LE
PELERINAGE DANS LE CONTEXTE DE L’EGLISE ORTHODOXE
(
une communication au IIe Congrès Mondial de la Pastorale
et des Sanctuaires - Santiago de Compostela - Espagne
/ 27 au 30 septembtre 2010 )
Excellences,
Frères et Soeurs en Christ,
Le pèlerinage
est pour le chrétien un symbole de vie en tant que chemin
dans le désert vers la vraie patrie, la Jérusalem céleste.
Il signifie aussi bien une marche vers un autre „ailleurs“
- un autre lieu sacral - que l’accomplissement en ce
lieu d’une participation mystérieuse à une réalité autre
que celle de l’exister profane. Les „Récits d’un pèlerin
russe“ sont significatifs à ce sujet. Le pèlerin prend
la route pour se diriger vers Jérusalem, afin de renouer
avec les lieux où vécurent le Christ et ses imitateurs
et ainsi entrer intimement en communion avec Dieu.
Dans son
esprit, Jérusalem est le lieu par excellence de l’accomplissement
du mystère sauveur de la Rédemption, qu’il égrènera
en autant d’étapes, tout au long desquelles il se mettra,
en mémoire et en chair, à la suite du Christ Rédempteur.
Mais il n’arrivera
jamais à sa destination finale ; ce qui ne le privera
pas, à travers sa prière, de rencontrer Jésus tout au
long de ses pérégrinations et ce, malgré ses angoisses,
ses tentations et ses chutes. Le message que nous laisse
le pèlerin russe dans ses récits est sans ambigüité
: ce que privilégie le monde chrétien c’est l’effort
et non le lieu, aussi sacré soit-il. Un effort qui,
précisément, lui évite le danger de matérialiser le
lieu et ne lui laisse aucune possibilité d’idolâtrer
la foi. Le Christ demande qu’on l’adore en esprit et
en vérité ; il ne parle pas de lieux sacrés qui assurent
la présence du Très-Haut, quand bien même Jérusalem
resterait le lieu du Second Avènement ; le lieu où s’accomplira
la rencontre du Second Avènement, qui marquera, avec
la fin des temps, la sortie de l’histoire. Aller vers
la Jérusalem terrestre pour trouver l’accès sauveur
à la Jérusalem céleste, c’est affirmer que la foi n’est
pas un objet, qu’elle reste avant tout une relation
personnelle entre Dieu et l’homme.
Venons-en
maintenant au profil du pèlerin actuel, j'entends du
pèlerin chrétien et uniquement chrétien. Il semblerait
que les formes, les motivations et les pratiques du
pèlerinage actuel oscillent entre deux pôles, tantôt
distincts, tantôt complémentaires, à savoir le pôle
de la foi et le pôle des loisirs. A cela s’ajoute le
fait que les pèlerins se distinguent les uns des autres
par un degré d’autonomie différent vis-à-vis du message
et des pratiques religieuses que propose chaque sanctuaire.
Et que dire
de cette forme de voyage/tourisme, le „tourisme religieux“,
laquelle combine à la fois la destination sacrée à atteindre,
les pratiques de la foi et le séjour d’agrément et de
détente ? D’autant qu’en général les individus appartenant
à une tradition religieuse ne choisissent pas des destinations
complètement étrangères et privilégient les lieux historiques,
culturels et religieux ayant des affinités avec leur
religion.
Une première
question consisterait donc à analyser ce qui, en matière
de pèlerinage, est propre à sa dimension sacrée (pôle
de la foi) et ce qui est propre à sa dimension profane
(pôle de la détente et des loisirs). La première dimension
explicite la manière dont adhère le pèlerin au sens,
aux motivations et aux pratiques de la Foi chrétienne
ainsi qu’aux recommandations de sa propre Eglise et
des sanctuaires qu’il visite ; la seconde aux objectifs
et formes personnelles que s’approprie le pèlerin pour
réaliser sa démarche „à sa façon“ comme distraction
et repos.
Pour une
minorité de pèlerins, le pèlerinage est une expérience
fortement religieuse et communautaire ; pour certains,
il est une expérience relative à des problèmes personnels
; pour d'autres, il n'est qu'une pratique séculière
et pour d'autres encore, un voyage thérapeutique et
d'agrément. Pour tous, le pèlerinage indique la nostalgie
de "l'ailleurs", le retour d'une sorte de
"soif de l'infini".
Le pèlerinage
est bien la preuve que la société moderne n'est pas
qu'un monde séculier, appauvri symboliquement de tout
signe de transcendance. Il y a aujourd'hui de la part
de tous les hommes et de toutes les femmes du monde
entier une volonté de changer la vie, parce qu'on voit
plus clairement qu'il n'existe aucune institution humaine,
aucun système social ou régime politique, qui soit susceptible
de tirer le peuple "vers le haut". Il y a
donc besoin de se libérer du conformisme historique
et du devenir de ce monde. Seul un ressourcement eschatologique
profond, dans la réalité ultime en Dieu, peut guérir
cette insatisfaction de l'humanité. Pour éviter de se
conformer au siècle présent (Rom.12,1-2), mais aussi
pour ne pas tomber dans un idéalisme eschatologique,
lequel ne tiendrait pas compte des problèmes essentiels
qui préoccupent les hommes de nos sociétés contemporaines,
l'Eglise Orthodoxe insistera sur le "vrai présent",
c'est-à-dire sur le mystère de ce monde en voie de transfiguration
par le renouveau de l'Esprit. Comment transposer cela
dans le contexte d'un pèlerinage, telle sera ma seconde
question ?
Dans le contexte
européen qui est celui où évolue ma propre Eglise, les
chrétiens sont en passe de devenir une petite minorité
avec une grande responsabilité évangélique. Cela oblige
nos Eglises respectives de revoir leurs conceptions
et leurs méthodes de témoignaqge et d'évangélisation
mais aussi les attitudes, les comportements et les motivations
là où Dieu les envoie. Dans une aventure riche en signification
comme l'est un pèlerinage, plus l'intensité de l'engagement,
de l'abnégation et du sacrifice est importante, plus
l'intensité des satisfactions et de la conscience d'avoir
fait une expérience exceptionnelle le devient aussi.
Etant donné donc que le pèlerinage offre l'occasion
de vivre un "temps privilégié", je suis tenté
de poser cette troisième question : comment faire pour
que le pèlerin puisse s'engager, sous les conditions
les meilleures possibles, dans ce "temps sacré"
qui est totalement différent du temps profane ?
Cela est
d'autant plus important qu'il existe plusieurs types
de pèlerins. Pour ma part, je ne m'arrêterai pas sur
le pèlerin pratiquant assidu qui se conforme à un pèlerinage
de groupe, organisé par une institution religieuse ni
au pèlerin autonome en quête d'expériences au-delà de
ce que lui propose l'Eglise. En ce qui les concerne,
tout dépend essentiellement, ce me semble, de ce que
l'un et l'autre seront ou non, une fois leur pèlerinage
effectué, des témoins réels de la joie et de la paix
de l'Esprit Saint, de cette vie nouvelle à laquelle
nous participons dans l'Eglise. Un chrétien, c'est quelqu'un
qui trouve partout le Christ, où qu'il se tourne et
se réjouit en Lui. Lorsque ces deux catégories de pèlerins
prétendent avoir fait une "belle expérience"
au cours de leur pèlerinage, sont-ils en même temps
capables de reconnaître que cette joie a transformé
tous leurs plans, leurs programmes et leurs décisions
; une joie qui fait de tout leur vécu le sacrement du
retour de la totalité de leur être à "Celui qui
est la vie du monde" ? Dans le difficile exode
de l'histoire de chaque individu, ne faudrait-il pas
que nos Eglises fassent en sorte que la puissance de
vie, d'unité et de sainteté que recèle le Corps du Christ
soit sans cesse manifestée et réinventée - dans le Saint
Esprit et la liberté - par un effort toujours renouvelé
de pénitence et de créativité ?
Reste le
cas de ces néo-pèlerins qui s'adonnent à une forme de
tourisme religieux. Selon Luigi Berzano de l'Université
de Turin, le néo-pèlerin "visite, honore et se
régénère aussi face aux différents lieux et symboles
de l'histoire chrétienne...sans exclure pour autant
une possibilité de faire une expérience spirituelle".
Cela exige de notre part une grande mobilité missionnaire
et pastorale pour l'atteindre. A mon sens, l'Eglise
doit accepter de se déplacer dans toutes les directions
d'une société - aussi bien au centre qu'à la périphérie
- pour servir ceux qui ont besoin du salut. De sa capacité
de se dépouiller en prenant la condition de serviteur
et de s'abaisser en devenant obéissante jusqu'à la mort
(Phil.2,7-8) dépendront la crédibilité et l'efficacité
de son ministère à libérer les hommes du pouvoir des
ténèbres et à les transférer dans le Royaume du Fils
(Col.1,13). L'Eglise de demain sera plus "théophore",
plus "porteuse du Christ", plus conforme non
à ce qui nous a précédé mais à ce qui nous est donné
en espérance.
Dans toutes
les situations, que ce soit pour le pèlerinage comme
expérience fortement religieuse et communautaire ou
pour le pèlerinage comme expérience relative à des problèmes
personnels ou encore pour le pèlerinage comme voyage
thérapeutique ou d'agrément, l'Eglise est invitée à
poser des signes de réconciliation, d'amour et de non-violence
en tant qu'anticipation de la venue du Royaume. Encore
faut-il définir les étapes à franchir en vue de la réalisation
d'une vie véritablement "évangélique" d'enfants
de Dieu, insérée au sein d'une authentique communauté,
laquelle viserait à la réalisation de l'amour du Christ.
La transformation intérieure passe par la communion
d'amour avec l'autre comme autre.
Mais ce message
n'aura de valeur que s'il s'accompagne d'un puissant
renouveau collectif de vie chrétienne. Disons ici que
la spiritualité d'une communauté chrétienne se situe
sur deux plans :
- en premier
lieu, la vie de l'Eglise en tant que Corps du Christ
avec les éléments qui la constituent : l'Ecriture Sainte,
la liturgie, les sacrements, la catéchèse,
-en second
lieu le plan de la diversité infinie des personnes qui
s'appliquent à la quête de Dieu par l'effort personnel
dans la prière et l'ascèse intérieure ainsi que, autant
que faire se peut, par la recherche de la perfection.
Ces deux
plans sont inhérents à la réalité spirituelle. Le premier
cependant revêt un aspect plus social, davantage communautaire.
C'est la construction sur cette terre d'une communauté,
certes spirituelle, mais qui trouve sa voie, jusqu'à
sa justification, dans l'effort de rassemblement sous
la mouvance de la foi et de la charité d'un peuple constitué.
L'autre mouvement est celui d'une concentration extrême
de la vie intérieure de chacun ; c'est un mouvement
de retour sur soi, de conversion intérieure. Ces deux
plans encore sont l'un et l'autre intégrés dans l'Eglise
et se trouvent ensemble confrontés avec le monde. Il
est bien évident que la collégialité de l'Ecclésia d'une
part, et de la vie spirituelle des personnes d'autre
part, se recoupent dans l'unique réalité du salut universel
en Christ et concernent, au sein de l'Eglise, les mêmes
hommes : pasteurs et croyants, chacun à sa place.
Si de ce
fait tous les charismes coédifient la communauté, c'est
donc en tant que tels que nous aussi, membres du peuple
de Dieu, nous devons tout mettre en oeuvre pour que,
au sein de nos paroisses, on trouve d'authentiques communautés
où l'homme de la "foule solitaire" et de la
civilisation du rendement expérimente la communion fraternelle
et la vraie fête sur la pratique d'une spiritualité
à la fois humble et créatrice, voire prophétique, qui
soit à même d'illuminer l'amour humain et l' "oeuvre
commune" des hommes.
Qu'en est-il
des pèlerinages à ce niveau ?
C'est en
effet, pour nous chrétiens, notre certitude que l'ascension
de l'Eglise en Christ, dans la joie du monde à venir,
est la source et le commencement de tout engagement.
Une ascension vécue et partagée au sein de l'Eglise
comme don, présence, promesse, réalité, anticipation,
en un mot comme sacrement du Royaume. C'est seulement
quand nous revenons de la lumière et de la joie de la
présence du Christ que nous voyons la vraie réalité
du monde et découvrons ainsi ce que nous avons à faire.
Chaque fois
qu'il m'est donné de mettre mes pas dans ceux d'un pèlerin,
je peux à juste titre me dire à moi-même : "vois,
c'est bien vrai : aujourd'hui tu es envoyé au monde
dans la paix et la joie, ayant vu la vraie lumière,
ayant été participant de l'Esprit Saint, ayant été témoin
de l'amour divin". Alors, je cesserai d'avoir peur.
Alors j'entrerai avec un coeur ouvert et libre dans
les espaces de la divino-humanité. Désormais, toutes
les expériences du divin et toutes les expériences de
l'humain me passionneront ; toutes sont travaillées
secrètement par l'Esprit, toutes convergent vers le
Christ qui vient pour tout "récapituler",
lui en qui "toutes choses ont été créées dans les
cieux et sur la terre, les visibles et les invisibles"
(Col. 1,16).
Le pèlerin
véritable est celui qui, s'étant enfin levé, a franchi
l'épreuve pascale de sa mort et de sa résurrection en
Christ. Aux déçus de toutes les révolutions comme aux
déçus de la consommation, il ne propose pas un repli
mais une résurrection ; il propose de même une expérience
d'une contemplation qui ne s'isole pas mais qui s'incarne
et bouleverse les fondements de l'histoire ; il propose
enfin un combat inlassablement humilié qui, lorsqu'il
est mené dans le grand souffle de l'Esprit, s'affirme
invinciblement créateur. Puisque le Christ est ressuscité
!
Arrivé au
terme de mon bref exposé, je désire vous transmettre
les sentiments les plus chaleureux et les plus fraternels
de Sa Sainteté le Patriarche Oecuménique de Constantinople
Bartholomée, que j'ai l'insigne honneur de représenter
au sein de cette illustre assemblée. Soyez assurés,
toutes et tous, de son indéfectible intérêt et de ses
voeux de réussite les plus intenses. Pour ma part, j'aurai
le plus grand plaisir de l'informer de tout ce que votre
amitié et votre accueil m'ont apporté au cours de ces
journées, illuminées par la grâce de Dieu et portées
jusqu'aux marchepieds du trône du Seigneur par les prières
de Saint Jacques, ici en son lieu de gloire, à Compostelle.
30 septembre 2010.
+STEPHANOS, Métropolite de Tallinn et de toute l'Estonie.