Cette
affirmation d'autonomie de la part d'un adolescent qui
assume sa vocation est uniquement l'expression de sa
volonté d'acquiescement au vouloir divin. Ce
n'est en rien une rupture violente par rapport au milieu
familial. Jésus accomplit toute la Loi, bien
plus, en sa personne, il est la Loi. Il ne peut y avoir
en Lui d'opposition entre le premier commandement du
Décalogue et le cinquième : «honore
ton père et ta mère» (Dt 5, 6-22
; Ex 20, 1-17). Il est inséparablement la Gloire
du Père qui l'a engendré avant les siècles
et la Gloire et la fierté de tout Israël.
Plus il est aux affaires de son Père et plus
il est l'honneur de sa mère et de toute la lignée
de David : «bienheureuses les entrailles qui t'ont
porté et les seins que tu as sucés»
(Lc 11, 27).
La
péricope évangélique à laquelle
nous nous référons montre que la prise
de distance de Jésus n'est pas une rupture haineuse.
C'est bien plutôt une conséquence de la
mission confiée par le Père : la soumission
qu'il doit à ses parents se situe à l'intérieur
du cadre plus vaste de son acquiescement au vouloir
divin. Elle en est l'icône. Marie, ainsi éclairée
sur la profondeur de la relation qui l'unissait à
son fils dans l'ordinaire de la vie quotidienne, gardait
tout cela et le méditait dans son cur.
Dès lors, il leur était soumis, et cette
soumission était la plus haute expression de
sa liberté.
Marie l'Egyptienne a pris un parti bien différent.
«A douze ans accomplis, je rejetai, dit-elle,
toute tendresse à l'égard de mes parents».
A la lumière du passage évangélique
que nous venons de citer, il est aisé de comprendre
la nature réelle de cette révolte. La
racine de son péché est une rébellion
profonde, non dite. Entrant dans l'âge adulte,
elle ne remet pas sa jeune liberté à l'Auteur
de la liberté pour acquérir une liberté
plus grande. Elle ne veut pas comprendre qu'on ne possède
réellement que ce que l'on a offert et que le
mystère de l'obéissance oblative régit
la vie trinitaire toute entière. Elle s'empare
du privilège qui lui a été accordé,
s'en fait la propriétaire. Elle use contre le
Créateur lui-même de cette liberté
qu'il lui a concédée et qui la constitue
comme image de Dieu. Par cet acte intérieur (il
s'agit de la convoitise [« Nos pères ont
tous été sous la nuée... cependant
ce n'est pas le plus grand nombre qui plut à
Dieu... ces faits se sont produits pour nous servir
d'exemples, pour que nous n'ayons pas de convoitises
mauvaises, comme ils en eurent eux-mêmes»
(1Cor. 10, 10)] au sens biblique et patristique) elle
s'interdit l'action de grâces et rejette de fait
le premier et le plus grand des commandements.
Elle se rend ainsi incapable d'accomplir celui qui le
suit immédiatement et qui commande d'honorer
son père et sa mère. Elle renie toute
paternité divine, toute confession de la divine
Providence, elle apostasie et renonce à entendre
l'appel à la sainteté. Séparée
de Dieu, elle perd logiquement toute tendresse pour
ses parents : elle se coupe de la communauté
humaine en laquelle sa vie prend son sens. Elle veut
être l'unique artisan de sa propre aventure. Coupée
de son histoire et de toute solidarité, elle
est désormais seule. Elle n'est plus une personne
mais un individu séparé. Elle a voulu
ravir la liberté mais, dans cet effort illusoire
et ruineux, elle n'a acquis qu'une pernicieuse autonomie.
On comprend ainsi que le péché de Marie
l'Egyptienne n'est pas d'abord la violation de l'ordre
moral ou social, mais bien une rupture de la communion
avec Dieu qui la livre à elle-même, abandonnée
à ses propres forces.
La
révolte
Le péché en sa racine, cet état
pécheur intérieur, donne naissance au
multiples rejetons que sont les actes peccamineux. Ayant
renoncé à rendre un culte au vrai Dieu,
Marie l'Egyptienne n'en reste pas moins une créature
spirituelle destinée à l'adoration, même
si elle le refuse. La perversité de son intention
l'amène donc à s'adorer elle-même.
Désormais elle rend un culte à sa chair
ou plutôt, par elle, recherche l'ivresse du plaisir,
pauvre substitut à la béatitude promise
aux serviteurs de Dieu. Renonçant à la
dépossession de l'amour, elle s'abandonne à
la possession du plaisir. «Satisfaire en tout
temps le mouvement passionné de la nature, voilà
ce qui faisait ma vie et en réglait la conduite».
Marie l'Egyptienne menait donc une lutte incessante.
Car le plaisir voulu pour lui-même est, au moins
dans les commencements, à la fois violent et
fugitif. Mais au fil du temps, il perd de son intensité.
La passion devient frustrante, elle requiert, pour satisfaire
une sensualité toujours plus exigeante, la réitération
des actes et une perversité croissante. C'est
ainsi que Marie l'Egyptienne, dans son expérience
de l'athéisme, subit l'esclavage des sens et
de la passion. Sous prétexte de l'exercice de
sa liberté, elle est dépossédée
d'elle-même. Elle perd toute pudeur, donne libre
cours aux dépravations, et recherche un nombre
toujours croissant de partenaires.
On le voit, Marie l'Egyptienne expérimente l'enfer.
Elle s'épuise dans une course effrénée
contre la frustration que cette course même engendre.
C'est ainsi que refusant le culte en esprit et en vérité
qu'elle devait à Dieu, elle s'est de fait éloignée
d'elle-même et est descendue par le péché
au-dessous de sa nature. Dans son idolâtrie du
plaisir sensuel elle est retournée à l'animalité.
«L'envie insatiable, l'irrépressible amour
de me rouler dans la fange me possédait».
Sans s'en rendre compte, à ce jeu, Marie l'Egyptienne
s'est désagrégée. Son corps n'est
plus elle-même mais seulement l'instrument de
son désir. Elle en fait ce qu'elle veut. Elle
le possède comme un objet: «J'ai un corps,
dit-elle, ils le prendront pour prix de la traversée».
Haine
et envie
Mais les dommages qu'elle subit sont plus graves encore.
Saint Sophrone nous montre Marie l'Egyptienne non seulement
comme un animal, mais aussi comme un démon. Elle
est devenue «le vase d'élection du diable»
et, comme son maître, elle «rôde cherchant
qui dévorer» (1Pierre 5, 8). Elle fait
entrer en tentation, et ses procédés sont
rigoureusement identiques à ceux du Mauvais qui
l'inspire.
Tout commence par une sorte de liaison, Marie l'Egyptienne
fait irruption, puis prononce des propos indécents,
et enfin, pousse à rire. Après avoir obtenu
ce premier accord non explicite, il est aisé
de passer à l'acte. Cependant cette première
victoire ne saurait la satisfaire. Ayant acquis par
elle quelque emprise, la voici qui enseigne de nouvelles
perversions, faisant expérimenter d'autres plaisirs.
Ceux qui ont été attirés sont désormais
subjugués et c'est ainsi que ces malheureux en
viennent à se laisser contraindre à faire
même ce qu'ils ne veulent pas. Ils sont réduits
à un véritable esclavage. La servante
du démon leur apparaît désormais
comme un maître tyrannique.
Toute cette stratégie de Marie l'Egyptienne est
au service d'une haine et d'une envie dont les raisons
sont multiples, mais dont la première est sans
doute, paradoxalement, son impuissance. Les hommes lui
sont nécessaires pour assouvir sa passion, mais
quel n'est pas son dépit de se voir dépendante
du vouloir d'autrui, elle qui revendique sa totale libération.
La nécessité où elle est de devoir
séduire est le signe de sa faiblesse. Elle ne
peut rien contre ceux qui ne lui cèdent pas ou
même qui ne lui prêtent pas attention. Elle
en vient seulement à être «offerte
au peuple comme un combustible disponible à tous
pour le feu de la débauche».
Mais sa haine des hommes s'accroît aussi, et peut-être
surtout, parce qu'il subsiste en elle, et sans qu'elle
se l'avoue, la nostalgie de la beauté spirituelle
à laquelle elle a volontairement renoncé
: elle veut «piéger l'âme des jeunes
gens», comme si cette capture lui fournissait
un aliment nécessaire. Elle mène l'existence
misérable et pathétique d'un être
déchiré entre l'attrait de la Beauté
et l'incapacité d'y consentir. Marie l'Egyptienne
fait l'uvre du diable, lui qui «est homicide
dès le commencement..., menteur et père
du mensonge» (Jn 8,44).
La
vie de pénitence
La
conversion
«A ce qu'il me semble, Dieu voulait mon repentir,
il ne veut pas la mort du pécheur, il attend
patiemment et accueille de grand cur la conversion».
La conversion de sainte Marie l'Egyptienne a pour cause
première la volonté divine. Dieu agit
avec elle comme il a agi à l'égard de
son peuple. Il a pour elle une patience qui est à
la fois pitié, fidélité, tendresse.
Sa pitié à l'égard de Marie l'Egyptienne
est une bienveillance gratuite : il s'incline, consent,
attend, se fait discret. Mais cette pitié s'accompagne
de son irrévocable fidélité : jamais
Dieu notre Père ne renonce à son dessein
de salut. De cette manière se déploie
une mystérieuse tendresse que la Bible n'hésite
pas à qualifier de maternelle. Nul ne peut désespérer
car son être même est inscrit dans la mémoire
de Dieu : «Une femme oublie-t-elle son petit enfant,
est-elle sans pitié pour le fils de ses entrailles
? Même si les femmes oubliaient, moi je ne t'oublierai
pas» (Is 49, 15).
Mais il ne faudrait pas se laisser leurrer par le terme
de tendresse que nous venons d'employer. Il ne s'agit
en aucun cas d'un sentiment doucereux. La tendresse
divine ne s'exerce qu'en vue du repentir (Sag 11, 24).
La Sagesse utilise au profit de l'homme jusqu'à
son péché. Dieu guérit du péché
en le laissant agir (cette tactique est mise en uvre
dans la passion du Fils. Les circonstances de sa mort
furent toutes déterminées par le péché
des hommes. Jésus s'est librement livré
aux mains des pécheurs et des impies, et ceux-ci
ont fait de Lui ce qu'ils ont voulu. C'est ainsi que
la mort a été prise au piège, que
l'enfer a englouti Celui qu'il ne pouvait retenir captif,
et a été contraint par la Sagesse divine
de libérer ceux qu'il tenait enchaînés.
Dieu a utilisé le péché, qu'il
n'a certes pas voulu, pour que son Fils bien-aimé
aime comme personne n'a jamais aimé) car il conduit
inéluctablement le pécheur à la
ruine. L'homme découvre ainsi le tort qu'il se
fait en ne suivant que son désir (toute l'histoire
du peuple d'Israël suit cette logique, elle est
rythmée par la célébration de l'alliance
à laquelle succède l'infidélité
du peuple de Dieu et l'effondrement historique lié
à ce péché. Le retour au Dieu sauveur
est l'inéluctable conséquence du désastre.
La célébration du renouvellement de l'Alliance
inaugure une période de restauration).
C'est ainsi que Marie l'Egyptienne par l'impossibilité
où elle est d'entrer dans le temple pour vénérer
la divine et vivifiante Croix, instrument du salut universel,
est mise en face de son excommunication de fait. Elle
seule est empêchée et repoussée
dans le parvis de l'église où elle ne
peut que se réfugier dans un coin, symbole de
l'impasse où elle s'est fourvoyée. Il
faut du temps à notre héroïne pour
comprendre que cette impossibilité ne vient pas
de quelque faiblesse physique qui l'affecterait. Elle
ne saurait en dire plus, incapable de connaître
la cause de l'enfer qu'elle expérimente. Elle
est une énigme pour elle-même, accablée
par son effondrement : «J'en étais découragée,
je n'avais plus de force, mon corps était brisé».
C'est par pure grâce que lui seront accordés
les prémices du salut. «Le Verbe Sauveur
toucha les yeux de mon cur me montrant que c'était
la fange de mes actions qui me fermait l'entrée».
Le Christ vient briser les verrous qui la tenaient captive
en les exposant en pleine lumière. La voilà
désormais libre.
La Lumière de l'Esprit-Saint inaugure en elle
un saint deuil. «Je commençais à
pleurer, à me lamenter, à me frapper la
poitrine en gémissant du fond du cur».
Cette manière de parler n'est pas un artifice
littéraire tout oriental. C'est bien plutôt
la description d'un enchaînement spirituel logique
dans le processus d'une pénitence authentique.
L'irruption de l'Esprit a provoqué le brisement
du cur dont les larmes sont le signe. Les lamentations
sont celles-là même d'Adam qui se voit
désormais soumis à une condition mortelle,
mais bien plus encore celles que l'on fait sur le cadavre
que l'on est devenu.
Mais dans le même temps, ces larmes de componction
se mêlent aux eaux vives de l'Esprit qui jaillissent
en vie éternelle. C'est pourquoi lorsque Marie
l'Egyptienne se frappe la poitrine, elle confesse qu'elle
est pleinement responsable.
Elle désigne son cur, non seulement comme
la source véritable de ses iniquités,
mais aussi comme le lieu où s'accomplit l'uvre
de l'Esprit. Le gémissement qu'elle ne peut s'empêcher
de pousser est l'expression de son espérance
contre toute espérance, appel inarticulé
à la miséricorde divine.
L'action bouleversante du Sauveur qui envoie l'Esprit,
l'Illuminateur, donne à Marie l'Egyptienne, dans
l'impasse de sa solitude, les larmes du repentir. Mais
ce n'est qu'un don préparatoire. A travers ces
larmes qui lavent son regard, elle peut désormais
discerner dans l'icône de la Mère de Dieu
le signe de sa présence compatissante. Dès
lors, (et c'est là le véritable bien spirituel),
celle qui est maintenant une pénitente peut confesser
explicitement sa faute à la Toute Pure. Retrouvant
la parole, elle peut conclure avec elle un pacte, une
alliance, où elle offre son propos de conversion
contre l'assurance d'être secourue.
Et la montée vers la Lumière se poursuit.
Tout lui est désormais montré puisqu'elle
accueille «le feu de la foi comme quelque chose
de certain». Les portes de l'Eglise, lieu du salut,
lui sont ouvertes. Guidée par l'Esprit, elle
peut voir le Bois vivifiant, la Croix du Fils, et comprendre
comment le Père attend le repentir des pécheurs
: «Celui qui n'avait pas connu le péché,
Dieu l'a fait péché pour nous, afin que
nous devenions par Lui justice de Dieu» (2Cor
5, 21). Elle contemple Jésus qu'elle persécute
et comprend le mystère de la divine Economie.
On aurait tort de croire qu'il s'agit là seulement
d'une saisie purement intellectuelle. Les verbes grecs
employés désignent tous une connaissance
impliquant une participation. Marie l'Egyptienne communie
de tout son être de pécheresse pardonnée
à l'amour qui la sauve.
Dans le mouvement même de la charité retrouvée,
elle s'incline devant tous. Son péché
n'a pas seulement été un refus du Ciel.
Il fut tout autant une injure à la terre. De
là provient son étonnement : «Comment
la terre n'a-t-elle pas ouvert la bouche et fait descendre
en enfer toute vivante celle qui prenait tant d'âmes
dans ses pièges ? ». Elle comprend que
tout a été créé pour elle
et que, se détournant de sa vocation, elle a
privé la création de son sens. Elle est
coupable de tout devant tous. C'est pourquoi en signe
de repentir, elle s'abaisse et vénère
cette terre sanctifiée par les pas du Sauveur
et qu'elle a offensée.
Dès lors, remplie d'action de grâces, elle
retourne en hâte vers l'icône de la Mère
de Dieu pour apprendre d'elle ce qu'il lui convient
désormais de faire. La vérité de
la conversion de sainte Marie l'Egyptienne se reconnaît
à son obéissance exemplaire. L'obéissance
de sainte Marie l'Egyptienne est un sacrifice (dont
le prototype est celui qu'accomplit naguère Abraham
(offrant à Dieu pour l'holocauste l'objet même
de la Promesse : Isaac, son fils) et dont la source
et l'accomplissement parfait se trouvent dans le sacrifice
rédempteur du Fils unique : Lui qui «de
condition divine, ne retint pas jalousement le rang
qui l'égalait à Dieu, mais s'anéantit
lui-même... obéissant jusqu'à la
mort, et la mort de la Croix» (Phil. 2, 68)) résolu
de sa volonté propre sur l'autel de la Foi. Elle
consiste d'abord en une attitude intérieure d'écoute
attentive de la volonté divine, accompagnée
d'une imploration sincère pour avoir la force
de la mettre en pratique. L'action en découle
naturellement. L'obéissance s'accomplit dans
la foi, sans tergiversation inutile, et de façon
décidée.
Le sacrifice de sainte Marie l'Egyptienne est accepté
par Dieu. Réconciliée, elle est réintégrée
dans la solidarité humaine : quelqu'un ayant
vu son dénuement lui fit l'aumône de trois
pièces de monnaie. Elle fait partie désormais
de ces pauvres que Dieu aime et qui reçoivent
tout de Lui. Elle comprend que ce qui est donné
par charité est icône du don permanent
que Dieu fait de lui-même. «J'emportai l'offrande
qui m'était faite et j'achetai grâce à
elle trois pains que je considérais comme un
viatique de bénédiction».
Une
vie de pénitence
Parvenue au bord du Jourdain, Marie l'Egyptienne inaugure
son existence nouvelle par un acte liturgique, une célébration
de l'Alliance. Priant dans le sanctuaire de saint Jean
le Baptiste, elle communie à la Parole du prophète
: «Préparez le chemin du Seigneur... toute
chair verra le salut de Dieu... produisez donc de dignes
fruits du repentir...» (Lc 3, 4-5 et 7). Puis
elle accomplit la parole : baignant ses mains dans l'eau
du fleuve elle reconnaît que son péché
n'est pas une simple faute morale que l'on pourrait
oublier mais bien une blessure qui doit être purifiée
et guérie.
Mais, elle ne baigne pas seulement ses mains, elle plonge
aussi son visage dans l'eau sanctifiée par Celui
qui, pur de tout péché, daigna y être
baptisé. Elle laisse ainsi s'exprimer son désir
de recouvrer sa beauté spirituelle. Dès
lors, elle peut communier au corps très pur et
au sang précieux du Seigneur Jésus. Elle
s'expose à l'action salvatrice du Fils de Dieu
et redevient temple du Saint-Esprit. Ainsi s'accomplit
la prophétie que le prophète Malachie
adressait au peuple d'Israël : «Il entrera
dans son sanctuaire le Seigneur que vous cherchez; et
l'ange de l'alliance que vous désirez, le voici
qui vient! dit le Seigneur Sabaot.. Il est comme le
feu du fondeur et la lessive des blanchisseurs. Il siégera
comme fondeur et nettoyeur Il purifiera les fils de
Lévi et les affinera comme or et argent. Alors
l'offrande de judas et de Jérusalem sera agréée
de Yahvé comme aux jours anciens» (Mal
3, 1-4).
Ayant fait de Dieu son abri, elle demeure dans le monde
comme n'en étant pas. Elle communie au Christ
Sauveur et l'Esprit la pousse au désert, lieu
de l'union transformante. Elle s'abandonne à
l'action de Celui qui est seul à connaître
et la profondeur de son cur et l'étendue
de son mal. Elle comprend et accepte que l'uvre
de sa régénération, déjà
acquise en Dieu, ne s'accomplisse que progressivement
puisqu'elle est encore dans le temps. Dans son obéissant
désir, franchissant le Jourdain, elle fera l'expérience
de la vie pénitente. Elle s'avance donc hardiment
dans le feu du désert.
Dépouillée de tout appui humain, solitaire
dans un milieu hostile, Marie l'Egyptienne voit inexorablement
diminuer le peu d'autosuffisance qu'elle possède
encore : les pains qu'on lui a offerts s'épuisent
et le vêtement qu'elle porte s'use. La voici réduite
à ne devoir sa subsistance qu'aux herbes du désert
et à vivre nue. Sans abri, elle fait l'expérience
de la vie de pauvre qui lui rappelle sans cesse et sa
fragilité et sa dépendance. Elle n'a d'espérance
qu'en Dieu seul. Elle comprend qu'Il élève
les humbles. Elle grandit dans la Foi. Elle accepte
de demeurer volontairement immobile sous l'action divine.
Faisant taire tout raisonnement humain, elle a confiance.
Sa vie présente en la chair, elle la vit dans
la foi au Fils de Dieu ( cf. Gal 2, 20). Son existence
dans ce lieu de mort et de désolation qu'est
le désert est un miracle par lequel lui est donnée
la crainte de Dieu. Il n'est pas ici question de peur
mais plutôt du sentiment paradoxal de celui qui,
tout en reconnaissant son néant, se sait aimé
et garde fidèlement l'espérance d'être
sauvé. L'authenticité de cette sainte
crainte est vérifiée par l'obéissance
(Dieu dit à Abraham :«je sais maintenant
que tu crains Dieu : tu ne m'as pas refusé ton
fils unique» (Gen. 22,12)). Ainsi, espérance,
foi, crainte de Dieu et obéissance sont les multiples
aspects d'une attitude unique qui ne dit pas encore
son nom et qui n'est rien d'autre que la charité.
Dans cette synergie avec Celui qui la conduit et la
sauve, Marie l'Egyptienne est semblable à Israël
au désert. La purification de son cur a
pour condition les contraintes de la vie risquée,
mais elle ne s'accomplit que dans le combat contre les
suggestions diaboliques. C'est pour cette lutte qu'elle
a été conduite au-delà du Jourdain
en ces contrées hostiles. Il faut que se révèlent
au grand jour les puissances ténébreuses
qui, bien que terrées depuis sa conversion, l'habitent
encore après avoir régi sa vie. Elle les
terrassera non par sa vigueur mais bien plutôt
par sa faiblesse. Elle sera vainqueur par l'appui qu'elle
prendra sur le Roc du Salut grâce à l'intercession
de la Mère de Dieu. Prosternée à
terre, elle obtient d'échapper au filet de l'oiseleur.
Bien plus, par cette victoire qu'un Autre remporte pour
elle, elle est transformée.
Quand l'assaut des tentations met en demeure Marie l'Egyptienne
de se jeter à terre, elle confesse par son attitude
sa condition de créature égarée.
Telle est son humilité. Elle s'offre ainsi, dans
l'immobilité, à une mystérieuse
Lumière qui vient d'en-haut par grâce et
qui est tout autant la réponse du Père
à sa détresse que l'action du Christ sauveur,
Lumière du monde ou le don de l'Esprit, l'Illuminateur
qui purifie de toute souillure. Cette épiclèse
accomplit le renouvellement de son être.
C'est ainsi que d'alliance en alliance, de hauteur en
hauteur, Marie l'Egyptienne est guérie, purifiée,
installée dans des dispositions stables pour
la vie de charité, d'union à Dieu. Communiant
au seul qui est Saint, elle n'a plus de vie, de repos
qu'en Lui. Il est l'objet unique de son attention. Rien
n'a d'intérêt qu'en Lui. Marie l'Egyptienne,
pauvre de tout, riche de Dieu, recouvre sa virginité
spirituelle et redevient elle-même, telle que
Dieu l'a désirée avant la création
du monde.
Le temps passé au désert dans cette lutte
spirituelle se compte en années. Dix-sept ans.
Une durée égale à celle où
elle a vécu dans la débauche.
La
vie en Dieu
Marie l'Egyptienne entre dans ce que l'on peut considérer
comme la troisième étape de sa vie spirituelle
(si l'on peut employer ce langage). Purifiée
par la solitude, la nudité, les dangers encourus,
elle accepte de ne devoir son existence qu'à
une grâce dont elle se sait indigne. Accoutumée
à devoir supplier pour tout, elle vit pour Dieu
et demeure en Lui. On n'insistera jamais trop sur le
caractère concret de cette communion à
Dieu dans laquelle progressivement elle se détourne
de la préoccupation de soi et en vient à
aimer Dieu pour Lui-même. Elle Lui parle dans
la chasteté d'une charité véritable.
Objet de la grâce divine, initiée à
la communion avec Dieu, elle est le trésor que
Dieu a caché au désert.
Dans cet acte apparemment fou qui consiste à
se renier soi-même aussi totalement (et qui devrait
la conduire à une mort certaine) Marie l'Egyptienne
trouve la vraie vie. Elle fait l'expérience de
la foi et, par la foi, est introduite dans le mystère
d'une existence eucharistique. Elle voit et comprend
de quelle façon mystérieuse seule la bénédiction
divine lui permet de subsister dans un monde si hostile.
Elle habite un permanent miracle. Elle est tout entière
revêtue de l'Esprit. Le Père qui la protège
Le lui confère. I'Esprit l'inspire et la conduit
à la Vérité tout entière.
Par Lui, elle est initiée à la Parole
de salut. Elle est introduite dans la connaissance des
Ecritures sans qu'elle ait jamais appris les lettres.
Elle est théodidacte, enseignée par Dieu.
Communiant à la Parole, Marie l'Egyptienne devient
compagne de vie du Verbe de Vérité. Dans
cette union mystique elle trouve désormais nourriture
et protection. Dans la Présence du Père,
elle est conduite par l'Esprit au Sauveur crucifié
et glorifié, et reçoit de Lui, en retour,
une participation accrue à la grâce de
ce même Esprit-Saint. Prise ainsi entre les deux
mains du Père, elle est le lieu docile où
peut s'accomplir le désir divin exprimé
dans le secret trinitaire: «Faisons l'homme à
notre image, comme notre ressemblance» (Gen 1,
26). C'est ainsi que Marie l'Egyptienne vit dans la
communion trinitaire dès ici-bas. En cette existence
eucharistique, elle devient ce qu'elle contemple. Encore
sur terre, elle ne vit que du Ciel. Elle confesse que
la grâce de l'Esprit suffit à conserver
dans son intégrité l'être de sa
personne. Cependant comme son passage sur l'autre rive
n'est pas encore accompli, elle reste affamée
et assoiffée de la communion au corps même
et au sang même de son Seigneur et Sauveur.
Cet élan spirituel qui conduit Marie l'Egyptienne
de commencements en commencements ne lui confère
en rien l'assurance d'avoir gagné un havre de
salut. Bien plutôt, malgré la permanence
des prévenances divines, Marie l'Egyptienne demeure
consciente de sa faiblesse. Elle sait que tout se joue
dans le mouvement oblatif de sa liberté. Elle
confesse sa condition de créature, poussière
et cendre, pécheresse protégée
par le rempart du Saint Baptême. Son identité
profonde, même dans cet état spirituel
élevé n'est jamais que celle d'une pécheresse
pardonnée. C'est pourquoi elle se confie en tout
à sa sainte protectrice, à Celle qui se
porte garant de la vérité de sa conversion
devant le Christ Sauveur. La très pure et toute
bénie Mère de Dieu ne cesse de l'accompagner
de sa sollicitude maternelle et de la conduire par la
main sur le chemin étroit de l'obéissance
aimante.
Non contente d'implorer encore le secours du Ciel, elle
supplie aussi abba Zossima qu'elle a rencontré
par la volonté divine d'intercéder pour
elle afin de trouver grâce au jour du jugement.
Même ornée des charismes les plus étonnants,
elle ne se considère pas comme spirituelle. Elle
se tient devant Dieu et devant toute créature
dans une pieuse crainte. Amenée par Dieu à
confesser ses errements passés, elle redoute
que cette évocation ne fasse resurgir malgré
elle des tentations dont elle n'a sûrement pas
l'orgueil de croire qu'elle peut les vaincre à
nouveau. Elle craint parce qu'elle sait la Puissance
du Malin, aussi habile à duper l'intelligence
qu'à utiliser la mémoire : le récit
de sa confession pourrait comporter des dangers tant
pour elle que pour d'autres. Et sa délicatesse
est telle qu'elle craint même, en faisant le récit
de ses turpitudes, de salir l'air. Elle sait quel drame
le péché des hommes constitue pour eux
et quelle catastrophe il entraîne pour le cosmos.
Qu'on n'aille pas cependant croire que Marie l'Egyptienne,
vivant en Dieu, est en proie à une perpétuelle
terreur. La crainte que nous venons d'évoquer
s'exerce toujours dans le cadre de la communion aimante.
Car si Marie l'Egyptienne, comme les trois jeunes gens
dans la fournaise, vit consciemment au milieu des dangers,
elle sait aussi quelles sont ses armes de salut. Outre
la protection de sa Garante, elle est munie du signe
de la divine et vivifiante Croix qu'elle a vénérée
à Jérusalem. Par le signe de la croix,
elle foule les flots du Jourdain pour aller communier
à son Seigneur. Par le signe de la croix, elle
scelle son front, sa bouche et sa poitrine pour les
fermer à l'Adversaire. Par le signe de la croix
elle connaît l'humble assurance de ceux qui sont
sauvés par grâce.
Ainsi donc communiant à Dieu, comme nous l'avons
dit, elle a part à l'élan de l'Esprit
vers le Père. Sa synergie aux gémissements
ineffables de l'Esprit est telle qu'elle est soulevée
de terre lorsqu'elle s'adresse à Dieu. L'ascèse
du désert et la grâce divine ont rendu
à son corps sa légèreté
spirituelle, c'est pourquoi elle peut traverser le Jourdain
en marchant sur les eaux. Sa douceur aux motions de
l'Esprit, son ardente obéissance lui font parcourir
en une heure la distance qu'abba Zossima mettra vingt
jours à franchir.
Mais le don de l'Esprit ne consiste pas seulement en
cet accomplissement de sa personne. Cette perfection
ne serait rien si elle n'était mise au service
de la vocation de tout homme à entrer dans l'intimité
divine. Tout ce travail solitaire de régénération
trouve sa perfection dans le mouvement apostolique de
son cur. Marie l'Egyptienne mène une vie
angélique, unissant étroitement le service
de la liturgie céleste et celui de la divine
philanthropie. L'amour de Dieu ne saurait se diviser,
opposer le premier commandement au second. De fait,
Marie l'Egyptienne a fait siennes les pensées
et les volontés divines. C'est pourquoi, rencontrant
abba Zossima, elle commence d'abord par s'inquiéter
des affaires de l'Eglise, de l'empire, de la vie des
chrétiens. Il ne s'agit pas là d'une vaine
curiosité mondaine, mais du désir aimant
de voir la paix divine s'étendre à toute
créature.
Habitée par l'Esprit-Saint, elle a le cur
pur. Elle sonde les curs et les reins. Elle connaît
les pensées cachées et perçoit
chacun dans la lumière de Dieu. Sans l'avoir
jamais rencontré, Marie l'Egyptienne connaît
le nom et la dignité sacerdotale d'abba Zossima.
C'est dire qu'elle a une juste perception du mystère
de sa vocation personnelle. Elle peut contempler en
lui le nom prononcé de toute éternité
par le Père dans le sein de la sainte Trinité
et qui le constitue. Elle voit la place assignée
par Dieu à abba Zossima dans le corps du Christ
qu'est l'Eglise et lui transmet avec autorité,
de la part de Dieu, des recommandations et des directives.
Cela ne l'empêche pas d'accepter de lui les services
voulus par Dieu, et de donner tous les signes de la
soumission à son autorité sacerdotale.
Mais ce qui constitue son uvre apostolique est
bien moins ce qu'elle transmet de la part de Dieu, que
son être même transfiguré par le
don de Dieu et le récit des merveilles accomplies
en sa faveur. Elle montre à abba Zossima qu'il
est encore bien éloigné de la perfection
mais surtout avive en lui le désir d'avoir part
à l'Esprit qui confère un tel accomplissement
et une telle beauté spirituelle.
Après la mort de la sainte, et jusqu'à
nos jours, beaucoup trouveront dans cette confession,
mieux qu'un exemple, une assistance. Et cette aide,
ce renouvellement de leur courage dans l'élan
vers Dieu, les remplit d'étonnement et d'émotion
de sorte qu'ils gardent toutes ces choses et les méditent
dans leur cur. Tel est le stade qui nous est ouvert
maintenant.
Extrait
de l'introduction écrite par le hiéromoine
Nicolas Molinier pour sa traduction de la «vie
de Ste Marie l'Egyptienne composée par Sophrone
archevêque de Jérusalem», et éditée
par le monastère St Antoine -le-Grand (Font-de-Laval
26190 St Laurent-en-Royans France), métochion
de Simonos Petra.
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