(Etat des lieux de l'Orthodoxie
en ce début du XXIe siècle)
Métropolite
Stephanos de Tallinn
Comment l'Eglise
Orthodoxe vit-elle son ecclésiologie en ce début du
XXIe siècle, tel sera l'objet de mon propos. Ou plutôt
telle sera la difficulté de développer ce propos, tant
la situation qui en découle me semble complexe et par
moments, assez chaotique en ce qui nous concerne, nous
les Orthodoxes du monde entier et assez exaspérante
en ce qui concerne ceux du dehors, qui nous regardent
faire et agir et qui se demandent, en se moquant parfois
de nous, si vraiment l'Eglise Orthodoxe est encore "une"
comme le prétendent ses dignitaires et ses théologiens
dans les différentes rencontres pan-orthodoxes et oecuméniques.
Par essence, l'Eglise Orthodoxe a toujours été eucharistique
et, en ce qui concerne le lieu de son implantation,
territoriale. La détermination géographique d'une Eglise,
"locale ou établie localement" est l'unique
catégorie de l'ecclésiologie paulinienne tout comme
celle aussi de l'ensemble de l'ecclésiologie patristique
qui s'en suivit. Pour être plus précis, l'Eglise a pour
point de référence eucharistique l'autel de chaque Eglise
locale, laquelle constitue l'icône du Royaume. Car le
critère permettant de définir une communauté ecclésiale,
un corps ecclésial ou une circonscription ecclésiale
a toujours été le lieu, un lieu où l'on célèbre l'eucharistie
j'entends et jamais une catégorie raciale, culturelle,
nationale, ritualiste ou confessionnelle. L'ecclésiologie
orthodoxe est fondée donc sur le principe, si vous me
permettez cette expression, de l'Eglise eucharistiquement
et localement établie.
Ainsi par exemple, Paul s'adressera à l'Eglise de Dieu
qui est à Corinthe (1 Cor 1,2) ou aux Eglises de la
Galatie (Gal 1,2) et non pas à l'Eglise corinthienne
ou galatienne. Dans le premier cas en effet, il s'agit
toujours de la même Eglise mais incarnée en différents
lieux ; dans le second cas il ne semble pas qu'il s'agisse
de la même Eglise, puisqu'il est nécessaire de lui adjoindre
un adjectif pour la définir et la distinguer d'une autre.
Autrement formulé : dire l'Eglise de Finlande ou d'Estonie,
c'est affirmer qu'il s'agit de la même Eglise, localement
établie en Finlande ou en Estonie ; dire l'Eglise finlandaise,
ou estonienne ou serbe, ou russe ou grecque etc., risque
de lui faire perdre son assise locale "canonique",
exactement de la même manière que lorsque, par exemple,
nous disons pour des raisons confessionnelles : l' Eglise
arménienne, réformée, évangélique, catholique, anglicane
ou luthérienne. Le canon 28 du IVe Concile Oecuménique,
tant décrié par tel ou tel théologien orthodoxe contemporain,
est certainement celui qui affirme avec une grande clarté
que toute la Terre est, en puissance et en pratique,
lieu de l'Eglise, laquelle est appelée à devenir lieu
des rassemblements eucharistiques. C'est tellement vrai
que si l'on étudie de plus près et objectivement ce
28e canon, on comprend qu'il donne au patriarche oecuménique
de Constantinople, en ses qualités de primat et de gardien
de l'unité de toute l'Orthodoxie, la diaconie de former
des Eglises locales, présentes ou futures, hors des
territoires des Eglises localement établies, tout en
leur garantissant leur unité ecclésiologique mono-juridictionnelle.
Ainsi le 28e canon du IVe Concile Oecuménique instaure
pour le patriarcat oecuménique de Constantinople une
juridiction ecclésio-canonique unique dans les régions
situées hors du territoire des Eglises déjà établies
localement mais n'en fait pas de lui une Eglise universelle.
J'ajoute encore que les injonctions de ce canon ne sont
pas d'ordre administratif mais d'ordre mystique au sens
de l'Eglise comme "mystère" du Ressuscité
: dans un même lieu, tous les orthodoxes doivent s'intégrer
eucharistiquement en corps du Christ par le témoignage
apostolique d'un seul évêque, d'où la prescription du
IVe Concile Oecuménique : "Qu'il n'y ait pas deux
métropolites dans une même province". En clair,
lorsque les fidèles sortent des frontières canoniques
de leur Eglise localement établie, c'est-à-dire lorsqu'ils
sortent de leur mono-juridiction, laquelle ne s'exerce
qu'à l'intérieur de ses frontières canoniques, ils deviennent
automatiquement membres du corps ecclésial du lieu de
leur séjour qui, lui, fait partie intégrante de la même,
de la seule et unique Eglise, l'unique Corps du Christ.
Pour cette raison, ni l'argument de la modernité, ni
celui du plus grand nombre, ni celui de l'héritage cuturel,
ni aucun autre d'ailleurs généré par les tentations
que suscite ce monde, ne peuvent entrer en ligne de
compte pour remettre en cause les prescrptions conciliaires
qui touchent présentement notre sujet.
Parce que l'Eglise est le Corps du Christ, parce que
Jésus-Christ est le même hier et aujourd'hui et pour
tous les siècles (Hébreux 3,8), parce qu' à l'intérieur
de ce Corps eucharistique qu'est l'Eglise, c'est le
même Dieu qui fait tout en tous et le même et unique
Esprit qui répartit les dons propres à chacun (1 Cor
12/4,11), rien ne sépare ni ne distingue l'Eglise des
premiers siècles de celle de nos temps présents.
Au cours du 1er millénaire de l'ère chrétienne, les
canons et l'ensemble de la Tradition canonique de l'Eglise
ne connaissent qu'une seule et unique "Eglise répandue
à travers tout l'Univers". Toute autre réalité
ecclésiale, contraire ou parallèle est inconcevable.
L'Eglise du premier millénaire est établie sur le principe
de l'Eglise locale en communion avec les autres Eglises
locales - historiquement les patriarcats de Rome, Constantinople,
Alexandrie, Antioche et Jérusalem ainsi que l'Eglise
autocéphale de Chypre - ce qui met en évidence "l'Eglise
catholique de Dieu, l'Eglise répandue à travers l'Univers
(c.57/Carthage-419)". Cela en vue d'éviter aussi
bien la co-territorialité que l'absorption ecclésiale.
Ainsi par exemple, lorsque l'Eglise de Chypre fut forcée
de s'exiler pour un temps à l'Hellespont, territoire
canonique de l'Eglise de Constantinople, celle-ci, pour
ne pas absorber l'Eglise de Chypre, intégra l'Hellespont
à cette dernière.
Autrement dit, l' "Eglise répandue à travers l'Univers"
suppose : a) l'existence de plus d'une entité ecclésiale
distincte ; b) la communion de ces entités ecclésiales
entre elles. Sans elles, on ne peut pas avoir d' "Eglise
répandue dans l'Univers". Ce sont ces conditions
qui, conciliairement, ecclésiologiquement et canoniquement,
définissent la seule et unique Eglise "à travers
tout l'Univers".
Dans les canons ecclésiaux du premier millénaire, "Eglise
répandue à travers tout l'Univers" ne signifie
pas "Eglise universelle". Ce terme apparait
au deuxième millénaire, initialement dans la Tradition
catholique romaine, après la rupture de communion de
1054. Plus précisément :
-d'abord à la suite des Croisades (1095-1204), dont
l'action politique consistait à fonder arbitrairement
et manu militari des Eglises sur les territoires d'Eglises
déjà localement établies en Orient, notamment à Jérusalem.
Cette action constitua une ingérence anti-canonique
(co-territorialité ecclésiale) au sein de l'Eglise de
Jérusalem, dont la préexistance ecclésio-canonique remonte
au premier millénaire de la communion des Eglises, en
fait, pratiquement à la même époque, sinon un peu avant
que celle l'Eglise de Rome ;
-ensuite la restauration ecclésiastique du Patriarcat
latin de Jérusalem (1847) et l'Encyclique papale du
6 janvier 1848 "Aux Chrértiens d'Orient" par
laquelle le pape exhortait les peuples des Patriarcats
orthodoxes d'Orient, à commencer par celui de Jérusalem,
à entrer dans l'Eglise de Rome, parce que les autres
Patriarcats n'étaient pas unis avec lui (sic) et à embrasser
les nouveaux dogmes de l'Eglise catholique romaine.
Le concile de Vatican I (1870), convoqué par le pape
Pie IX, faisant fi de l'encyclique des Patriarches Orientaux,
qui s'étaient réunis en concile à Jérusalem en 1848
et qui reprochaient au pape son ingérence (co-territorialité),
sa tentative d'aliénation du corps ecclésial et sa prétention
de vouloir imposer son autorité théologique exclusive
dans les questions dogmatiquers, ce concile donc de
Vatican I va aboutir à un concept totalement inconnu
de la Tradition canonique de l'Eglise du 1er millénaire,
à savoir celui d'une hyper-juridiction, autrement dit
d'une juridiction ecclésiale mondiale sur tous les chrétiens
et tout l'Univers.
Ainsi, au cours du 19e siècle, à deux moments différents,
en 1848 (concile de Jérusalem) et en 1872 (concile de
Constantinople), la co-territorialité ecclésiale est
condamnée par voie conciliaire en tant qu'hérésie ecclésiologique.
Et il en est de même pour l'hyperjuridiction ou juridiction
mondiale.
Cette tendance croissante vers l'universalisme ecclésial
nous la voyons apparaître également dans les Eglises
et communautés protestantes, plus précisément à partir
du milieu du 20e siècle. Toutefois, il s'agit d'un constat
et non d'une critique, cet universalisme ecclésiastique
protestant présente une particularité. Des Eglises de
même type et de même confession s'unissent (Eglise mondiale
luthérienne, Eglise mondiale évangélique,etc...) mais
en même temps elles se contentent facilement de pratiquer
entr'elles un con-fédéralisme des confessions plutôt
que de rechercher les fondements ecclésiologiques d'une
communion ecclésiale. C'est pourquoi l'universalisme
ecclésial montant, qui s'impose dans leurs milieux et
multiplie les "Eglises universelles" protestantes
parallèles, n'est pas propice, ce me semble, à les encourager
dans le sens d'une vision d'union et de communion des
Eglises.
Après ces constations préliminaires, qui me paraissent
nécessaires et indispensables pour la suite de mon exposé,
venons-en maintenant à ce qui se passe à l'intérieur
de notre propre Eglise Orthodoxe.
Le concile tenu à Constantinople en 1872 prononça aussi
une autre condamnation, celle de l'hérésie du "phylétisme",
définie comme "la formation d'Eglises particulières
ne recevant que les fidèles d'une même nation, en excluant
ceux des autres nationalités".
Le phylétisme, c'est-à-dire la distinction fondée sur
la différence d'origine ethnique et de langue, et la
revendication ou l'exercice de droits exclusifs de la
part d'individus et de groupes de même pays et de même
sang, peut avoir quelque fondement dans les états séculiers,
mais il est étranger à notre propre ordre ecclésiastique.
Dans l'Eglise chrétienne, qui est une communion spirituelle
destinée à prendre ensemble toutes les nations dans
l'unique fraternité du Christ, le phylétisme est quelques
chose d'étranger et de totalement incompréhensible.
La formation, dans un même lieu, d'églises particulières
fondées sur la race, ne recevant que les fidèles d'une
même ethnie et dirigées par les seuls pasteurs de même
race, comme le veulent les adeptes du phylétisme, est
un évènement sans précédent. Chaque Eglise ethnique
cherchant ce qui lui est propre, le dogme de l'Eglise
"une, sainte, catholique et apostolique" reçoit
un coup mortel. Si les choses sont ainsi - et, malheureusement,
elles le sont - le phylétisme se trouve en contradiction
manifeste avec l'esprit et l'enseignement du Christ,
et, plus encore, s'y oppose...
Pourtant, le phylétisme est devenu présentement monnaie
courante au sein de l'Eglise Orthodoxe. Comment en est-on
arrivé là ?
Au XIXe siècle, le recul de l'empire ottoman et la poussée
du mouvement des nationalités amènent la multiplication
des Etats nationaux dans l'Europe du Sud-Est. Chaque
nation orthodoxe revendique et établit d'autorité -
sauf la Serbie qui obtint au préalable l'assentiment
de Constantinople - son indépendance ecclésiastique.
C'est ainsi que la politique et le nationalisme inversent
l'échelle traditionnelle des valeurs : la nation n'est
plus protégée et défendue par l'Eglise ; c'est l'Eglise
qui devient une dimension de la nation, un signe d'appartenance
nationale et qui donc doit servir l'Etat. En fin de
compte, l'autocéphalie traditionnelle tend à se transformer
en autocéphalisme, à la fois absolu et homogène.
Ainsi l'autocéphalisme se théorise peu à peu. Il affirme
que le fondement de l'ecclésiologie n'est pas, n'est
plus le principe eucharistique, mais le principe ethnique
et national.
1870, premier concile du Vatican ; 1872, concile de
Constantinople ; Deux rapports au langage : une Eglise
affirme de manière éclatante une pratique contestable
(la juridiction universelle) ; l'autre couvre d'un langage
juste une pratique non moins contestable (l'ethno-phylétisme)
mais en sens inverse. Et finalement et l'une et l'autre,
Catholique et Orthodoxe, sont aujourd'hui co-responsables
de la dissolution de l' "Eglise répandue à travers
tout l'Univers" du premier millénaire.
A partir de 1920 les Orthodoxes du monde entier adoptent,
particulièrement dans les espaces d'une présumée "Diaspora",
ce qui a été condamné conciliairement comme hérésie
ecclésiologique, à savoir la co-territorialité anti-ecclésiologique
et anticanonique. Pour justifier ecclésiologiquement
ce comportement, leurs Eglises nationales officialisent
statutairement, surtout à partir de 1980, une juridiction
ethno-ecclésiale mondiale, à l'instar et à l'image de
la juridiction mondiale catholique romaine vaticanienne
qu'elles avaient condamnée précédemment par voie conciliaire.
Eglise "locale" de nos jours signifie pour
beaucoup d'Orthodoxes "Eglise nationale".
Par conséquent, la question de ce qu'il est d'usage
d'appeler la Diaspora orthodoxe constitue l'un des problèmes
les plus graves auxquels l'Eglise orthodoxe est actuellement
confrontée. D'autant qu'elle est le vecteur le plus
actif du phylétisme, puisque, pour ce qui est de son
organisation, ce qui semble primer ici, c'est de La
réaliser non plus selon l'eucharistie et la conciliarité
- un seul évêque, une seule eucharistie, un seul Corps
- mais selon l'ethnie et des préférences politico-religieuses,
c'est-à-dire idéologiques. L'idéologie marxiste et communiste
quant à elle, en se servant, pour les besoins de sa
politique extérieure, des Eglises et de leurs ressortissants
que par ailleurs elle persécutait chez elle sans vergogne,
laissera à l'Orthodoxie, après la chute du mur de Berlin,
un bien douloureux et particulièrement catastrophique
héritage ethno-phylétique. Je ne puis m'empêcher de
mentionner aussi la fameuse théorie du territoire canonique
culturel, et à sa suite toutes les conséquences néfastes
qu'elle a suscitées sur le plan ecclésiologique. Comme
s'il fallait substituer le vide idéologique, causé subitement
par la chute du marxisme-communisme, par une autre vision
mondialiste, celle-là à caractère ethno-ecclésial.
Dans ces conditions, la Diaspora semble devenir de plus
en plus un enjeu entre les Eglises autocéphales au lieu
d'être le lieu providentiel où l'Eglise Orthodoxe se
doit de manifester son unité et son universalité.
Lors de son allocution d'ouverture de la 4e conférence
panorthodoxe préconciliaire (Genève-juin 2009), le Métropolite
Jean de Pergame a eu entièrement raison de rappeler
que l'organisation traditionnelle de l'Eglise était
fondée sur le principe de la territorialité et non pas
sur celui de la nationalité. Il a très bien relevé le
fait que la multiplicité et le chevauchement de différents
diocèses orthodoxes ethniques finissent par scandaliser
les consciences des fidèles orthodoxes et pas seulement
d'eux... Sans conteste, cette conférence fut intéressante
et riche en nombreuses promesses. A-t-elle pour autant
suffisamment approfondi dans sa réflexion l'équation
"ethnicité-catholicité"? J'avoue que les paragraphes
2/c et 5 des résolutions adoptées me laissent assez
perplexe : le premier souligne la création d'assemblées
épiscopales dans les "Pays de Diaspora", pour
manifester et renforcer l'unité de l'Eglise Orthodoxe
; le deuxième insiste sur le fait que, toujours dans
ces mêmes "Pays de Diaspora", chaque juridiction
pourra indépendamment des autres développer ses propres
relations et entretenir des rapports directs avec les
organisations de son choix, qu'elles soient gouvernementales,
civiles, religieuses ou autres...
N'est-ce pas contradictoire, du moins si l'on se réfère
à l'allocution introductive du Métropolite Jean de Pergame
? Les Orthodoxes ont toujours le chic d'utiliser le
fameux argument de l'Economie pour relativiser, en se
basant sur le prétexte d'une tolérance aussi transitoire
qu'interminable, les déviations canoniques que génère
la Diaspora du point-de-vue ecclésiologique, notamment
en matière de co-territorialité, et ce, bien entendu,
en opposition flagrante avec le principe ecclésiologique
et seul canonique de la territorialité mono-juridictionnelle.
Voilà pourquoi Eglise et Diaspora ne peuvent être que
des termes et des réalités opposées et incompatibles.
Le terme ""diaspora" désigne en effet
une entité ayant un point de référence précis et unique
dans le monde entier (Etat, frontières ethno-étatiques),
tandis que l'Eglise a pour point de référence eucharistique
l'autel de chaque Eglise locale, laquelle constitue
l'image du Royaume, ainsi que je l'ai déjà précisé au
début de mon exposé. C'est la présence permanente de
cette image du Royaume qui exclut la pratique de la
diaspora au sein de l'Eglise. La question si controversée
de la "diaspora orthodoxe" est en fait, du
point de vue ecclésiologique, un mythe parce que la
mono-juridiction d'une Eglise patriarcale ou autocéphale
ne peut s'exercer qu'à l'intérieur de ses propres frontières
canoniques puisque, hors de celles-ci, se trouve une
autre Eglise établie localement, et ainsi de suite,
sur toute la Terre.
Et voici que, deux ans après, en 2011 et toujours à
Genève, fut convoquée une nouvelle conférence panorthodoxe
préconciliaire. Son échec, passé pudiquement sous silence
par les Eglises autocéphales concernées, m'a donné la
nette impression que, ce qui préoccupait davantage les
évêques réunis, c'était le prestige de leurs Eglises
nationales plutôt que le témoignage de l'Evangile du
Christ pour les hommes de notre siècle. Quelques deux
ou trois mois plus tard, seul l'Archevêque de Chypre
eut le courage d'en tirer publiquerment les conséquences.
Tant il est vrai que le bacille du nationalisme et de
l'autocéphalisme, cette bête qui ne s'endort jamais
et qui est si apte à subir des mutations selon l'environnement
qu'on lui propose, ne cesse de continuer à s'alimenter
et à se maintenir bien en éveil dans la sphère de l'Orthodoxie
universelle. Il est significatif de rappeler que cette
conférence n'a même pas été à même de produire un communiqué
de clôture final comme si, présentement, les Orthodoxes
étaient dans l'incapacité de vivre entr'eux une véritable
conciliarité et d'admettre pour eux la nécessité de
l'existance d'un "centre" d'unité, de coordination
et d'initiative tel qu'il a été compris et pratiqué
au cours du premier millénaire et par la suite, pratiquement
jusqu'en l'an 1990.
Pour rappel : cette conférence se proposait entr'autres
choses de revoir les modalités de la proclamation de
l'autocéphalie. Ce qui bien-entendu sous-entend aussi
la question de l'exercice de la primauté au sein de
l'Eglise, le rôle du "premier" étant prépondérant
pour la proclamation et la promulgation de l'autocéphalie.
Prenons d'abord la question de la primauté. Avec les
théologiens byzantins et les innombrables témoignages
orientaux du premier millénaire, on doit admettre un
"ministère pétrinien" dans l'Eglise universelle,
par analogie entre la fonction du primat parmi les évêques
et celle de Pierre comme Apôtre. A condition de souligner
de même l'interdépendance du primat et de tous les évêques.
Une fois encore on pense au 34e canon dit "apostolique"
: "il convient que les évêques sachent qui est
le premier d'entre eux et le reconnaissent comme tête,
qu'ils ne fassenrt rien en dehors de leurs propres églises
sans en avoir délibéré avec lui (lors de la rencontre
des primats à Constantinople au mois d'octobre 2008,
le patriarche Ignace d'Antioche, lança cette phrase
à ses pairs : "Nous avons un premier et nous savons
où il se trouve")...mais que le premier non plus
ne fasse rien sans en délibérer avec tous les autres...Car
c'est ainsi qu'il y aura unité de pensée et que Dieu
sera glorifié..."
La primauté ou "priorité" universelle est
donc fondamentalement service de la communion des Eglises.
Primauté d'honneur, si l'on veut, à condition de préciser
que l'honneur implique responsabilité et prérogatives
réelles. Dans l'Eglise orthodoxe, la primauté revient
à l'Eglise de Constantinople, de par les dispositions
canoniques et une longue expérience historique. C'est
bien ce qu'affirmait Jean Meyendorff, lorsqu'en 1978,
il écrivait :"Il est incontestable que la conception
orthodoxe de l'Eglise reconnait la nécessité d'un leadership
sur l'épiscopat universel, d'une certaine autorité de
porte-parole de la part du premier Patriarche, d'un
ministère de coordination sans lequel la conciliarité
est impossible. Du fait que Constantinople, nommée aussi
"Nouvelle Rome", était la capitale de l'Empire,
un concile Oecuménique a désigné son évêque - selon
les modalités pratiques de l'époque - pour cette position
de leadership qu'il a gardée jusqu'à aujourd'hui, même
si l'Empire n'existe plus. Et le Patriarcat Oecuménique
de Constantinople n'a pas été dépourvu d'oecuménicité,
étant toujours en relation avec la conscience de l'Eglise.
Dans les années chaotiques que nous traversons, l'Eglise
orthodoxe doit certainement utiliser le leadership sage,
objectif et faisant autorité du Patriarcat Oecuménique".
En résumé : la primauté n'est pas un honneur vide ;
elle n'est pas non plus, au sein de l'Eglise Orthodoxe,
"une papauté orientale". Le Patriarche Oecuménique
n'a pas la prétention d'être "un évêque universel".
Il ne revendique aucune infaillibilité dogmatique, aucune
juridiction immédiate sur tous les fidèles. Il ne dispose
d'aucun pouvoir temporel. Son service est d'initiative,
de coordination et de présidence, toujours avec l'accord
des autres Eglises autocéphales. La primauté est indispensable
pour assurer l'unité et l'universalité de l'Orthodoxie.
Depuis la disparition de l'Empire, elle assume le rôle
d'Eglise "convoquante". Elle est enfin un
recours pour les communautés en situation exceptionnelle
et dangereuse.
En second lieu, ne perdons pas non plus de vue ces deux
évènements précis, que nous a transmis le second millénaire
et qui ont largement contribué à défigurer le paysage
ecclésiologique de notre Eglise.
Le premier, l'importance prise par l'Eglise de Russie
à travers les siècles. A commencer par le thème de la
"3e Rome", apparu au début du XVIe siècle,
après la chute de Constantinople. Ce thème, formellement
condamné par les conciles de Moscou de 1666-1667, a
été repris dans les années 2000 avec une grande insistance
par les théologiens russes eux-mêmes. Il semble actuellement
être retombé dans une sorte de léthargie sauf chez certains
médias occidentaux, surtout au sein de l'Eglise Catholique,
qui, soit par ignorance de la chose orthodoxe soit intentionnellement,
continuent de l'utiliser lorsqu'ils veulent désigner
le Patriarcat de Moscou. Sans conteste, le mal a été
fait et il persiste secrètement dans les consciences.
Le second est bien entendu le mouvement moderne des
nationalités. Aussi douloureux que cela puisse être
de le dire, "l'autocéphalie des Eglises nationales,aux
XIXe et XXe siècles, sous l'influence d'une sensibilité
sécularisée, celle du nationalisme, a tendu vers une
quasi-totale indépendance, véritable nationalisme religieux,
avec, le plus souvent, écrit le Pr Olivier Clément,
dans le cadre de l'autocéphalie, un rapport du centre
et des évêques qui ne diffère pas tellement de la pratique
romaine".
Ces deux évènements ont tout naturellement transformé
de facto l'Eglise Orthodoxe en un ensemble d'Eglises
nationales unies certes par la foi, les sacrements,
la tradition canonique (pour combien de temps encore...),
mais de plus en plus indépendantes les unes des autres.
Les hérésies, hélas, ont toujours la dent dure et longue!
Soyons pour une fois honnêtes et reconnaissons, sans
aucune ambiguïté, que le système de l'autocéphalie,
tel qu'il est pratiqué aujourd'hui au sein de l'Orthodoxie,
a créé de tels dysfonctionnements qu'il débouche purement
et simplement sur l'anarchie. Une anarchie qui finira,
si l'on ne prends pas garde, par imposer une ecclésiologie
nouvelle ; une ecclésiologie de morcellement, calquée
sur celle du Protestantisme et non plus sur celle qui
nous a été léguée par les canons de nos saints et grands
Conciles Oecuméniques.
Tant il est vrai que ce qui n'est pas transfiguré finit
par se défigurer nécessairement à un moment où l'autre
de l'Histoire, surtout quand les fléaux proviennent
de l'intérieur, de nous-mêmes, et non de l'extérieur.
Finalement, c'est bien ce que craignait Saint Basile
le Grand qui est arrivé :"Je suis bien attristé,
écrivait-il (c.89), de ce que les canons de nos Pères
soient désormais laissés de côté et que toute observance
exacte [acribie] soit bannie de nos Eglises. Je crains
que peu à peu cette négligence ne s'accroisse et qu'une
totale confusion ne s'instaure dans les affaires de
l'Eglise".
Comme en réponse à Saint Basile, le point 5 du récent
communiqué de la Synaxe des Patriarcats anciens et de
l'Eglise de Chypre qui vient d'avoir lieu au Phanar
(3 septembre 2011) déclare ce qui suit :"...suite
à des évènements survenus récemment dans le territoire
de l'Eglise Orthodoxe, la Synaxe a souligné la nécessité
pour toutes les Eglises Orthodoxes de respecter et de
se circonscrire strictement dans les limites géographiques
de leurs juridictions respectives ainsi que cela leur
fut défini par les saints canons et le Tomos de leur
fondation". Je doute cependant que, dans l'immédiat,
cette sage exhortation soit suivie d'effets en raison
des nombreux dérapages qui ne cessent de s'accumuler
et qui n'incitent pas à plus de modestie.
D'où l'importance pour nos Eglises de réactualiser et
de mettre en pratique, chacune du mieux de son désir
de metanoïa, la fameuse parabole du Fils prodigue. C'est
à cette seule condition, me semble-t-il, que l'Eglise
Orthodoxe sera capable de relever d'un seul coeur et
d'une seule bouche les grands défis de ce monde, qui
ne cessent de frapper à sa porte.
Seulement après une authentique métanoïa.
Pour que, malgré notre immense indignité, nous soyons
"finalement un jour, en Dieu, ce qui n'a pas encore
été manifesté" (1Jean 3,2).
+STEPHANOS,
Métropolite de Tallinn et de toute l'Estonie
BIBLIOGRAPHIE :
- Olivier Clément : - a) "Rome autrement "
- DDB / Paris 1997 , - b) "Le Patriarcat de Constantinople"
(article in www.orthodoxa.org).
-Archim.Grigorios D.Papathomas : - Etudes et Conférences
: a) "Les quatre niveaux à désinence commune de
la Polyarchie anti-ecclésiologique"; b) "Les
Eglises plurielles et l'unification européenne (une
perspective orthodoxe) - Cluj-Napoca, le 11.9.2007 ;
c) "La condamnation conciliaire, au 19e siècle,
de la Co-territorialité ecclésiale des Eglises de Rome
(1848) et de Bulgarie (1872), et ses ramifications sur
l'évolution de la Primauté romaine (à partir de 1870)
et de la "Diaspora orthodoxe" (à partir de
1920). -Kiev, le 5 novembre 2009.
-Métropolite de Tallinn Stephanos : - a )"Constantinople,
Nouvelle Rome et Patriarcat Oecuménique", article
in www.orthodoxa.org ; b) "Constantinople et Diaspora",
communication au Phanar, août 2008 ; c) "L'Eglise
orthodoxe et l'Unité des Eglises : vers une communauté
solidaire au sein d'une Europe unie ? (essai de réflexion
théologique)" - Velehad, le 29 juin 2007 ; "Olivier
Clément et l'emergence de l'Orthodoxie en France"
- Paris, le 16 janvier 2010.
-Site orthodoxe grec d'information religieuse "amen.gr":
- Theodor Petrov : articles en grec : a) "L'étrange
voyageur", le 1er août 2011; b) "Opera Bouffe
ou comédie-farce interno-orthodoxe", le 12 août
2011.