L’EGLISE
ORTHODOXE ET L’UNITE DES EGLISES :
VERS UNE COMMUNAUTE SOLIDAIRE
AU SEIN D’UNE EUROPE UNIE ?
( essai de réflexion théologique )
Ce
texte est une synthèse de différents textes écrits par
le Métropolite Stephanos et ayant pour thème l’Europe.
C’est une conférence prononcée par le Métropolite, le
29 juin 2007 à Velehad en République Tchèque.
Eminences,
Excellences,
Révérends Pères,
Chers Frères et Sœurs en Christ,
C’est avec
une joie profonde que je me trouve parmi vous ce matin.
Je remercie du fond du cœur pour l’insigne honneur qui
m’est fait les organisateurs de ces journées d’échanges
et tout spécialement M. Antoine Arjakovsky, dont l’amitié
m’a vivement encouragé de me trouver parmi vous ce matin.
Je me propose
de confier à votre aimable attention mes espérances
et mes attentes à partir de deux axes qui me sont particulièrement
chers : le dialogue nouvellement rétabli entre les Eglises
Catholique-romaine et Orthodoxe et la construction de
l’Europe.
Il y a certes l’Europe née de Rome et de la latinité
chrétienne, divisée depuis le XVIe siècle entre le Nord
protestant et le Sud catholique-romain. Il y a aussi
l’Europe née de l’hellénisme chrétien et longtemps asservie
à des forces étrangères, l’Empire ottoman ou l’Empire
soviétique. Cette deuxième Europe est celle de l’Eglise
orthodoxe.
L’Europe
orthodoxe existe bien, même si elle est mal connue de
celle de l’Ouest. Et aujourd’hui il est clair que, malgré
les apparences et les tendances du moment, cette double
racine de chrétienté ( j’entends sans les dissocier
la grecque et la latine ) demeure l’axe de référence
et d’unité de l’Europe. L’Europe ne peut se concevoir
sans la pensée grecque, l’organisation romaine, les
Ecritures juives et la foi chrétienne.
Sur ce point
j’aimerais en dire un peu plus .
A)
En premier, quant à nous, les membres de l’Eglise Orthodoxe.
Que recherchons-nous
en fait comme Eglise sinon à faire valoir, dans cette
Europe, la manière d’être de notre foi orthodoxe ; sinon
à l’incarner dans la société qui est présentement la
nôtre en vue de sa transfiguration ? L’Europe unie ne
peut pas se faire uniquement à partir du seul développement
économique uniforme et d’un programme de défense commune.
Essentiellement préoccupées par les objectifs de l’économie,
nos sociétés européennes multiplient les droits et développent
un appareil juridique complexe mais dans l’oubli total
que les droits des autres signifient pour elles des
obligations. Au point que l’essor de ce même droit finit
par contraster avec l’affaiblissement de la citoyenneté
responsable, autrement dit de la démocratie elle-même.
Il est évident donc que la construction de l’Europe
exige pareillement une politique sociale s’appuyant
sur une collaboration pacifique et féconde entre les
peuples européens. Une politique qui s’élaborera à partir
d’une double requête : l’une culturelle, laquelle donnera
tout son sens aux nécessaires relations aussi bien inter-humaines
qu’interchangeables entre les diverses traditions nationales
; l’autre sans conteste spirituelle.
Ce qu’il
faut dans ce cas que l’Eglise Orthodoxe dise, et pas
seulement Elle d’ailleurs, c’est que le droit est fondé
sur une vision spirituelle de l’homme. Lors d’une rencontre
œcuménique sur l’Europe à Valence (Espagne) en 1966,
j’avais soutenu l’idée qu’il nous fallait nous embarrasser
moins du droit naturel et lui préférer une vision de
l’homme à l’image de la Sainte Trinité. Il ne s’agit
pas bien entendu de faire fi du droit. Le droit est
fondé sur le respect de la personne mais il s’agit de
la personne et non de l’individu. Le mot personne, tel
que nous le comprenons ici, fait appel au vécu de la
vie comme communion d’amour, à l’image de notre prototype
existentiel qui est la Sainte Trinité, Dieu qui est
Amour.
L’individu
est orgueil et avidité, angoisse et mort. La personne
elle est, d’abord en Christ et sous le souffle de l’Esprit
Saint, une existence en relation. Dans son exhortation
apostolique Ecclesia in Europa, le Pape Jean-Paul II
expliqua en son temps que le mystère de la Trinité peut
offrir « une importante contribution à la mise en place
de structures qui, en s’inspirant des grandes valeurs
évangéliques ou en se mesurant à leur aune, promeuvent
la vie, l’histoire et la culture des différents peuples
du continent ». Toutes ces valeurs sont d’ailleurs remarquablement
formulées dans le Préambule et le titre 1 du projet
de la Convention pour une Constitution européenne quand,
eu égard à la vie personnelle de chacun et aux rapports
collectifs, il préconise une « Europe désormais unie…
pour le bien de tous ses habitants, y compris les plus
fragiles et les plus démunis… et… pour la paix, la justice
et la solidarité dans le monde ».
Partant de
cela et si on veut que les mots prennent véritablement
leur sens, le mystère trinitaire, correctement compris,
devient alors la source première de la vie de l’Europe
comme pour l’humanité entière. Parce que dans son expérience
la plus profonde, l’homme sait bien qu’il n’est pas
seulement un phénomène de ce monde ; ici convergent
toute pensée humaniste ouverte et toute une tradition
chrétienne à laquelle chaque Eglise a apporté sa contribution
propre mais que la théologie et la philosophies religieuses
orthodoxes fondent avec une vigueur incomparable. Comme
le suggère si bien le théologien orthodoxe grec Christos
Yannaras, la libre communion ecclésiale ( qu’il appartient
bien entendu aux Eglises de manifester les premières
) constitue pour la société toute entière un appel,
une vocation, et plus encore une contagion de communion
.
Notre vocation
consiste donc à soutenir la construction de l’Europe
non pas comme société économique qui nivelle par le
bas les hommes et les peuples mais comme société de
l’esprit au sein de laquelle le national et l’universel
ne s’opposent pas ; au sein de laquelle la diplomatie
a pour mission première la paix, le travail la créativité,
l’économie la philanthropie. Dans cette perspective,
la théologie de l’Eglise orthodoxe peut inciter à élaborer
peu à peu une anthropologie et une cosmologie ecclésiale,
centrée sur le Christ et le Saint-Esprit pour éviter
que l’économie ne s’autonomise par rapport aux besoins
du corps social et qu’elle ne fonctionne en l’absence
de l’homme. Finalement, aucun système social ou régime
politique (et ce fut certainement le cas pour l’effondrement
de l’idéologie communiste) est à même de subsister sans
une vision eschatologique, c’est-à-dire sans une vision
tournée vers les choses dernières qui seules appartiennent
en dernier ressort à Dieu.
C’est pourquoi,
seul un ressourcement eschatologique profond, dans la
réalité ultime de la vie en Dieu, peut guérir les insatisfactions
de l’Humanité. La dynamique sociale, disait en avril
1994 Sa Sainteté le Patriarche Œcuménique Bartholomée
au Parlement européen de Strasbourg, qui apportera le
progrès naîtra quand les relations de l’homme avec le
monde et avec ses frères prendra un sens nouveau. Pour
le Patriarche Bartholomée, la plupart des problèmes,
dans lesquels nos sociétés se débattent, constitue pour
nous tous et plus particulièrement pour notre Eglise
autant de défis théologiques. Il nous faut rester convaincus
de la puissance de communion de l’Eglise lorsque priorité
est donnée à l’existentiel et que le tout de l’homme
est centré sur le plus authentique de l’Evangile.
Lors de la
17e édition des rencontres « Hommes et religions » animées
par la communauté Sant’Egidio à Aix-la-Chapelle Konrad
Kaiser, du Conseil Œcuménique des Eglises, a déclaré
: « La religion a, d’évidence, joué un rôle décisif
dans la formation de l’identité européenne, et doit
être reconnue comme une source toujours actuelle, malgré
les influences de la sécularisation ». Voilà qui nous
interpelle directement, nous qui sommes dans cette partie
du nord de l’Europe. En effet, pour le première fois,
du moins pour l’Estonie sinon pour la Finlande orthodoxes,
nous sommes invités à regarder notre continent globalement
alors que d’une manière ou d’une autre nous devrons
affronter la laïcité, de plus en plus prônée par les
Etats-membres . C’est donc à travers ce concept de la
laïcité que doit être considérée la question des signes
religieux que nous serons appelés à poser dans l’espace
public au fur et à mesure que le temps passe, quand
bien même l’Eglise ne pourrait s’identifier à aucune
des structures de l’existence temporelle ni se lier
complètement à elles.
A l’exception
en Europe des Pays de la grande Tradition orthodoxe,
comme c'est le cas par exemple dans les régions de Grèce
ou des Balkans, la tendance des Etats européens privilégie
de plus en plus nettement le principe de "laïcité-neutralité",
visant à ne favoriser aucune religion et permettant
à chacune de s’épanouir.
Il est évident
que pour ces Nations, allant d’Athènes à Moscou, les
rapports entre l’Eglise et l’Etat sont encore de nos
jours difficiles à définir et de même il leur est tout
aussi difficile de trouver une juste mesure à partir
du seul modèle de laïcité que propose l’Occident chrétien.
Il est nécessaire de reconnaître que, ce qui a creusé
le fossé entre l’Europe moderne et le monde orthodoxe,
c’est précisément la conception différente en Occident
et en Orient des rapports entre l’autorité religieuse
et l’autorité politique.
Cela l’est
moins, me semble-t-il, pour nos Eglises d’Estonie et
de Finlande, lesquelles constituent, pour reprendre
une expression d’Olivier Clément, une sorte de « tierce
Europe », incluant ces Etats moyens ou petits qui vont
de la Baltique à la Mer Noire et qui, ayant été écrasés
par les empires, bénéficient à l’heure actuelle d’une
expérience culturellement et religieusement plus pluraliste.
Peut-être que notre vocation, au sein du monde orthodoxe,
consiste à faire en sorte que l’on écarte le risque
de confusion entre religion et mouvement politique.
Peut-être sommes-nous plus aptes à proposer des solutions
pour que l’on se prémunisse, là où en Europe sont majoritairement
fortes nos Eglises, contre le danger d’une crise de
vision sur leur place dans la société.
Mais revenons
à la laïcité ! La distinction du spirituel et du temporel
n’interdit pas des points de contact. Toute religion
a des choses à dire sur les sujets politiques et moraux,
sur l’organisation de la société. Ceux qui prétendent
le contraire n’hésitent pas à mobiliser, à l’occasion,
les autorités religieuses lorsqu’ils les considèrent
utiles à leurs thèses. Disons que pour nous, la responsabilité
politique ne provient pas du désir de contester ou de
défendre un régime de quelque nature qu’il soit, mais
de notre devoir de conserver notre liberté d’écouter
notre Seigneur plutôt que les hommes. Tant il est vrai
que l’on ne peut limiter la religion au domaine privé
et la proscrire du domaine public. Restons vigilants,
dans notre conduite, à préserver la seule réalité qui
vaille la peine d’être vécue ici bas, la communion des
saints, seule capable de changer le monde puisque toute
civilisation comme toute société est appelée à être
transfigurée par l’action de la grâce divine . Qu’on
le veuille ou non, nos jeunes générations sont séduites
par le libéralisme. A nous de leur offrir une bonne
alternative sur le plan des valeurs et de l’éthique.
Ce ne sera positivement possible que si nous mûrissons
nos relations avec nos Etats, en nous forgeant une identité
qui ne passera pas forcément par une opposition.
C’est peut-être
le moment pour nous de penser une autre manière d’aborder
et de présenter notre théologie à un Occident plus que
jamais ouvert à tous les courants spirituels, à cause
de l’incapacité de la technologie à aborder les problèmes
existentiels de l’homme et aussi parce que la situation
ecclésiastique occidentale est à ce point fluctuante
qu’elle a besoin de l’apport de l’Orient chrétien. Nos
approches théologiques concernant les énergies divines,
la divinisation de l’homme, la protection et la sauvegarde
de l’environnement, la transfiguration du cosmos en
Christ, ne relèvent pas de la scolastique et ne se fondent
pas, comme c’est le cas pour le monde latin, sur la
dualité du divin et de l’humain ou sur le seul concept
de la nature morale de l’homme. Elles sont liturgiques
et mystiques ; elles mettent l’accent sur l’unité du
divin et de l'humain, sur l’union ontologique de l’homme
avec Dieu. Les trésors spirituels de notre théologie
existent pour tous. Ils font pressentir une autre manière
d’être, un éthos animé par la force et la joie secrète
de la Résurrection. Il serait absurde de penser que
l’Orthodoxie s’oppose à l’Occident à un moment où, partout
dans le monde, à l’Est comme à l’Ouest, on accorde une
valeur excessive au progrès matériel et où nos sociétés
sont de plus en plus soumises à un libéralisme débordant
qui asservit la personne humaine et nuit à la vie de
l’esprit.
Mais ce message
n’aura de valeur que s’il s’accompagne d’un puissant
renouveau de vie chrétienne d’abord à l’intérieur de
nos propres Eglises.
La spiritualité
d’une communauté chrétienne se situe sur deux plans.
En premier lieu, c’est la vie de l’Eglise en tant que
Corps du Christ, avec les éléments qui la constituent
: l’Ecriture Sainte, la Liturgie, les sacrements, la
catéchèse et ses facteurs internes de cohésion, autrement
dit le rassemblement de la communauté locale, celui
des ensembles d’Eglises locales et enfin celui de l’Eglise
universelle. En second lieu, c’est le plan de la diversité
infinie des personnes, qui sont appliquées à la quête
de Dieu par l’effort personnel dans la prière et dans
l’ascèse, comme preuve de liberté personnelle et de
contestation dynamique de tous les systèmes d’une économie
automatisée par rapport aux vrais besoins de l’homme.
Ces deux
plans ressortent de la réalité spirituelle. Le premier
cependant offre un aspect social, davantage communautaire.
C’est la construction d’une communauté, spirituelle
certes, mais qui trouve sa voie et jusqu’à sa justification
dans l’effort de rassemblement sous la mouvance de la
foi et de la charité d’un peuple constitué. L’autre
mouvement est celui d’une concentration extrême de la
vie intérieure de chacun ; c’est un mouvement de retour
sur soi, de conversion intérieure.
On accepte
communément l’idée que pour l’Europe de l’Ouest, le
sort du christianisme est réglé ; que l’Eglise n’est
comprise que comme une simple réalité sociologique plus
ou moins utile, puisque Dieu est proclamé mort au profit
d’un humanisme laïc, en fait souvent athée et antireligieux,
qui fait de l’homme une individualité abstraite, soumise
la plupart du temps à une bureaucratie de l’Etat, lui-même
anonyme. Mais est-ce vraiment aussi catégorique qu'on
ne l'affirme ?… Certes, l’agnosticisme et l’athéisme
sont bien là dans le paysage culturel de notre temps
mais il existe aussi indéniablement une vraie quête
spirituelle, qui oserait prétendre le contraire ? Et
il existe aussi une catégorie dont nul ne parlait encore
il y a quelques décennies et qui a mis en recul l’athéisme
militant, c’est celle des « sans-religion ». Ne serait-il
pas plus judicieux pour nous de remplacer le mot « incroyance
» par « décroyance », comme le proposait de son vivant
l'écrivain et journaliste Françoise Giroud dans un de
ses derniers livres, qui a pour titre On ne peut pas
être heureux tout le temps ? C’est à nous de créer,
ce me semble, les conditions d’une vraie rencontre de
l’Evangile avec la mentalité de totale indifférence
de bien de nos contemporains. Une mentalité qui par
ailleurs s’ouvre pour eux sur un vide difficile à assumer.
C’est encore à nous de trouver les mots pour convaincre
que la théologie orthodoxe est avant tout une théologie
de célébration où la pensée s’éclaire dans le mystère,
autrement dit dans le pourquoi de la vie et de la mort
et peut-être surtout dans le pourquoi du mal.
Au moment
où l’Europe se construit et s’unit, la pensée orthodoxe
se doit de comprendre les difficultés et les tentations
de l’Occident. Elle ne peut ni les contourner ni les
ignorer mais au contraire elle a pour mission d’assimiler
avec créativité toute cette expérience occidentale,
faite de doutes et de peurs. Il faut poser sur nos épaules,
comme le disait si bien Dostoïevsky, tout le fardeau
de l’angoisse de l’Europe. Non seulement le poser, mais
aussi, et pour autant que nous en soyons capables, le
porter et l’assumer avec indulgence et sans superbe
.
Reste la
question du nationalisme, de l’intégrisme et du philétisme,
ce dernier ayant été condamné comme hérésie par notre
Eglise dans les milieux du XIXe s… Il est vrai que ce
sont là des dangers qui guettent sans cesse nos sociétés
orthodoxes. Sommes-nous, plus particulièrement en ce
qui me concerne directement, dans cette Europe du Nord,
totalement immunisés ? Pour ma part, une relecture de
notre histoire en Estonie me fait encore craindre que
nous n’en sommes pas encore totalement libérés et que
cela peut se commuer ni plus ni moins, consciemment
ou inconsciemment, en racisme, « ce bacille, selon la
description de Michel E.Head - président de la Commission
européenne contre le racisme et l’intolérance du Conseil
de l’Europe - qui subit une mutation permanente selon
son environnement ». La seule manière de combattre cette
bête qui ne s’endort jamais au fond de nous, c’est de
reconnaître l’autre dans le sens que reconnaître, ce
n’est pas seulement connaître ; reconnaître l'autre,
c'est essentiellement l’accueillir selon ce que nous
enseigne Saint Paul . C’est là pour moi une question
qui m’angoisse beaucoup car je suis bien conscient qu’elle
conditionnera tout le futur spirituel, éthique et social
de l'Eglise Orthodoxe dans sa totalité.
B)
En second lieu, quant au dialogue œcuménique comme osmose
créatrice à l’intérieur de nos sociétés plurielles.
Le monde
occidental, devant et au sein duquel l’Orthodoxie est
invitée à témoigner, s’ouvre à toutes les perspectives.
C’est en cela que réside l’importance du Mouvement Œcuménique.
La théologie orthodoxe, en s’y engageant avec confiance
et sans préjugés, peut faire la démonstration que le
problème de l’unité des Eglises ne peut se réaliser
pleinement en dehors de la Tradition catholique et apostolique,
non pas uniquement pure et inchangée, mais aussi réactualisée
et toujours en mouvement. Dans cette perspective, qui
passe nécessairement par l’exigence de la catharsis
aussi bien que par celle d’une meilleure connaissance
de notre théologie patristique propre, la pensée orthodoxe
serait bien inspirée d’approfondir l’expérience des
grands mystiques d’Occident et de la théologie du Catholicisme
contemporain et non pas de se contenter, comme ce fut
souvent le cas dans un passé encore récent, des seules
influences issues du monde de la Réforme ou de la «
théologie dialectique ». Le renouveau du monde orthodoxe
est une condition nécessaire pour la solution du problème
œcuménique.
Reconnaissons-le
honnêtement. Les Eglises d’Occident travaillent alors
que nous, le plus souvent, nous nous taisons. Il est
un fait que l’Occident ne perd jamais de vue la réalité
ecclésiastique de l’histoire, qu’elle a une attitude
responsable et attentive à son égard, qu’elle ne cesse
de réfléchir et de dialoguer sur ses sources chrétiennes.
Consciemment
ou inconsciemment pourtant, nous savons bien que l’Histoire
ne doit pas seulement être entendue comme une grandeur
purement humaine ou purement divine mais surtout comme
une réalité à laquelle prennent part à la fois et Dieu
et l’homme. Mais voilà : nous ne sommes plus au temps
de la grande Chrétienté, où tout le monde était par
définition chrétien. L’espace dans lequel nous évoluons
aujourd’hui est sans conteste un espace qui se veut
de plus en plus international, de plus en plus uni par
une multitude de communautés politiques, économiques,
culturelles et religieuses en une civilisation davantage
universaliste. Par la force des choses, cet espace se
sécularise ; il est sous-tendu par des courants violents
sur fond d’ignorance. Le Christianisme en Europe est
méconnu. De plus en plus méconnu.
Ici et plus
que jamais les Orthodoxes ont leur mot à dire. Car l’Orthodoxie,
quant à elle, a transmis au monde contemporain l’exigence
d’une synthèse organique de l’Ecriture, de la liturgie,
de l’ascèse et de la théologie. Elle a transmis la conception
d’un mutuel service entre le Christ et le Saint-Esprit,
entre le sacrement et la liberté. Elle a encore transmis
le sens de la toute-faiblesse de Dieu au cœur même de
sa toute-puissance, l’annonce du Dieu crucifié pour
que l’homme soit déifié. Elle rappelle que les dimensions
« verticale » et « horizontale » du christianisme sont
inséparables et que le « sacrement du frère » n’aurait
aucun sens en dehors du « sacrement de l’autel », puisque
c’est au cœur même de la liturgie eucharistique que
se filtre et s’approfondit la « vraie sensibilité »
à l’Esprit . Elle rappelle enfin que le dogme n’est
pas une contrainte périmée mais un instrument d’adoration,
une louange de l’intelligence.
Mais pour
que ce dépôt des Pères de l’Eglise soit rendu vivant,
il faut qu’elle s’ouvre aussi aux charismes propres
de l’Occident. «Jusqu’à présent, écrivait il y a quelques
années le théologien orthodoxe Nicolas Lossky, nous
avons surtout fait ressortir les déviations et les dangers
des déviations de l’Occident ». A cela, il est maintenant
important d’opposer une évaluation positive, qui vise
à reconnaître et à voir comment on peut lire de façon
orthodoxe tels ou tels éléments qui ont dévié, surtout
à cause du contexte dans lequel ils ont dû s’exprimer
en Occident.
Ce travail
de recherche intra-orthodoxe et la relecture de la tradition
occidentale sont complémentaires. Et ils ne pourront
se faire sans un dur et long labeur, sans une « mort
» à un certain passé auquel habituellement nous nous
référons sans prendre la peine de le passer par le tamis
de la critique.
Un passé,
qui d’une part peut remonter assez loin dans le temps
mais qui par ailleurs est aussi encore marqué par les
séquelles du totalitarisme communiste, lequel a contraint
une grande majorité d’Orthodoxes de se replier sur leur
seule vie liturgique, dans le ritualisme, dans l’immobilisme,
dans l’asservissement de l’Eglise envers l’Etat, dans
le nationalisme ecclésial, dans le repli sur soi ; ici
ou là, dans des attitudes hostiles envers l’Occident,
qu’ils accusent de vouloir profiter à la fois de l’effondrement
du marxisme et de l’affaiblissement de leurs Eglises
pour rechristianiser des pays déjà baptisés depuis des
siècles.
La réciproque
est tout aussi vraie et nécessaire. Le schisme du XIe
siècle n’a pas seulement divisé l’Eglise. Il a aussi
divisé l’Europe. Depuis, Byzance a été assassinée. Et
si son humanisme est passé en Occident, la théologie
et la spiritualité des énergies divines, le sens des
potentialités sacramentelles de la matière ont été,
sinon oubliées, du moins ensevelies dans quelques monastères,
sans aucune application dans la culture et l’histoire.
Le Christianisme occidental, reconnaissons-le sans animosité
aucune, n’a pas su assumer tout cela, malgré l’élan
qu’il a pu donner à la science et à la technique modernes.
« Alors, écrit Olivier Clément, les bourrasques de l’Esprit
ont soufflé à la périphérie des Eglises, parfois contre
elles, dans une immense exigence de vie créatrice, de
justice, de communion et de beauté ».
Ainsi deux
ensembles ecclésiologiques, théologiques et culturels
se sont formés à l’écart l’un de l’autre, lesquels,
pour finir, avec la mise en contact forcée que provoquèrent
les croisades, se dressèrent l’un contre l’autre.
Il en résulte
de nos jours, je le dis sans passion et sans aucune
intention de ma part de provocation, de dispute ou de
polémique, la question de l’uniatisme en Europe de l’Est.
Nul doute
que la quasi-totalité des uniates souhaitent le rester,
par conviction certes, mais surtout en raison des drames
de la période communiste ; nul doute non plus que, pour
les Orthodoxes, il y a bien entre l’Occident et l’Orient
chrétiens un grave problème de fond concernant l’organisation
et le fonctionnement de l’Eglise du Christ.
Un problème
de fond inséparable de l’ecclésiologie de communion
pour laquelle l’Eglise locale, grâce au témoignage apostolique
de son évêque, manifeste en plénitude l’Una Sancta,
à la mesure justement de sa propre communion avec toutes
les autres Eglises locales.
Un problème
de fond que l’Occident serait mal inspiré de prendre
à la légère parce qu’il peut conduire, même involontairement,
à une dynamique d’implantation et inévitablement de
prosélytisme. On n’en sortira que par un rapprochement
en profondeur des deux ecclésiologies et d’abord par
un pardon réciproque selon la si difficile évidence
que les commandements évangéliques ne valent pas seulement
pour les individus mais, tout autant, pour les collectivités.
Un problème
de fond parce que l’uniatisme s’inscrit dans une logique
ecclésiologique qui ne se trouve pas dans la tradition
de l’Orient et qui n’est pas conforme à son génie propre
et à sa culture. Mais est-ce un argument suffisant pour
ne pas continuer la démarche de rapprochement en vue
de l’unité ? La Vérité n’est jamais automatique. Elle
est toujours donnée, toujours reçue, encore et à nouveau
!... Cela présuppose, de part et d’autre, des vraies
remises en cause, des conversions communautaires, parfois
même personnelles. Cela ne peut être sans un retour
en profondeur au premier millénaire afin d’évacuer une
fois pour toutes tous ces détails auxquels on a si souvent
donné une importance presque magique, lesquels sont
incapables de penser l’autre.
Si pour sa
part le premier millénaire se caractérise par les problèmes
christologiques, le deuxième est bien celui des problèmes
ecclésiologiques, parmi lesquels celui de l’uniatisme.
Malgré les tensions qu’il a suscité et qu’il risque
encore de susciter, il a cependant le mérite de poser
une préoccupation majeure, celle de la divergence entre
l’Orient et l’Occident, laquelle se concentre plus particulièrement
autour de la question de savoir ce qu’est vraiment le
premier évêque et en quoi consiste son autorité. Je
suis entièrement d’accord avec le Métropolite Georges
Khodr du Mont-Liban lorsqu’il écrit « qu’il ne faut
pas oublier que derrière cette question se profile pour
l’Orient une autre interrogation cruciale, à savoir
: l’Eglise est-elle en sa totalité et devient-elle vraiment
le Corps du Christ lors de chaque eucharistie célébrée
par un évêque professant la foi orthodoxe ? Ou bien
alors, se trouve-t-elle seulement dans un ensemble de
communautés répandues à travers le monde et présidé
par le pape de Rome ? Il nous faut clairement aborder
ces interrogations, car elles expriment le nœud de la
différence d’approche entre l’Orient et l’Occident.
Si on n’y répond pas de façon adéquate, il ne fait pas
de doute qu’elles formeront un sérieux obstacle sur
la voie de l’unité ».
Mais les
Orthodoxes ne sont pas en reste non plus.
Le
système de l’autocéphalie tel qu’il est pratiqué aujourd’hui
a créé de tels dysfonctionnements qu’il débouche purement
et simplement sur l’anarchie. Nous sommes loin du 34e
canon apostolique où il est précisé que le premier ne
doit pas agir sans l’accord des autres et les autres
sans l’accord du premier. L’invention récente (année
2000) de la notion de territoire canonique (fondée sur
le nationalisme qui pratiquement fait de chaque Eglise
locale une Eglise mondiale et qui a pour but d’annihiler
la territorialité ecclésiastique en instaurant pour
chaque patriarche une sorte de pouvoir universel sur
ses propres nationaux où qu’ils se trouvent dans le
monde), les revendications répétées de l’instauration
d’une 3e Rome, au mépris de la taxis fixée par les canons
et la praxis ecclésiastiques, à partir de l’argument
du plus grand nombre des fidèles alors que simultanément
on ne cesse d’accuser le premier siège de l’Orthodoxie
qui est le Patriarcat Œcuménique de « papiste », ne
font malheureusement que mieux ressortir l’incapacité
présente des Orthodoxes de vivre une vraie conciliarité
entre les Eglises autocéphales tout comme celle de certains
d’entre eux d’admettre la nécessité d’un « centre »
d’unité, de coordination et d’initiative tel qu’il a
été compris et pratiqué au cours du premier millénaire
de la chrétienté et par la suite, jusqu’en l’an 1990,
au sein de l’Orthodoxie après le grand schisme du XIe
siècle. Tant il est vrai que ce qui n’est pas transfiguré
se défigure nécessairement à un moment ou l’autre de
l’Histoire.
C)
Conclusion.
Pour moi
cependant qui vit, agit et travaille exclusivement en
Europe, je vois dans la reprise du dialogue entre les
Eglises Catholique-romaine et Orthodoxe, une immense
espérance, convaincu que je suis du fait que le devenir
d’une Europe unie ne peut se passer d’une Chrétienté
qui se doit d’être unie. La communion entre les chrétiens
en est une condition incontournable. Dans le plus profond
de mon être j’ai la totale conviction que nous « serons
un jour en Dieu ce qui n’a pas encore été manifesté
» (1Jean 3,2).
Pourvu que
de notre côté nous nous comportions, comme le dit si
bien le Métropolite Georges Khodr déjà cité, « avec
une authentique conversion qui bannit tout orgueil confessionnel,
tout sentiment de supériorité sur le plan de la culture
ou de la civilisation. Cette humilité exige que l’on
s’accomplisse christiquement par l’autre. Une communauté
chrétienne purifiée par le feu de l’Esprit, sainte à
Dieu, pauvre pour Dieu, peut s’exposer dans la fragilité
évangélique, à recevoir comme à donner dans la même
simplicité. Il s’agit pour elle d’accepter le défi comme
une correction fraternelle et de détecter, même à travers
l’incroyance, le refus des faussetés que l’histoire
chrétienne n’a pas su ou voulu dénoncer ».
Et puisque,
selon Ignace d’Antioche, « il y a en chaque homme une
eau vive qui murmure : viens vers le Père », notre certitude
et notre espérance, ce sont la prière et la patience
de nos saints et de nos martyrs, qui sont abstention
de jugement et de confiance dans le dessein de Dieu.
La sainteté comme liturgie et icône de tout approfondissement
dans chaque destinée ; le martyre comme ouverture de
l’Histoire à la résurrection et comme anticipation eschatologique.
Je vous
remercie de votre attentive et cordiale écoute.
Congrès
de Velehrad
Tchéquie, 29 juin 2007.
+STEPHANOS,
Métropolite de Tallinn et de toute l’Estonie .
BIBLIOGRAPHIE
a)
ARTICLES ET DOCUMENTS
-Patriarche
Œcuménique Bartholomé devant le Parlement Européen de
Strasbourg en 1994 : dossier complet in SYNAXE n°28
/ Nice (France) – avril/juin 1994 .
-Olivier
CLEMENT : Anachroniques – DDB, Paris 1990 .
-Joseph Cardinal
RATZINGER : « L’Europe : un héritage qui engage la responsabilité
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de la Métropole Orthodoxe grecque de Suisse, 1989, pp.15-21
.
-Mgr STEPHANOS,Ev.de
Nazianze : « Rebâtir la Maison commune de l’Eglise »,
in Christus, Paris, N° 155 – juillet 1992, pp. 294-307
.
,Métropolite de Tallinn : « Par delà l’Occident, par
delà l’Orient », in Missi n° 84, avril-juin 2004.
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-Maurice
ZINOVIEFF : « L’Europe orthodoxe », PUBLISUD, Paris
1994, pp.5-26
b)
REVUES et JOURNAUX
-Revue S.O.P.
: Paris 1986, n° 106, pp.12-14 et supplément n° 213,
décembre 1996 .
:Paris 2001,n° 257, pp.19-24
:Paris 2003,n° 280, pp.23-25.
:Paris 2004,n° 286
-Revue CONTACTS,
Paris 1975, n° 92, pp.413-415 .
-SYNAXI –
« GRECS et EUROPEENS ? »,Athènes, n° 34 / Avril – Juin
1990, pp.9-78 (en langue grecque) .
Journal
« LA CROIX » ( France ) de 2003 , du 29/8, p.17 ; du
02/09,p.11 ; du 04/09,p.26 ; du 08/09,p.26 ; du 09/09,p.2
; du 11/09, p. 20 .