Conférence
prononcée par le Métropolite Stephanos de Tallinn, lors
de la 32è rencontre interconfessionnelle et internationale
de religieux et religieuses qui s'est tenue au monastère
de Sobrado en Espagne du 12 au 18 juillet 2008
Chers Amis,
Je vous remercie
pour votre invitation à ces journées, lesquelles comme
toujours sont placées sous le signe de la fraternité
et de l’amitié et aussi de m’avoir confié cette intervention.
Je ne vous cache pas que j’ai eu beaucoup de peine à
l’écrire. Finalement, dans mon souci de l’aborder sous
l’angle œcuménique et selon l’esprit qui anime nos échanges,
j’ai choisi de vous proposer cette méditation, tout
en sollicitant votre bienveillante compréhension.
Avoir pour
Dieu un cœur de fils, pour le prochain un cœur de mère
et pour soi-même un cœur de juge nous rappelle que tant
que l’homme vit, il doit se battre sans trêve ni répit
d’abord pour se vaincre soi-même. Le premier et le plus
grand ennemi de l’homme, c’est l’homme lui-même, perfide
à l’égard de lui-même. Et cela parce qu’il n’écoute
pas l’autre ; il écoute ce que lui dit sa propre pensée.
Tant que l’homme prêtera le flanc aux simagrées de son
ego, il ne pourra pas entrer dans « ce monde de la Grâce
», dont parle Saint Paul. Au contraire, le premier effet
de la perception de la Grâce agissante est d’éloigner
l’attraction que l’ ego effectue sur l’esprit humain.
Sous l’effet de la Grâce, le quotidien est d’une facilité
saisissante, tandis que tous nos meilleurs efforts restent
lourds et pesants tant qu’ils sont accomplis selon la
volonté sourde de l’ego. Le moyen le plus sûr de s’en
libérer, c’est précisément la Prière de Jésus, contenue
dans cette simple phrase : « Seigneur Jésus-Christ,
fils de Dieu, aie pitié de moi, le pécheur ! »
Par cette
invocation, c’est Jésus Lui-même que l’on intériorise
en soi, puisqu’en fait il émigre dans notre cœur. La
« prière de Jésus » ou prière du cœur est à la fois
un appel au secours et une invocation du Nom de Jésus.
Selon Syméon de Thessalonique, « elle est une source
de réflexions spirituelles et de pensées divines. C’est
la rémission des péchés, la guérison de l’âme et du
corps, le rayonnement de l’illumination divine ; c’est
une fontaine de divine miséricorde qui répand sur les
humbles la révélation et l’initiation aux mystères de
Dieu. C’est notre seul salut, car elle contient en elle
le nom sauveur de notre Dieu, le seul nom auquel nous
puissions faire appel, le Nom de Jésus-Christ, le Fils
de Dieu ; car, selon il n’est pas d’autre nom sous le
ciel qui ait été donné aux hommes), par lequel nous
puissions être sauvés ( Actes 4/12 )». ( Higoumène Chariton
« L’Art de la Prière », Spiritualité Orientale n°18,
Ed. de Bellefontaine / Bégrolles - France – 1976, p.118
). La « prière de Jésus », en fait celle du publicain
de l’Evangile, résume tout le message biblique réduit
à son essentielle simplicité : confession de la Seigneurie
de Jésus et de sa divine filiation. Le commencement
et la fin sont ramassés ici dans une seule parole chargée
de la présence-sacrement du Nom du Christ.
« Le huitième
jour, nous dit l’Evangéliste Luc ( 2,21 ), auquel l’enfant
devait être circoncis, étant arrivé, on lui donna le
nom de Jésus, nom qu’avait indiqué l’ange avant qu’il
fut conçu dans le sein de sa mère ». Le Fils de Dieu
incarné ne pouvait pas avoir d’autre nom car si Celui
qui était né du sein de la Vierge n’avait pas reçu le
nom de Jésus, toute la création se serait révoltée du
fait que ce nom Lui avait été réservé depuis les siècles
des siècles. Et si, après la chute originelle, le soleil
ne cessa jamais de luire et la terre de se mouvoir et
les étoiles de conserver leur place dans le ciel, c’est
à cause de ce nom qui contenait le tout, le Nom de Jésus.
Bien plus,
le Nom de Jésus était profondément gravé dans le plus
profond des hommes. Ils n’en connaissaient pas la cause
quand bien même le nom de Jésus exprimait leur être,
leurs attentes, leur bonheur. Rien n’est plus précieux
pour la période de pré-chrétienté que le Nom de Jésus
car c’est dans ce Nom qu’elle se trouve entièrement
ramassée.
Mettre en
avant la force du Nom du Christ, c’est ne pas perdre
de vue qu’il est « destiné à amener la chute et le relèvement
de plusieurs » ( Luc 2,34 ). C’est le Nom que tant et
tant aiment et que tant et tant combattent. C’est le
Nom que les uns louent et que les autres décrient et
contre lequel ils blasphèment. C’est le Nom autour duquel
se livrent les combats les plus durs et se remportent
les victoires les plus difficiles. Jésus est le Nom
de Celui qui scellera le terme de l’Histoire de l’Humanité.
Au jour glorieux du Second Avènement sera donné « le
nom nouveau, que personne ne connaît, si ce n’est celui
qui le reçoit » ( Apoc.2,17 ). Notre foi nous l’a déjà
certifié : ce nom nouveau n’a d’autre nom que le Nom
Jésus !
Aussi le
Nom de Jésus porte en soi une authentique dimension
sacramentelle, mystique. Il apparaît comme incrusté
dans le plus profond de chaque chose, de chaque être
humain. La victoire du Christ sur la mort a pour conséquence
que tout est désormais marqué du sceau du Nom de Jésus.
La vie sacramentelle et cultuelle de l’Eglise a pour
fonction, est-il besoin de le souligner ici, de renouveler
sur tout ce qui est, animé et inanimé, le sceau indélébile
du Nom de Jésus ( Evêque d’Ahailoou Efthymios : « EKEINOS
» , Athènes 1973, pp.27-29, en grec et Archim.Sophrony
: »De la Prière », Ed. du Monastère de St Jean le Précurseur,
Essex / Angleterre, 1993,pp.139-140, en grec ).
Ainsi, être
chrétien, c’est d’abord adhérer personnellement au Dieu
vivant, pleinement révélé par Jésus, son Fils, son Christ,
c’est-à-dire son Messie. Cela veut dire qu’on ne peut
pas transformer la vie spirituelle en une simple éthique
sociale ni réduire le vécu chrétien à la seule philanthropie
ou aux valeurs qui viseraient uniquement à faciliter
le bon fonctionnement de la société. Notre vocation
première, c’est de « nous consacrer nous-mêmes, les
uns les autres, et toute notre vie au Christ, notre
Dieu ». Etre chrétien, c’est se souvenir sans cesse
qu’il nous faut être uni au Seigneur Dieu de tout son
être ; qu’il nous faut Lui demander, ainsi que nous
le faisons chaque fois que nous invoquons l’Esprit Saint,
qu’il vienne demeurer dans notre intellect et dans notre
cœur.
Etre un disciple
du Christ, c’est être un homme ou une femme libre que
les menaces n’effraient pas, que l’argent n’achète pas,
que les habitudes et les passions n’enchaînent pas.
Une personne dont la conduite n’est pas dictée par une
morale de groupe ou un conformisme social, mais par
la Parole de Dieu librement accueillie et acceptée.
De sorte que cette même Parole devienne notre propre
langage, qu’Elle structure nos propres pensées, qu’Elle
forme et reforme le cœur trop endurci de l’homme. Cela
s’obtient, sous la conduite du Saint Esprit, par la
lecture de la Bible. Les Saintes Ecritures en effet
nous permettent d’entrer dans une communion profonde,
intime avec Dieu – Père, Fils et Esprit Saint . Par
Elles, le cœur et l’esprit de l’homme s’ouvrent devant
le grand mystère de l’amour divin ; mystère du Dieu
Père qui désire et qui cherche inlassablement à entrer
en communion intime et profonde avec chaque être humain,
objet de son amour ineffable et sans limites.
Cela va bien
au-delà d’une simple expérience immédiate, émotionnelle
de la foi, promettant la délivrance, la santé et la
prospérité à travers le don et l’ascèse. Au jour du
Jugement dernier, Jésus nous demandera quel Dieu nous
avons adoré : l’idole de l’ambition et de la réussite
ou bien le Dieu Père, le Dieu de compassion, plein de
tendresse envers tous ceux qui cherchent avant tout
les vertus des Béatitudes, la pureté du cœur, la paix
pour le monde ? L’important donc ici est de savoir distinguer
entre les critères du bien et du mal ; entre le permanent
et l’éphémère, entre l’existence vraie et l’organisation
de l’existence.
Aspirer à
un tel état, c’est déjà commencer à le vivre. Au départ
il y a la foi. La foi engendre l’amour. Ce dernier suscite
les bonnes œuvres qui, à leur tour, nous donnent d’accéder
à la vision de Dieu. « Cette vision se fait au niveau
du cœur. C’est pourquoi il a été dit que les cœurs purs
verront Dieu. Cela ne se passera pas dans le siècle
à venir, dans le Royaume, mais déjà dans le temps présent.
Si l’amour de Dieu fait sa demeure en toi, si tu es
conscient que tu es aimé de Lui, tu te libères de tout
( 1 Cor.7, 29-31)». ( métropolite Georges Khodr du Mont-Liban
in SOP 243, Paris 1999, pp.33-34 ).Se comporter de la
sorte ce n’est pas quitter ce monde mais un chrétien
ne doit jamais perdre de vue qu’il vit aussi dès maintenant
dans le Royaume qui régit son cœur. Il ne vit plus selon
la figure de ce monde puisqu’il assume celle du Christ.
La pratique
de la prière de Jésus, fait que, pour chacun d’entre
nous, le Nom de Jésus est Lui-même un instrument d’ascèse,
un filtre au travers duquel ne doivent passer que les
pensées, les actes, les paroles compatibles avec la
vivante réalité qu’Il symbolise. Tant il est vrai «
que la force de cette prière ne réside pas dans son
contenu qui est très simple et très clair mais dans
le Nom très doux de Jésus…Non seulement Dieu est invoqué
par ce Nom mais Il est déjà présent dans cette invocation.
On peut l’affirmer certainement de tout nom de Dieu
mais il faut le dire surtout du Nom divin et humain
de Jésus qui est le nom propre de Dieu et de l’Homme.
Bref, le Nom de Jésus, présent dans le cœur humain lui
communique la force de la déification que le rédempteur
nous a accordée. » ( Emile Simonod : « La Prière de
Jésus selon l’évêque Ignace Briantchaninoff » - Ed.
Présence « Aubard » / Sisteron-France, 1976,p.30 ).
D’où la nécessité impérative, pour toute l’Eglise, de
célébrer l’Eucharistie, de célébrer Pâques aussi en
dehors du Temple, dans toutes les œuvres journalières,
techniques et scientifiques. Cette célébration de la
liturgie ne peut avoir de véritable sens que si elle
embrasse « au Nom de Jésus » toute la vie humaine, intérieure
et extérieure, pour la transformer en œuvre de résurrection.
Toutefois,
gardons-nous de conférer à ce Nom une sorte de vertu
magique et faisons nôtre cette attitude de Saint Silouane
du Mont Athos qui portait dans son cœur le Nom très
doux du Christ, car la prière agissait continuellement
en lui tout en se tenant cependant à l’écart de toute
discussion au sujet de la nature du Nom…( in « Silouane,
Moine du Mont Athos », Ed. Présence, Paris 1973 ).
On nous rétorquera
sans doute : « vous oubliez que nous vivons dans un
monde méchant, mensonger, vil, retors, lubrique et versatile
». Nous savons tout cela mais nous voulons quant à nous
voir éclore un monde nouveau, que les hommes deviennent
des créatures nouvelles. Le monde dans lequel nous vivons
a sa logique et nous qui tendons vers le Royaume avons
notre logique et nous savons bien que nous serons persécutés
et que nous vivrons de nombreuses tribulations à cause
de cela. Saint Paul, dans sa lettre aux Romains ( 5,
3-5 ) ne cesse de nous rappeler que « les tribulations
produisent la constance, la constance une vertu éprouvée,
la vertu éprouvée l’espérance. Et l’espérance ne déçoit
point ».
Pour dire
les choses simplement : il n’y a pas de vie sans effort.
Tout effort étant une crucifixion, ceux qui acceptent
de monter sur la croix ont choisi leur lot – celui de
la Résurrection, dès ici-bas. Il n’y a donc pas de vie
sans effort, et c’est pourquoi tous les maux et toutes
les divisions viennent en premier lieu du cœur chaque
fois qu’il perd lui-même sa paix et son unité intérieures
(Mt 12/34).
La logique
divine, elle aussi, est simple. Elle nous demande de
témoigner. Or le témoignage consiste à voir Dieu ici
et maintenant et d’en être les témoins. Maintiens ton
regard rivé à tout instant sur Dieu et tu Le trouveras
toujours à ta droite et Il ne permettra pas que tu vacilles
( Actes 2, 25 ) et le monde ne t’ éblouira pas pour
mieux t’engloutir.
En fait,
que vaut le monde tout entier quand il se prive des
dons qui viennent d’en haut ? Seule la lumière divine,
si elle habite l’homme comme un feu et devient sa vie
même, peut le relever de la mort et lui annoncer de
façon probante la victoire divine de la Résurrection.
Autrement
dit : tout part de Jésus et tout aboutit à Lui. C’est
Lui qui assume tous les hommes. Il est à la fois cette
immensité dans laquelle nous sommes membres les uns
les autres et, en même temps, Il est cet Ami qui accueille
chacun qui aime chacun et, comme se plaisait à le dire
le Patriarche Athénagoras, qui préfère chacun. C’est
pourquoi, Saint Paul n’hésitera pas à écrire : « Vous
ne vous appartenez pas, vous avez été rachetés pour
un prix », sous-entendu au prix du sacrifice de Jésus-Christ.
Et il termine par cette invitation : « Glorifiez donc
Dieu dans votre corps (ou par votre corps) » ( 1Cor.
6, 19-20 ).
Cet appel
ou cet avertissement s’applique particulièrement aujourd’hui
à la vie professionnelle menée par la vaste majorité
d’entre les hommes. Plutôt que de nous laisser succomber
à la tentation de faire une idole de nos projets, de
notre travail, de nos ambitions, nous sommes appelés
en premier lieu à suivre le chemin vers le Royaume des
cieux, à œuvrer en vue de notre salut, à intensifier
et approfondir notre vie spirituelle, c’est-à-dire notre
vie dans l’Esprit de Dieu. Et enfin, nous sommes appelés
à offrir toute notre vie en sacrifice de louange à la
gloire de Dieu.
« Pour ceux
qui sont réellement pris par l’acharnement au travail,
et qui sont dépendants de l’activité professionnelle
comme on peut l’être d’une drogue dure, faire une telle
offrande de leur vie exige un immense retournement,
une libération intérieure, une orientation tout à fait
nouvelle. Cela exige d’abord un acte de repentir au
niveau du cœur…» ( Jean Breck in SOP 225, Paris 1998,
p.20 ).
“Bienheureux
ceux qui ont le coeur pur, car ils verront Dieu” ( Mt
5,8 ). La vision de Dieu et la pureté du cœur vont de
pair. Autrement dit, « Il n’y a qu’une voie pour commencer
et elle consiste à vaincre ses passions ». Glorifier
donc le Seigneur dans son corps ou par son corps, cela
signifie que Dieu veut que rien ne soit perdu mais Il
veut aussi que nous changions nos intentions et l’usage
que nous faisons de toute chose et qu’en même temps
la pureté prévale dans toutes les utilisations qui sont
du ressort de notre quotidien.
De ce point
de vue, il faut reconnaître que la prière de Jésus est
une prière particulièrement bien adaptée à la tension
du monde moderne. « Dans l’invocation du Nom béni de
Jésus le cœur se purifie et se libère des passions,
les forces du mal sont exorcisées à mesure de leur face-à-face
avec le Nom de Jésus qui consume, purifie et sanctifie.
Mais cette guérison profonde ne se limite pas à l’individu
qui prie ; elle se communique autour de lui comme un
parfum de bonne odeur (R.P. Boris Bobrinskoy : « Eucharistie
et prière du cœur », Paris-ITO, 12/2/2006 ) ». Recommandée
aux moines, la prière du coeur est tout autant aussi
une prière pour les laïcs, pour tous ceux qui sont engagés
dans le travail social, le soin des malades, l’enseignement,
la visite des prisons ( Kallistos Ware in « L’Art de
la prière »,loc.cit.p44 ).
L’invocation
du Nom de Jésus est une prière d’une extrême simplicité,
qui unit, dans une courte phrase, deux sentiments essentiels
de la piété chrétienne : l’adoration et la componction.
C’est une prière à la fois pénitentielle et remplie
de joie et de confiance aimante. C’est aussi une prière
dont la portée est incontestable. « L’invocation du
Nom de Jésus, écrit le Moine de l’Eglise d’Orient (
« La prière de Jésus », Chevetogne - Seuil / Livre de
Vie, 122, 1963, p.70 ), fut, aux origines, commune à
tous : elle demeure acceptable à tous, accessible à
tous », à ceux qui ont été baptisés en Christ. Elle
nous enseigne à déposer le Nom de Jésus sur toute créature,
sur le monde intérieur, sur leurs souffrances et angoisses.
Voici ce qu’écrit à ce sujet dom André Louf, que j’ai
grand plaisir à citer ici : « Nous pouvons déposer le
Nom de Jésus comme une bénédiction sur tout ce qui passe
par nos mains, sur tout homme que nous rencontrons,
sur chaque visage qui se tourne vers nous. Il faut toucher
en priant, rencontrer en bénissant. Il est possible
de reconnaître ainsi, avec Jésus, la nouvelle identité
de l’homme et du monde (in « Seigneur apprends-nous
à prier », Lumen Vitae, 1972, p.174) ».
De cette
manière, invoquer le Nom de Jésus au cours de nos rassemblements
œcuméniques n’est pas sans conséquences puisque toute
prière chrétienne est une prière dans l’Eglise et une
prière de l’Eglise, car c’est dans la prière que l’Eglise
se manifeste en sa vérité ultime. « Avant de commencer
à prononcer le nom de Jésus, écrit encore le Moine de
l’Eglise d’Orient ( « On the invocation of the Name
of Jesus », London 1950,pp.5-6 ), établissez en vous
la paix et le recueillement ; demandez l’inspiration
et l’aide de l’Esprit Saint… Ensuite commencer simplement…Commencez
par prononcer le Nom avec adoration et amour. Tenez-vous
y, répéter-le. Ne pensez pas que vous êtes en train
d’invoquer le Nom, pensez à Jésus lui-même. Dites son
Nom lentement, doucement, paisiblement ».
Commençons
donc par prononcer, d’un seul cœur et d’une seule et
même voix, son Nom et l’Esprit Saint nous conviera à
une exigence renouvelée de sainteté personnelle, de
fidélité ecclésiale, de lucidité, d’honnêteté et non
moins d’humilité dans le témoignage commun qui est le
nôtre ici et maintenant, là où l’Esprit nous conduit.
Par sa Passion,
sa Croix et sa glorification, le Christ est devenu «
Esprit et Seigneur » (Actes 2,36). Pour qu’à notre tour,
dans l’effusion du Saint Esprit, nous puissions nous
aussi prétendre devenir, dans notre engagement au service
de l’Unité, pneumatophores et christophores, oints du
même Esprit divin qui a ressuscité Jésus, nous sommes
appelés, ce me semble, à franchir trois étapes. Trois
étapes initiales sans lesquelles rien ne pourra être
scellé au Nom de Jésus.
Première
étape : tenter de faire coïncider, au moins autant que
faire se peut, le dire et le faire.
On ne peut
pas changer le cours du monde. Les guerres et les péchés
continuent de prévaloir. Le réalisme impose d’admettre
que le monde a toujours été comme cela et que rien ne
changera. Mais le réalisme ne doit pas tuer l’espérance
tout comme il ne doit pas réduire ou arrêter l’effort
: la figure du monde, nous le savons bien, restera toujours
la même. Ce qu’il faut changer, c’est l’ordre du monde
ainsi que son esprit. Les Ecritures Saintes ne disent
nulle part que, lors du Second Avènement, Dieu trouvera
un monde meilleur. Mais cela ne doit en aucun cas nous
détourner de notre responsabilité d’œuvrer à améliorer
le monde et à amener les autres, qui sont nos frères
et sœurs, à une naissance nouvelle par la vérité qui
est en nous. Il ne faut jamais perdre de vue que notre
monde vit sur plusieurs registres. La lumière y voisine
avec les ténèbres. Le chrétien doit incessamment éclairer
les ténèbres et répandre la lumière autour de lui. C’est
en adoptant les desseins de Dieu que le monde s’adaptera
aux méthodes divines.
Deuxième
étape : essayer de penser un peu moins contre.
Ne traitons
pas les autres comme nous ne souhaitons pas qu’ils nous
traitent. Ils ont leur manière d’aimer le Christ ; ils
ne manquent ni de sainteté, ni de création de beauté,
ni d’intelligence de la foi. Nous n’avons pas à condamner
mais à témoigner et à partager. Il peut en résulter
un grand approfondissement pour les autres et pour nous-mêmes.
Et encore.
L’autre n’est connu que de Dieu seul. Lui seul est juge.
Nous n’avons pas à préfigurer le Jugement à Sa place
et encore moins à jouer au juge.
« Certes,
il y a les réalistes ou ceux qui se prétendent tels,
qui se déclarent des maîtres de l’analyse psychologique
et psychiatrique mais ils ne sont souvent que pétris
de préjugés. Supposons qu’ils peuvent découvrir certains
faits ou même tout ce qui concerne la personne analysée.
Cela voudrait-il dire que tous ces agissements viennent
réellement du cœur ? Si personne ne peut juger son propre
cœur, car il n’y a qu’un seul, Dieu, qui puisse sonder
les cœurs – y compris le mien – et les reins, comment
puis-je me permettre d’examiner les secrets intimes
des autres, quelles que soient leurs paroles ou leur
comportement ? L’être humain est un mystère dont Dieu
seul, qui l’a créé, peut sonder les profondeurs. Et
dans la même logique, tout pécheur est aussi un mystère.
Il ne m’a été donné que d’essayer de guérir les blessures
du pécheur. A l’instant où je contribue plutôt à le
briser, je me brise moi-même » (métropolite Georges
Khodr du Mont-Liban in SOP 241, Paris 1999, p.33).
Troisième
étape : rendre au travail de l’Esprit Saint dans l’histoire
sa dimension ouverte et créatrice.
L’Esprit,
quand il prend la décision de souffler, trouve toujours
ses propres moyens d’expression. Et ces moyens ne se
limitent pas au domaine de la raison. La raison, si
elle ne visite pas le cœur pour s’y illuminer et reconnaître
ses propres limites et sa fragilité, sera de plus en
plus acide et se contentera d’accumuler les choses sans
plus. Le cœur seul est le lien entre toutes choses.
Ce que je
veux dire ici, c’est que chaque être est plus important
que ses œuvres. Toute organisation du monde, si elle
se limite à l’esprit du monde, périra avec le monde.
Il faut bien reconnaître qu’il y a par moments dans
nos Eglises des réalisations notoires et des institutions
florissantes qui se sont pourtant avérées étrangères
à l’Esprit Saint.
De même les
hommes, même au plus profond du désert, ont besoin d’être
aimés. Mais qui peut prétendre agir de la sorte s’il
ne croit pas en Dieu, s’il ne réalise pas qu’il est
en Dieu et qu’il voit toute l’existence par son regard
? Dis-toi bien que ton frère ne se repentira que si
tu l’aimes. Il faut donc l’aimer, le reconnaître meilleur
que toi ; reconnaître tout pécheur, tout criminel, tout
dépravé plus beau que toi car tu as été appelé pour
voir les vicissitudes en toi-même et jamais dans les
autres. Encore une fois : parce que l’autre n’est connu
que de Dieu seul, seul Dieu peut le juger !
Objection,
me direz-vous : qu’en est-il alors de la justice sociale,
de la justice humaine voire même de la justice ecclésiale
? Comment fixer en soi les frontières de ce qui est
permis ou non, de ce qui est possible ou non ?
Je vous répondrai
par ce récit (Père Syméon Cossek, in SOP 225, Paris
1998, pp.26 et suivantes). Saint Jérôme, dans une vision,
est interrogé par le Seigneur qui lui dit ; « Que me
donnes-tu aujourd’hui, Jérôme ? - Je te donne, Seigneur
ma prière. Bien, dit le Seigneur, mais encore ? -Seigneur,
je te donne mon ascèse. Très bien, dit le Seigneur,
et quoi d’autre ? –Seigneur, je te donne toutes mes
nuits de veille. Très bien, Jérôme, et que me donnes-tu
encore ? – Seigneur, je te donne tout l’amour que je
porte à ceux qui viennent me visiter. Parfait, dit le
Seigneur, et encore ?-Oh, Seigneur, dit Jérôme, mais
je ne sais plus, je n’ai plus rien…Es-tu bien sûr, Jérôme
? – Mais oui, s’exclame Jérôme ! Alors le Seigneur dit
à Jérôme : « Il y a quelque chose que tu ne m’as pas
donné, ce sont tes péchés »…
C’est exactement
le résumé de l’expérience de la Samaritaine et de Zachée,
qui eux ont donné leurs péchés, affirme le Père Syméon.
Et cela pourrait être aussi la nôtre, après tout !
Quoiqu’il
en soit, le Seigneur attend que nous venions dans l’état
où nous sommes, pauvres, faibles, démunis, chaotiques
pour lui dire : « Je sais que tu m’aimes et je viens
dans l’état où je suis, panse mes plaies par le baume
de ta miséricorde ».
Cela n’est
possible que si nous nous posons sous le regard de Dieu
avec humilité. L’humilité n’est pas une vertu qui nous
est spontanée, elle n’est pas facile à acquérir, c’est
l’antidote de l’orgueil. Or, depuis Adam jusqu’à la
fin des temps, l’homme est marqué par l’orgueil.
C’est pourquoi,
« la véritable thérapie de l’orgueil, c’est l’humilité.
L’humilité ne peut être qu’un cadeau de Dieu qui commence
par ce regard d’amour qui se pose sur nous un jour,
quelles que soient les circonstances de cette rencontre
avec le Seigneur. Il est nécessaire qu’un jour, dans
nos vies, le Seigneur nous rencontre, nous parle, nous
aime de telle façon que nous comprenions, non par notre
intellect mais par le cœur que nous sommes aimés. Ceci
est très important, car nous sommes tentés en permanence
par le désespoir, par la révolte, face à notre faiblesse,
quelle qu’en soit la forme. A certains moments nous
ne voulons plus entendre parler de cette faiblesse,
nous ne la supportons plus. Mais là où nous faisons
erreur c’est lorsque nous prenons le chemin de la révolte
ou alors de la désespérance – chemin sans issue, chemin
du néant » (Père Syméon Cossec, loc.cit.).
Amenés à
lutter contre les passions, contre notre faiblesse et
notre péché, nous ne pouvons le faire que si véritablement
nous avons reçu la miséricorde du Seigneur et la grâce
de l’humilité. C’est alors que nous pourrons vraiment
accéder au repentir et à la conversion.
D’où l’importance
de l’habitude de la prière qui nous apprend comment
le Christ fait participer chacun à son amour selon ses
capacités. D’où l’importance de la prière de Jésus.
« Tout croyant, écrit Syméon de Thessalonique, doit
constamment confesser ce Nom, à la fois pour proclamer
notre foi et pour témoigner de notre amour pour le Seigneur
Jésus-Christ, dont rien ne peut nous séparer et aussi,
à cause de la grâce qui nous est donnée par son Nom,
à cause de la rémission des péchés, de la guérison,
de la sanctification, de l’illumination et par-dessus
tout du salut qu’il nous confère » ( « L’Art de la Prière
», loc.cit.p.118 ).
Tout dans
notre vie découle de notre capacité et de notre désir
de prier. La prière nous situe toujours dans le moment
présent alors que nous sommes sans cesse tentés de vivre
soit dans le passé soit dans l’avenir, jamais dans le
moment présent. Nous avons donc besoin d’une prière
quotidienne afin de nous ramener sur terre, de nous
ramener à la réalité, là où Dieu nous appelle à assumer
notre vie, nos rapports et nos responsabilités vis-à-vis
des autres, pour que la prière devienne le fondement
de tout ce que nous sommes, de tout ce que nous disons,
de tout ce que représente notre témoignage dans le monde
et pour le monde au nom de Dieu, notre Père.
« Mais que
doivent faire, se demande Théophane le Reclus, les gens
faibles et indolents, en particulier ceux qui, avant
d’avoir compris la nature véritable de la prière, se
sont endurcis dans la routine et refroidis par une lecture
formaliste des prières obligatoires ? La technique de
la prière de Jésus peut être pour eux un refuge et une
source de force. N’est-ce pas d’ailleurs avant tout
pour eux qu’a été inventée cette technique, à seule
fin de greffer la prière intérieure dans leur cœur ?
» ( « L’Art de la Prière », loc.cit.p.120 ).
Ainsi, nous
voyant sous la lumière de Dieu, nous pourrons enfin
dire au Seigneur : « Purifie-moi et aide-moi à me transformer
ou plutôt, transforme-moi, aide-moi à me tourner vers
toi sans cesse, sans un regard en arrière, autrement
dit : Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié
de moi, le pécheur ! ».
Tallinn,
le 19 mai 2008.
+STEPHANOS,
Métropolite de Tallinn et de toute l’Estonie.