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la Bonne Nouvelle est aujourd'hui, comme hier et comme
demain, l'une des principales responsabilités de l'Eglise
dans le monde depuis que le Seigneur, après sa Résurrection
en a chargé ses disciples. C'est là un mystère qui engage
profondément l'expérience de toute vie chrétienne et
qui la rattache à l'existence humaine dans le monde
créé où vivent les hommes.
Cette Bonne
Nouvelle, qui n'est pas une simple nouvelle agréable
mais la vie, c'est-à-dire la conviction que Dieu a envoyé
son Fils pour notre salut, nous allons essayer maintenant
de mieux la cerner par une méditation sur la célébration
de l'Eucharistie, puisque mieux que tout autre acte
la divine Liturgie (le sacrifice de la messe) témoigne
la présence du Dieu personnel en communion dans l'Eglise
qui est son Corps avec les hommes.
Par conséquent,
la première fonction de la divine Liturgie est de reconnaître
que notre être, image du Dieu Vivant, est appelé « à
mettre en lumière pour tous l'économie du mystère tenu
caché depuis toujours en Dieu, en Celui qui a créé toutes
choses » (Ep 5, 9). Saint Maxime le Confesseur explique
que lors de la célébration eucharistique, le monde entier
se révèle comme une église : la nef, dit-il, est l'univers
sensible ; les anges constituent le chœur et l'esprit
de l'homme le Saint des Saints : « Ainsi l'homme, à
ce moment-là, devient la jointure entre le divin et
le terrestre » et de « lui se diffuse la grâce sur toute
la création » puisque « son âme, sous la conduite du
Verbe, offre l'univers à Dieu comme sur un autel ».
« En toutes
choses, faites eucharistie », lisons-nous dans la première
épître de Paul aux Thessaloniciens (5, 18) : à l'Eucharistie
comme sacrement répond en effet l'Eucharistie spiritualité,
qui entraîne la métamorphose de tout l'être de l'homme
et de tout l'être par l'homme. Ici, l'Esprit Saint est
impassiblement réparti et se communie en entier, et
le pain eucharistique bénit tous ceux qui y participent.
Alors, l'inouï se fait entendre et l'ineffable se fait
dire ineffablement, et il y a place pour que l'homme
vive : les boiteux, les aveugles, les invalides sont
invités au repas mystique, à la Vie véritable, là même
où le monde à venir devient l'intérieur de la Parole
biblique ; les petits enfants, les malades, les avilis,
les déchus et ceux qui ne sont pas des êtres sont invités
aussi au festin du Royaume.
Comprenons-nous
bien, chers amis, la divine Liturgie est célébrée pour
que les affamés soient rassasiés, pour que les assoiffés
soient désaltérés, pour que ceux qui souffrent et qui
pleurent soient consolés. Oui, notre messe est vraiment
taillée à la mesure de l'homme ; et elle fait fi de
tous ces spécialistes que notre théologie ne concerne
pas, parce que lors de la célébration de l'Eucharistie,
la Parole de Dieu et la parole de l'homme se rencontrent
en une offrande réciproque : l'une révèle, invite, se
communique; l'autre supplie, adore, se donne.
« En toutes choses, faites eucharistie », a si bien
dit l'Apôtre !
« Nous tous qui dans ce mystère représentons les Chérubins...
»
Cette hymne
qui nous introduit dans la liturgie des fidèles ne supprime-t-elle
pas d'emblée l'opposition entre le temps de l'éternité,
de la réalité céleste et le temps de la réalité terrestre
? Ne nous place-t-elle pas dans l'affirmation de l'unité
du passé, du présent et du futur qui permet l'acceptation
complète et la sanctification de chaque instant de notre
existence tout comme de l'histoire humaine tout entière
? Tant il est vrai que dans pareille situation, il convient
de définir toute vie liturgique comme un témoignage
d'espérance par lequel les hommes ne s'opposent plus
et ne se tourmentent plus vraiment, puisque c'est le
tout qui appartient enfin à tous et non plus une partie
seulement. Si à notre époque beaucoup ont perdu le sens
même de Dieu, si pour eux, la notion de la divinité
est totalement « hors du jeu », n'est-ce pas qu'ils
n'ont pas compris que toute célébration liturgique est
à la fois éminemment sociale et ecclésiale ? Du coup,
la prière, la foi, l'amour, la charité cessent d'être
« miens » et deviennent « nôtres » et la relation entière
de l'homme avec Dieu devient relation de Dieu avec son
peuple.
Partant,
ce témoignage d'espérance que porte en elle notre Liturgie
eucharistique découle de ce que :
- en premier lieu, elle possède sa propre vision du
monde, qui non seulement peut, mais doit être transposée
dans la vie actuelle ;
- de ce qu'en second lieu, elle recèle une conception
de l'homme qui pourrait se révéler particulièrement
nécessaire aujourd'hui ;
- de ce qu'elle donne une interprétation de l'histoire
et de ses problèmes, de la vie morale et de ses possibilités
qui est tout particulièrement nécessaire aujourd'hui
;
- de ce qu'enfin elle donne une interprétation de l'histoire
et de ses problèmes, de la vie morale et de ses possibilités
qui mérite d'être tout particulièrement soulignée à
notre époque.
Ceci, parce
que la divine Liturgie sauvegarde à tout moment la nature
unifiée de l'homme, par opposition à l'angoisse d'un
bon nombre de nos contemporains, fortement tributaires
des transformations scientifiques et philosophiques
récentes, et qui font désormais très difficilement la
distinction entre le naturel et le surnaturel, séparant
ainsi volontiers leur âme du corps et leur esprit de
la matière. Mais que se passe-t-il quand. à la fin de
la messe, nous sommes invités à nous retirer en paix
? Est-ce que notre participation au mystère eucharistique
conduit vraiment à la transfiguration et au renouvellement
de la Création et de l'homme en Christ ?
C'est en
cela que réside la seule et vraie (pour nous) question.
Voyons les
choses comme elles se présentent dans la réalité : il
ne suffit pas de parler au monde pour le changer. Le
monde au contraire a besoin d'une expérience de la Croix,
d'une victoire héroïque de l'ascèse qui l'introduira
dans la vraie dimension du Royaume à venir afin que
soient déifiés, sanctifiés et l'espace et le temps.
Et dans une telle vision, il ne peut y avoir de place
pour un Evangile dit « simplement social ».
Alors, pourquoi,
oui pourquoi notre incapacité à rencontrer l'homme d'aujourd'hui
? Sans aucun doute à cause de notre mauvaise présentation
du témoignage, qui asphyxie l'homme du XXème siècle
par des constructions normalisantes au lieu de lui affirmer
son intégrité et qui bien souvent nous enferme tous
dans une sorte d'autodéfense de formes mortes.
Reconnaissons-le
humblement : nous avons fait de notre présence dans
le monde « une somme de chrétiens sans unité ni communauté
».
Malgré le
lyrisme de tant de nos contemporains humanitaires, écrit
un éminent représentant de notre Eglise en France, nous
savons bien qu'il y a de la mort et qu'il y a de l'enfer
dans l'homme, qu'il y a de la mort et qu'il y a de l'enfer
entre les hommes.
La seule
nouvelle qui soit pour toute existence humaine bonne
nouvelle, c'est le message des apôtres devenu celui
de l'Eglise « CHRIST EST RESSUSCITE ! » Qu'on le reconnaisse
ou non, aucune forme de la vie et de la culture n'échappe
en effet à l'universalité de l'Incarnation.
C'est pourquoi
le mystère de l'Eucharistie nous exhorte à toujours
œuvrer non pas dans le sens d'adapter l'Eglise à la
mentalité du monde, mais l'Eglise avec le monde d'aujourd'hui
à la Vérité divine.
Les Pères
de l’Eglise, ne l’oublions pas, n’ont pas uniquement
gardé la foi tout en accomplissant l’intégration dans
leur théologie des réalités créées de leur époque, pour
les élever au-dessus du niveau du temps ; ils ont aussi
durement travaillé afin que l’Eglise transforme et sauve
le monde.
Frères
chrétiens, pour conclure, demandons à Dieu
qu’il nous donne « de réunir tout ce qui est sur la
terre et dans les cieux sous un seul chef, le Christ
» (Ep 1, 10) afin que seul le Seigneur « soit tout à
tous » (1 Co 15, 28) ; car c’est par là et par là seulement
que passera notre solidarité avec le monde et notre
démonstration qu’existentiellement l’Eglise est bien
le monde transfiguré.
Métropolite
Stephanos de Tallinn et de toute l’Estonie