FAMILLE
ET JEUNESSE
Au moment où nous entrons dans le temps de la Nativité
de Notre-Seigneur et Sauveur Jésus-Christ, que nous
accueillons comme Enfant couché dans la crèche, il m’a
paru utile de proposer un tant soit peu à votre attention
quelques réflexions sur le rôle et la vocation de la
famille.
Le
thème « Jeunesse-Famille » nous préoccupe tous, de quelque
bord que nous soyons. Pendant des décennies, la société
estonienne a été sous pression permanente de sorte qu’elle
s’est trouvée par certains côtés marginalisée. Soudain,
avec la fin de l’occupation soviétique en 1991, cette
même société a été naturellement amenée à entrer au
cœur même des préoccupations des hommes qu’elle sert.
Etait-elle alors assez préparée à ce changement ? Est-elle
aujourd’hui assez préparée à ce changement ? Cette question
n’est pas sans lien direct avec notre souci de la Jeunesse
du monde présent et il me semble nécessaire de la poser
comme préalable à toute mon intervention.
D’emblée
un constat s’impose : il y a chez nos Jeunes des valeurs
réelles d’espérance, d’affirmation et pour une part
d’entre eux de foi religieuse. Des valeurs aptes à les
aider à s’édifier sur la base de liens concrets en relation
avec les développements socioculturels dans lesquels
ils évoluent. Ils savent que l’homme d’aujourd’hui a
besoin d’apprendre à aimer, qu’il a besoin aussi d’une
paisible beauté créatrice de communion. Ils savent,
le plus souvent d’ailleurs par intuition, que la parole
humaine reste insensée si elle ne porte pas un souffle
de vie et que ce souffle, c’est dans la réalité d’ici
bas qu’il convient de le réaliser.
Mais
l’intuition ne suffit pas. Une société ne peut pas être
constamment tendue vers le développement économique
et l’acquisition des seuls biens matériels.Tôt ou tard
elle court le risque de s’autodétruire. Il y a des valeurs
bien plus essentielles et bien supérieures à l’argent
: la droiture et l’honnêteté, le respect de la dignité
humaine, le sens véritable du travail, le souci permanent
et l’amour de l’autre, de cet autre qui se nomme « notre
prochain » dans l’Evangile.
Or,
la faiblesse de la construction de nos sociétés d’Europe,
la faiblesse de la construction européenne en général,
c’est justement qu’elle ne touche pas les cœurs. Elle
multiplie les droits, développe un appareil juridique
complexe, mais dans l’oubli total que les droits des
autres signifient pour chacun d’entre nous d’abord des
obligations. Dans les sociétés d’Europe occidentale,
à laquelle l’Estonie adhère désormais pleinement, l’essor
du droit contraste avec l’affaiblissement de la démocratie,
autrement dit de la citoyenneté responsable. Le résultat,
c’est la résurgence des extrêmes contre l’abstraction
des techniques et des technocrates. Il semble en tous
cas que c’est bien ce qui se produit récemment dans
bien de Pays d’Europe occidentale.
Devant
cette sorte de dérive des sociétés, les jeunes espèrent,
les jeunes exigent autre chose de nous. Ils ont besoin
qu’on leur dise que le droit doit être fondé sur une
vision spirituelle de l’homme. Que ce qui fonde le droit,
c’est le respect de la personne et non pas celui de
l’individu.
L’individu,
je le comprends comme une « existence » d’orgueil et
d’avidité, marquée par l’angoisse de la mort, crispée
sur son morceau d’humanité. L’individu se barde derrière
le droit pour désigner les obligations des autres, jamais
les siennes.
La
personne quant à elle, je la perçois comme une « existence
» en relation. Elle est à mes yeux non conceptualisable
puisqu’ elle n’a d’autre définition que de n’en avoir
aucune. Mais dans son expérience la plus profonde, elle
sait qu’elle n’est pas seulement un phénomène de ce
monde et c’est en cela que réside l’essentiel.
Alors
se pose à nous la question de savoir quel modèle de
société nous voulons proposer à nos jeunes : une société
mercantile au sein de laquelle les marchands capteront
tous les désirs des individus pour développer sans fin
les besoins ou une société pour qui le sens de l’existence
ne peut venir que de l’homme et de l’homme seul ; autrement
dit une société qui puise en elle suffisamment de volonté
pour délivrer les forces intérieures indispensables
à la maîtrise de la technique et de la machine ? Pour
moi qui suis chrétien, l’Histoire ne doit pas seulement
être entendue comme une grandeur purement humaine ou
purement divine, mais comme cette réalité à laquelle
prennent part à la fois Dieu et l’homme. C’est précisément
dans la réalité de cette collaboration entre Dieu et
l’homme que je situe le besoin d’éduquer notre Jeunesse.
Une collaboration riche de toutes les pensées et de
tous les sentiments humains ; une collaboration qui
a pour destination d’être, dans une même mouvance, le
contenu de l’esprit humain et de l’Esprit divin et qui
permet de déchiffrer le vrai sens du monde.
Heureusement,
il nous reste pour cela la famille. Revenir à elle est
un signe de santé sociale. Que les parents soient attentifs
à prendre du temps pour se consacrer aux leurs et à
leurs amis, pour organiser les moments de détente et
de loisir, pour s’adonner à de bonnes œuvres et … à
un peu plus de spiritualité. Sans doute faudra-t-il
pour cela changer radicalement certaines habitudes,
peut-être consentir à un peu moins de profit et de gains
d’argent afin d’accorder plus d’attention à son épouse,
à son époux, à ses propres enfants.
Saint
Jean Chrysostome, un des plus brillants théologiens
du monde byzantin, n’hésitait pas à écrire déjà à son
époque : « Si, avant toutes choses, nous montrions d’abord
à nos enfants comment cultiver son propre monde intérieur,
alors bien de mauvaises choses n’auraient aucune emprise
sur leur caractère et de plus leur existence serait
ainsi préservée de tant de malheurs qui rôdent autour
d’eux … Hélas, de tout cela vous n’en faites rien ;
vous ne proposez rien d’essentiel à l’éducation des
vôtres… Voilà pourquoi les foyers sont sens dessus-dessous.
Et puisque les enfants ne bénéficient d’aucune éducation
valable au sein même de leurs propres familles, ils
se laissent aller à toutes sortes de mauvaises influences
qui viennent de l’extérieur ».
Saint
Jean Chrysostome a vécu au Ve siècle après Jésus-Christ.
C’est dire que le propos reste toujours d’actualité
: la famille, sans exclure bien entendu ses autres partenaires
- étatiques, éducatifs, religieux, humanistes - reste
la première responsable du bien-être moral et spirituel
de la Jeunesse. La famille peut donc beaucoup comme
lieu privilégie de communion et de partage de toutes
les relations du quotidien. Mais encore faut-il qu’elle
le veuille.
Bon
nombre de problèmes-pièges menacent en effet les jeunes
dans notre société tels que la drogue, l’alcoolisme,
le sida et bien d’autres. Il me paraît inutile, tant
la chose est évidente, de devoir encore préciser que
si nos jeunes reçoivent l’éducation suffisante et plus
encore les ressources éthiques nécessaires, ils seront
moins soumis au risque de tomber dans ces pièges ; ils
ne chercheront pas le bonheur dans la drogue ou la boisson.
La solution se trouve dans la prévention et non dans
la répression. Et la prévention la plus efficace, c’est
bien sûr la famille parce qu’elle sera toujours comprise
et reçue principalement comme « lieu du cœur » et non
pas uniquement comme l’organe de l’application de la
raison et du droit.
Plaise
au Ciel que nos Jeunes, devenus à leur tour adultes,
ne nous reprochent pas un jour d’avoir conservé en vase
clos toutes nos richesses culturelles, morales et spirituelles,
sans leur en avoir communiqué la substance. Quant à
nous Adultes, pratiquons avant tout à leur égard la
vraie tolérance qui n’est pas indifférence mais respect
et efforçons-nous de devenir à leur endroit des modèles
de vraie modestie qui est faite de générosité et d’infinie
patience.
Tallinn,
le 15 novembre 2005.
+STEPHANOS,
Métropolite de Tallinn et de toute l’Estonie.