VIE
DE SAINT GERMAIN D'ALASKA
Un
moine de Valaam
Le touriste en Alaska, qui visite Kodiak en été,
n'oubliera jamais la beauté de l'île,
le village arcadien de Saint-Paul, la mer bleue, les
collines vertes, les coteaux herbeux, les vallées
fleuries, les ruisseaux babillards, le chant plaintif
du moineau à crête dorée. Kodiak
se grave dans notre mémoire pour une autre
raison aussi, et c'est son importance historique,
car c'est un site sacré. C'est sur cette île
que débarquèrent les premiers missionnaires
venus dans le Nord-ouest américain, et la première
église chrétienne du Pacifique du nord
fut bâtie dans ce village. De plus, pendant
plus de quarante ans, un homme de Dieu, le père
Germain vécut et travailla au milieu du peuple
de Kodiak et des îles environnantes. Ils y révèrent
encore sa mémoire, gardent ses paroles, glorifient
ses actes et le vénèrent comme saint.
Le but du présent écrit est de raconter
l'histoire de ce saint homme d'après les récits
qu'en font les natifs de Kodiak et les moines, ses
frères.
Père
Germain est né près de Moscou en 1756,
mais on ignore son lieu de naissance exact, ainsi
que son nom de baptême. Il semblerait que ses
parents étaient des commerçants et qu'ils
lui avaient donné une instruction suffisante
pour la lecture du Nouveau Testament et des Vies de
saints. A l'âge de 16 ans, il entra au monastère
de la Trinité-Saint-Serge, où il ne
vivait pas dans le monastère même, mais
dans une de ses dépendances isolées,
près du Golfe de Finlande, pour ne pas être
dérangé dans ses travaux d'ascèse.
Pendant son séjour ici, il eut de bonnes raisons
de croire que la Toute Sainte l'avait pris sous sa
protection particulière. Une plaie qu'il eut
sous le menton le faisait souffrir beaucoup et minait
progressivement sa force. Dans sa tristesse, il passa
toute la nuit en prière avec larmes devant
l'icône de notre Souveraine. Le matin, il essuya
l'icône avec un morceau de tissu qu'il appliqua
à sa plaie, puis tomba, épuisé,
sur le sol. Dans son sommeil, il vit la Vierge debout
près de lui et sentit sa main lui toucher le
visage enflé. Il se réveilla en sursaut
et se sentit bien ; la plaie était partie,
laissant un très léger cicatrice pour
lui rappeler sa guérison miraculeuse.
Il
vécut cinq ou six ans à cet endroit
désert, puis entra au monastère de Valaam
situé sur l'île de Valaam sur le lac
Ladoga. Père Germain était attiré
par la solitude de Valaam, qui était isolée
par la glace pendant huit mois et difficile d'accès
pendant les quatre mois restants de l'année.
Le monastère était très éloigné
des tentations du monde et réputé pour
sa piété. Père Germain devint
rapidement très populaire parmi les moines
à cause de sa personnalité attrayante
et ses manières affables, à telle enseigne
qu’encore de nos jours les moines parlent de
lui comme l'homme le plus saint qui fût jamais
sorti de leurs rangs. Ils vous montrent volontiers
l'endroit qu'on nomme Hermanova après lui et
où il avait coutume de se rendre pour prier
des jours durant jusqu'à ce que les frères
dussent aller le chercher pour le ramener. Ils vous
parlent de son zèle religieux, de sa bonté
et de sa douce voix de ténor qui était
comme celle d'un ange. Le père Germain avait
une âme de poète, et le monastère,
comme l'île, offrait bien de quoi alimenter
son sens de la beauté : les près fleuris,
les forêts ombragées, les oiseaux sauvages,
les arbres couverts de neige, le lac gelé,
la puissance du vent et la violence de la tempête.
Une de ses tâches était de pêcher
le poisson pour la nourriture des foules qui venaient
prier. A ces occasions, Père Germain s'éloignait
du bord et, ayant jeté ses filets, restait
assis à contempler en silence son Valaam bien-aimé,
ses murs blancs et ses forêts vertes, ses coupoles
dorées et son ciel bleu, ses chapelles pittoresques
et ses îles couleur d'émeraude, ses sanctuaires
sacrés et ses imposantes falaises. De loin,
il observait la procession des groupes de pèlerins,
les bannières qui flottaient au vent et les
cierges qui scintillaient dans leurs mains, et il
écoutait la douce musique et le son des cloches
qui venaient jusqu'à lui à travers l'air
embaumé et la mer argentée. Pour le
pêcheur qu'il était, Valaam était
Jérusalem la Dorée.
O
pays doux et béni, Demeure des élus
de Dieu
Mais plus que les environs, il aimait les moines,
ses compagnons, leur simplicité, leur humilité,
leur âme sans malice, leur cœur d'enfant.
Leur temps ne passait pas à des discussions
scolastiques et à des compositions littéraires,
mais aux labeurs des champs, au travail en atelier,
aux soins des pauvres et à la prière
avec les mourants. Des années plus tard, tandis
qu'il endurait les injures de Baranov et les railleries
de ses mignons, le père Germain se souvint
avec amour de sa jeunesse et de ses frères
à Valaam. Dans une lettre écrite à
l'abbé en 1795, il dit : "Les terribles
endroits de la Sibérie ne peuvent détruire,
les forêts noires ne peuvent cacher, les grandes
rivières ne peuvent effacer et l'océan
en tempête ne peut balayer la chaleureuse affection
que j'ai pour mon Valaam bien-aimé. Souvent,
je ferme les yeux et vous vois au-delà des
eaux.
La
mission d'Amérique
Lorsqu'en 1793, le saint Synode décida d'organiser
une mission pour Kodiak et cherchait des volontaires
pour aller en Amérique prêcher l'évangile
aux Aléoutes, le père Germain fut un
des premiers à s'offrir et à être
accepté. Ce n'était pas une entreprise
ordinaire, c'était la première mission
envoyée de Russie au-delà de la mer.
Les hommes sélectionnés étaient
les meilleurs du monastère, remplis de l'esprit
des apôtres et prêts à donner leur
vie pour faire avancer le royaume de Dieu. Ils étaient
huit : l'archimandrite Joasaph à leur tête,
les moines Juvénal, Macaire, Athanase, Joasaph
et Germain et les diacres Etienne et Nectaire. Ces
hommes étaient de simples paysans et pêcheurs,
d'instruction limitée, mais zélés
dans la foi et ardents dans leurs dévotions.
Ils ne s'étaient jamais éloignés
de leurs foyers villageois respectifs ni de leur monastère
isolé, donc le voyage à leur nouveau
lieu de labeurs fut un événement important
de leur vie. Ils partirent de Moscou le 22 janvier
1794 et, se déplaçant progressivement
à travers la Sibérie, arrivèrent
à Okhotsk où ils prirent le bateau pour
Kodiak, leur lieu de destination qu'ils atteignirent
le 24 septembre de cette même année.
Dès
qu'ils furent débarqués, leur chef les
réunit sur un tertre pour discuter avec eux
du plan de travail. Il est stimulant de lire le compte
rendu de cette première conférence religieuse
au Nord-ouest et de remarquer avec quel empressement
les frères se disputèrent entre eux
le travail le plus difficile et le plus dangereux.
On raconte qu'un des moines, en se promenant sur la
plage, vit un esquif vide dans lequel il monta et,
élevant les mains au ciel, fit une prière
pour être guidé à l'endroit où
il pût rendre le plus grand service. Un vent
s'éleva et souffla l'esquif sur Noutchek où
le moine prêcha le salut aux païens.
L'hiver
suivant leur arrivée fut rempli de travail
pour le père Germain et les autres missionnaires
qui allaient de village en village, annonçant
le Sauveur au peuple. Le 19 mai 1795, l'archimandrite
Joasaph écrivit : "Dieu soit loué.
Nous avons baptisé plus de sept mille Américains
et célébré plus de deux mille
mariages ... Nous les aimons et ils nous aiment, ils
sont bons, mais pauvres. Ils sont si empressés
d'être baptisés qu'ils ont détruit
et brûlé leurs objets d'idolâtrie.
Nous craignions qu'ils ne fussent nus, mais, Dieu
merci, ils ne sont pas complètement dépourvus
de pudeur... leur chemise en peau d'oiseau leur vient
assez bas devant. "
Pendant
l'année 1795, le hiéromoine Juvénal
baptisa sept cents indigènes sur Noutchek et
tous les habitants de Cook Inlet. L'été
suivant, il fit la traversée pour le continent
et exhorta le peuple vivant sur les bords du lac Iliamna
à abandonner ses pratiques polygames et païennes
pour mener une vie chrétienne. Beaucoup l'écoutèrent
et furent baptisés, mais d'autres, guidés
par leurs chamans, cherchaient à le détruire.
Quand il fut parti de leur village, ils l'égarèrent
et le tuèrent. Mais lorsque les assassins prirent
le chemin du retour, le hiéromoine Juvénal
ressuscita des morts et les suivit. De nouveau, ils
décochèrent leurs flèches dans
son corps qui saignait, mais lui continua à
les suivre. Cela se répéta plusieurs
fois. En désespoir de cause, ils le coupèrent
en petits morceaux et s'enfuirent, mais en regardant
en arrière ils virent une colonne de fumée
qui s'élevait de son corps mutilé vers
le ciel.
Un
travail commencé avec tant de bonheur suscita
un vif intérêt en Russie. Le saint Synode
décida d'élargir le champ de travail
et d'augmenter le nombre d'ouvriers. Il rappela l'archimandrite
Joasaph à Irkoutsk pour le consacrer évêque,
afin qu'à son retour il formât et ordonnât
des prêtres indigènes qui sillonneraient
tout le Nord-ouest pour apporter la lumière
à ceux qui vivaient dans les ténèbres.
Ce grand projet, si prometteur de la gloire de Dieu
ne fut jamais réalisé. Le bateau Phénix,
le seul bateau construit en Alaska et sur lequel l'évêque
et ses assistants, parmi lesquels les pères
Macaire, Etienne et d'autres prirent place, sombra
en mer sur son chemin de retour d'Okhotsk à
Kodiak en 1799, avec tous périrent. La mission
ne se remit jamais de cette perte.
Il
y avait encore quatre missionnaires en Amérique,
et sous la direction du père Germain, ils auraient
pu continuer le travail, s’ils n'auraient trouvé
d'opposition de la part des officiers de la Compagnie
Américaine de Russie. C'était le vieil
antagonisme entre le missionnaire et le commerçant.
Les prêtres réprouvèrent Baranov
et ses associés pour leur vie licencieuse et
pour leur brutalité envers les habitants de
l'île, et finirent par apporter le sujet devant
le Synode. Baranov n'oublia ni ne pardonna ce préjudice
et jura qu'il se vengerait des informateurs. Dès
qu'il fut connu que l'évêque avait péri,
Baranov se mit à décharger sa colère
sur le père Germain et ses compagnons de travail.
Il était très puissant, rude et cruel.
Parmi les chasseurs de ce temps, un dicton circulait
: "Dieu est au ciel, le tsar en Russie et Baranov
en Amérique ; inclinons-nous donc devant Baranov."
Il guidait les moines en les éloignant des
indigènes et maltraitait sans pitié
ceux de ces derniers qui allaient vers les moines.
Ayant pris un de ceux-ci, il le traîna à
l'église, et, le menaçant de le pendre
au clocher, il s'empara des clefs du bâtiment
qu'il garda verrouillé désormais. Il
était décidé de chasser les missionnaires
de l'île et loin de ses yeux, pendant que ses
amis usaient de leur pouvoir à Moscou pour
s'opposer aux requêtes faites par ces pauvres
hommes en vue d'obtenir la permission de retourner
en Russie. Ainsi, ils étaient pris entre le
diable Baranov et la profondeur de l'Océan
Pacifique. Ces adversités décourageantes
finirent par écraser l'esprit indépendant
des associés du père Germain, ils perdirent
la confiance en eux-mêmes et le respect du peuple.
Après beaucoup de procès, le père
Nectaire obtint la permission, en 1806, d'aller en
Sibérie; le père Athanase, faible de
corps et d'esprit, se retira à Afognak ; frère
Joseph, découragé, finit par se trouver
une existence lamentable dans le village de Saint-Paul.
Le père Germain resta inébranlable dans
la foi. Les épreuves et les tribulations ne
le rendirent que plus fort et sous aucun prétexte
il n'aurait déserté son peuple pour
le laisser retomber dans le pouvoir du diable. Voyant
cependant que la cause de Dieu pouvait avancer plus
vite loin de Baranov et de sa bande satanique, il
se retira loin d'eux et ouvrit une mission sur l'île
déserte des Sapins (Elovoï) qu'il nomma
Nouveau Valaam en mémoire de l'île sainte
du lac Ladoga.
L'île
des Sapins
Nouveau Valaam est une petite île, pas très
loin de Kodiak. Le père y bâtit une cellule,
une chapelle et une maison pour loger de petits orphelins
indigènes. Au bout d'un certain temps, quelques
familles aléoutiennes s'installèrent
sur l'île, mais ils vivaient à quelque
distance du père qui désirait une vie
de solitude. Un homme lui demanda une fois :
- Père Germain, en vivant tout seul dans la
forêt, ne vous sentez-vous jamais esseulé
?
- Je ne suis pas tout seul, répondit-il, Dieu
y est comme Il est partout. Ses anges y sont. Peut-on
se sentir seul dans leur compagnie ? N'est-on pas
mieux en leur compagnie qu'en celle des gens ?
Un
voyageur qui vit le père Germain en 1819, le
décrivit comme de taille moyenne et de constitution
délicate. Son visage était pâle
et gentil, la douceur de ses yeux bleus inspirait
confiance et trahissait sa compassion. Sa voix suave
et amicale attirait les gens à lui, surtout
les enfants. Son corps était ceint d'une chaîne
de 15 livres, sa chemise était faite de peau
de renne, ses sandales d'un morceau de cuir rugueux,
bien que, de temps en temps, il marchât pieds
nus, et il portait un habit monastique raccommodé.
Ainsi, pauvrement vêtu, il allait par monts
et par vaux, sous la neige et la pluie, par temps
chaud ou froid, partout où le devoir l'appelait.
Un banc couvert de peau de phoque lui servait de lit,
deux briques faisaient son oreiller et une planche
était sa couverture. Ses habitudes personnelles
étaient simples : il mangeait frugalement,
dormait peu, priait beaucoup et travaillait dur. Il
était tolérant envers les faiblesses
d'autrui et n'obligeait personne à vivre la
même ascèse que lui. Il était
plein de bonté envers les animaux sauvages
; les écureuils et les oiseaux étaient
ses amis et l'ours sauvage mangeait dans sa main.
S'il
menait une vie de reclus, ce n'était point
pour éviter de s'occuper des autres, car chaque
fois que sa présence pût servir à
une fin utile quelque part, il y apparaissait. Le
grand but de sa vie était d'aider et de soutenir
le moral des Aléoutes qu'il considérait
comme des enfants ayant besoin de protection et de
guide. Il entrait souvent en procès pour eux
avec les officiers de la Compagnie. "Moi, le
moindre serviteur de ces pauvres gens, écrivit-il
à Ianovsky, je demande avec larmes cette faveur
: soyez notre père et protecteur. Je ne sais
pas faire de beaux discours, mais je vous demande
du fond de mon cœur d'essuyer les larmes des
yeux de ces pauvres orphelins, de soulager la souffrance
du peuple opprimé et de leur montrer ce qu'est
la miséricorde."
Le
père Germain était à la fois
nourrice et infirmier pour les indigènes. Lors
d'une épidémie qui emporta plein de
gens à Kodiak, il ne quittait jamais le village,
mais allait de maison en maison, soignant les malades,
consolant les affligés et priant avec les mourants.
Il n'est pas étonnant que les indigènes
l'aimassent et vinssent de loin pour l'écouter
parler du Christ et de son Amour pour eux. Le père
Germain nourrissait les affamés, remontait
le moral aux déprimés, transformait
les hostilités en concorde et tous ceux qui
venaient à lui découragés, retournaient
chez eux avec la paix de Dieu dans le cœur. Il
donna un foyer aux jeunes orphelins et leur apprenait
à lire et à écrire, les initiait
à des travaux utiles et honnêtes. Sa
nourriture quotidienne, il l'assurait par ses propres
efforts ou avec l'aide de ses élèves.
Ils jardinaient, pêchaient le poisson, cueillaient
des baies sauvages et séchaient des champignons.
Son influence sur les gens était étonnante.
Un dimanche matin, il dit aux indigènes que
Jésus avait donné sa vie pour sauver
l'humanité et que c'était le devoir
de chacun que d'aider les autres. Quand il eut fini
son sermon, une jeune femme, Sophia Vlasova, s'avança
et s'offrit pour le service de Dieu. Le bon père
vit la main de Dieu dans ce sacrifice, car il avait
besoin d'une femme pour les soins des petits orphelins
et fit de Sophia la maîtresse de l'orphelinat.
Il
ne travaillait pas seulement pour les Aléoutes,
mais aussi pour les blancs, et ses efforts en amenèrent
beaucoup à abandonner une vie pécheresse
pour suivre les enseignements du Sauveur. Un de ses
convertis fut Ianovsky, le successeur de Baranov,
qui, lors de son arrivée à Kodiak, se
vantait de son infidélité et parlait
de la foi chrétienne avec mépris. Il
entendit parler du pieux moine et l'invita à
Kodiak où les deux hommes passaient des nuits
et des nuits à discuter des questions de la
foi, de l'immortalité et du salut. Les paroles
simples et la foi puissante du moine pénétrèrent
profondément dans le cœur de l'officier
de la Marine marchande, et des années plus
tard, lui, son fils et sa fille, laissant tout ce
qu'ils possédaient, entrèrent au monastère.
Un autre de ses convertis était un capitaine
de la Marine, d'origine allemande, un homme instruit
et qui était employé de la Compagnie.
Il entama avec le père une discussion religieuse
et, avant la fin, le capitaine reconnut ses erreurs,
renia les doctrines de Luther et demanda à
être reçu dans l'Eglise orthodoxe.
Un
jour, le capitaine et les officiers d'un navire de
guerre russe invitèrent le père Germain
à bord pour dîner avec eux. Au cours
de la conversation, il leur posa la question suivante
: "Que considérez-vous, messieurs, comme
la chose la plus digne d'amour et que souhaitez-vous
le plus pour votre bonheur ?"
L'un dit qu'il voulait être riche, l'autre souhaitait
la gloire, le troisième une belle femme, le
quatrième voulait être commandant d'un
beau navire. Tous les autres s'exprimèrent
de façon similaire.
- N'est-il pas vrai, dit le père Germain, que
tous vos vœux peuvent se résumer dans
cette courte phrase : chacun désire ce qu'il
croit être le plus digne d'amour ?
Ils furent tous d'accord.
- Alors, reprit-il, si cela est vrai, peut-il y avoir
rien de meilleur, de plus haut, de plus noble et de
plus digne d'amour que le Seigneur Jésus Christ,
le Créateur du ciel et de la terre, l'Auteur
de toute vie et qui nourrit tous les êtres,
qui aime tout le monde et qui est l'incarnation de
l'Amour ? N'est-ce pas Dieu que nous devrions aimer,
désirer et chercher par-dessus tout ?
Les officiers furent assez confus et répondirent
que ce qu'il avait dit était vrai et allait
de soi. Il leur demanda alors s'ils aimaient Dieu.
- Bien sûr, dirent-ils, que nous L'aimons. Comment
pourrait-on ne pas L'aimer ?
En entendant ces paroles, le vieillard baissa la tête
et dit :
- Moi, pauvre pécheur, j'essaie d'aimer Dieu
depuis quarante ans et je ne puis pas dire que je
L'aime comme je devrais L'aimer. Aimer Dieu, c'est
penser toujours à Lui, Le servir jour et nuit
et faire sa Volonté. Aimez-vous Dieu de cette
manière, messieurs, Le priez-vous souvent,
faites-vous toujours sa Volonté ?
Honteux, ils avouèrent alors leurs manquements.
- Alors, permettez-moi de vous supplier, mes amis,
d'aimer vraiment Dieu à partir de maintenant,
dès cette heure, dès cette minute, et
de L'aimer par-dessus tout.
Les officiers s'émerveillèrent de ses
paroles et s'en souvinrent longtemps après.
Chaque fois que les employés de la Compagnie
avaient des difficultés avec leurs officiers,
ils suppliaient le père Germain d'intercéder
pour eux. Tout âgé, faible et aveugle
qu'il était, il se montrait toujours prêt
à entreprendre ces offices de miséricorde.
Un jour à Kodiak, il plaidait fort en faveur
d'un chasseur auprès d'un officier, en essayant
de lui démontrer le devoir chrétien
du pardon et la nécessité de l'amour,
mais en vain. La dureté de cœur de cet
agent émut le père jusqu'aux larmes
et il s'exclama : "Malheur à celui qui
n'est pas miséricordieux, car il n'obtiendra
pas miséricorde." La femme de l'agent,
qui était tout près, répliqua
:
- Père Germain, nous sommes miséricordieux,
nous faisons la charité quatre fois l'an.
Ce que vous donnez aux pauvres, appartient à
Dieu et non pas à vous. Il viendra un temps
où vous aussi vous serez en difficulté
et dans le besoin ; vous saurez alors ce que c'est
que la miséricorde.
Tourné vers l'agent, il ajouta :
- D'ici deux ans, tu seras transféré
à un endroit moins désirable et tu te
souviendras de mes paroles.
Cela se passa comme il l'avait prédit : deux
ans plus tard, l'agent fut transporté, dans
les chaînes, à Sitka.
A
cause de sa façon de condamner ouvertement
toute dureté et toute méchanceté,
quelques-uns le haïssaient et cherchaient à
lui nuire. Une nuit, quelques hommes de la Compagnie
envahirent sa cellule à la recherche de fourrures
et d'argent qu'il aurait pris, selon eux, aux Aléoutes.
Ils mirent sa cabane sens dessus dessous, sans trouver
quoi que ce fût de valeur. Cela les mit en colère
et l'un d'eux prit une hache pour ouvrir le plancher
dans l'espoir d'y trouver quelque chose d'incriminant.
Le père Germain les observait tristement et
dit :
- Mon ami, tu as levé la hache sans bonne raison,
car tu mourras par elle. Quelques mois plus tard,
cet homme fut envoyé avec d'autres à
Cook Inlet pour réprimer une révolte
d'indigènes, et une nuit, un indigène
hostile s'étant introduit dans le camp, prit
la hache et le tua.
En
1834, le baron Ferdinand Wragell, qui était,
à l'époque, capitaine de la Marine Impériale,
arriva à Kodiak et alla, sans s'annoncer, rendre
visite au vieux père qui avait alors 78 ans
et était déjà aveugle. En dépit
de cela, il savait qui était son visiteur et
le salua par le titre d'amiral. Le capitaine Wragell
tenta de le corriger, mais le vieillard lui dit qu'il
avait bien été nommé amiral tel
jour, ce qui s'avéra plus tard.
Le
saint d'Alaska
Quand le père Germain arriva à Nouveau
Valaam, le diable et ses agents essayèrent
de l'assujettir. Ils se présentaient à
lui sous la forme d'êtres humains pour le tenter
et sous la forme de bêtes sauvages pour l'effrayer,
mais ils ne purent lui nuire, car il les éloignait
en invoquant les saints. Il était toujours
en éveil contre leurs machinations et ne permettait
à personne de lui parler ou d'entrer dans sa
cellule sans faire d'abord le signe de la croix.
Comme
il avançait en âge et en sainteté,
le bon père fut gratifié de visions
angéliques, de pouvoir sur les éléments
et du don de prophétie. Certaines saintes nuits,
il attendait au bord de la mer l'apparition des anges
qui plongeaient la croix dans l'eau, et cette eau,
il la donnait aux malades et aux infirmes, à
qui elle rendaient la santé. Quand une inondation
menaçait de submerger Nouveau Valaam, le père
Germain la maîtrisa en plaçant l'icône
de la Toute Sainte sur la plage et en commandant aux
vagues de ne pas aller au-delà d'elle. Une
autre fois, il sauva son peuple d'un incendie de forêt,
en marquant les limites au-delà desquelles
les flammes ne devaient pas s'étendre. Un an
avant que la nouvelle ne fût connu par les Aléoutes
de Kodiak, il leur annonça le trépas
du métropolite de Moscou. Il prédit
qu'une épidémie allait tuer une grande
partie de la population indigène et que les
survivants allaient se rassembler dans des villages
moins nombreux. Deux ou trois ans avant sa mort, il
dit à un agent qu'un évêque allait
bientôt être nommé pour Alaska.
Les prophéties que nous venons de mentionner
se réalisèrent toutes et les autres
qu'il fit se réaliseront aussi au moment voulu
par Dieu.
Quand
le père Germain vit que ses jours sur terre
étaient comptés et qu'il était
temps pour lui de rejoindre les saints, il appela
à lui Sophia Vlasova et les filles et Gérasime,
son aide. Il demanda que Sophia passât le reste
de ses années sur l'île, et que quand
elle mourrait, elle fût enterrée à
ses pieds. Il conseilla aux filles de se marier et
donna le même conseil à Gérasime
à qui il demanda de s'installer à Nouveau
Valaam. Il continua en disant :
- Quand je mourrai, n'envoyez pas chercher un prêtre,
il ne viendra jamais. Ne lavez pas mon corps. Mettez-le
sur une planche, croisez mes mains sur ma poitrine,
enveloppez-moi de ma cape de moine, couvrez-en mon
visage et du bonnet ma tête. Si quelqu'un veut
me dire adieu, qu'il embrasse ma croix. Ne montrez
mon visage à personne !
Plusieurs
jours après cette conversation, il appela Gérasime
pour allumer des cierges et faire la lecture des Actes
des Apôtres. Pendant que Gérasime lisait,
l'expression du vieux père fut illuminée
d'une lumière céleste et on l'entendit
dire : "Gloire à Toi, Seigneur !"
Puis, il dit à Gérasime de ranger le
livre saint, car Dieu lui accorda encore une semaine
de vie. Au terme de cette semaine, il appela de nouveau
Gérasime et lui fit allumer les cierges et
lire les Actes des Apôtres. Au milieu de sa
lecture, Gérasime fut conscient d'une lumière
qui remplit la cellule et d'une auréole qui
jouait autour de la tête du saint père.
Gérasime comprit que le père Germain
était un saint et qu'il était parti
pour rejoindre le chœur céleste.
La nuit de la mort du père Germain, le peuple
de l'île d'Afognak vit planer au-dessus de Nouveau
Valaam une colonne de lumière. A cette vision
merveilleuse, ils tombèrent à genoux
et s'exclamèrent :
- Notre saint homme nous a quittés ! Dans
un autre village, les gens observèrent la même
nuit comme une forme humaine portée en l'air
depuis Nouveau Valaam vers le ciel.
Gérasime
et les filles prirent peur de ce qu'ils voyaient et
envoyèrent aussitôt un messager à
Kodiak pour annoncer ce qui s'était passé.
L'officier de la Compagnie leur envoya un mot disant
de ne pas enterrer le corps avant l'arrivée
d'un prêtre et d'un cercueil. Mais avant que
le prêtre pût partir, il éclata
une telle tempête comme jamais et personne n'osa
s'aventurer sur mer pendant un mois entier. Durant
tout ce temps, le corps du saint était étendu
dans sa cellule sans aucun signe de décomposition.
Voyant dans la tempête la main de Dieu et se
souvenant des derniers mots du père, Gérasime
et les filles enterrèrent son corps selon ses
vœux. Aussitôt le vent tomba, la mer redevint
calme et le soleil revint.
En
1842, le bateau sur lequel l'évêque Innocent
voyageait de Kamtchatka en Alaska, rencontra une violente
tempête qui le menaçait de naufrage.
Le bon évêque priait les saints de leur
venir en aide, et se souvenant du pieux père
Germain, il dit en lui-même : "Si tu as
su plaire à Dieu, père Germain, fais
que le vent change." Aussitôt un vent doux
s'éleva et le bateau arriva sans problème
en temps normal au port de Saint-Paul. En reconnaissance
de cette délivrance, l'évêque
fit un office sur la tombe du père Germain.
Trente
ans après la mort du saint, le prêtre
de Kodiak visita son tombeau et trouva que l'herbe
y était toujours verte, été comme
hiver, et que la croix était aussi neuve et
intacte que le jour où elle fut dressée.
Les
indigènes de Kodiak aiment à raconter
l'histoire du père Germain, le saint d'Alaska
qui leur est proche et cher. Il ne laissa pas de missions
pittoresques ni de collèges savants pour parler
de ses faits et gestes, mais il planta la foi chrétienne
dans le cœur des Aléoutes et cela restera
tant qu'il y a des Aléoutes. Sur les murs du
monastère de Valaam on peut voir une image
de Nouveau Valaam avec le père Germain et les
moines qui passent devant elle se signent et prient
pour que vienne bientôt le temps où ses
ossements reposeront dans la terre sacrée du
monastère et que l'Eglise le reconnaîtra
officiellement comme saint.
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