosmos dans la théologie byzantine », in SOP n°
247, Paris – avril 2000, pp. 24 – 28.
( 7) : Olivier Clément, loc.cit.
( 8) : Michel Stavrou, loc.cit.
( 9): Grégoire PALAMAS : « Sermon pour la fête de la
Présentation de la Mère de Dieu », éd. Sophocles, 176-177.
(10) : Syméon le Nouveau Théologien : Homélie LXXIX.
(11) :Constantin GREGORIADIS : « Le Monde en tant que
création et la révolte de l’Humanisme autonome » in
CONTACTS n° 57, Paris 1967, pp. 75 – 78.
(12) : Olivier CLEMENT : a) « Questions sur l’Homme
», STOCK, Paris 1972 ;
b) « La Résurrection chez Berdiaev », CONTACTS n° 78-79,
p.213
(13) : a) Panayotis NELLAS : « Théologie de l’image.
Essai d’anthropologie orthodoxe » in CONTACTS n° 84,
Paris 1973, pp.261-268.
b) Athanase le Grand : « Incarnation du Verbe »,3, PG
25,101 B ; 4, PG 25, 104 CD
c) R.BERNARD : « L’Image de Dieu d’après saint Athanase
», Aubier, Paris 1952, pp. 2 et 91 – 126.
d) Vladimir LOSSKY : « Théologie mystique de l’Eglise
d’Orient », Aubier, Paris, 1990, pp. 109 – 129.
e) Nicolas CABASILAS : « La Vie en Christ », 3,PG 150,
572 B.
(14) : Olivier Clément, loc.cit.
(15) : Olivier Clément, loc.cit.