REFLEXIONS
SUR LE CAREME AUJOURD'HUI Conférence
prononcée par le P. Jean Gueit, recteur de
la paroisse St Hermogène de Marseille (France),
à la paroisse Sts Côme et Damien en Avignon
le 3 mars 2001.
Il
est préférable de parler d'ascèse
plutôt que de carême, car le mot carême
vient du latin qui désigne la " quarantaine
", c'est-à-dire quatre dizaines. Mais si
c'est le cas du grand carême, le carême
pascal ainsi que de celui de l'Avent, d'autres carêmes
durent moins longtemps. En réalité, le
contenu du carême, c'est l'ascèse. Et si
le carême suppose et exige l'ascèse, notons
que l'exigence de l'ascèse est présente
dans toutes les religions.
Quel est le bien-fondé de l'ascèse et
quelles formes peut-elle prendre ? Le carême et
l'ascèse sont une réalité permanente
dans l'Eglise. Pour mieux réfléchir sur
l'actualité et la nécessité de
l'ascèse aujourd'hui, rappelons quels en sont
les fondements spirituels. L'ascète est celui
qui fait un exercice. L'ascèse est un ensemble
d'exercices. Il s'agit de définir lesquels et
pourquoi.
La
condition humaine
Notre condition humaine n'est pas celle que Dieu a imaginée
et a voulue pour nous. C'est le thème de la Genèse,
de l'expulsion du paradis pour désobéissance,
pour séparation, pour transgression - les juifs
aiment parler de "rendez-vous manqué ",
ce qui est intéressant, mais qui réduit
un peu la responsabilité de l'homme, d'Adam devant
le Créateur ; c'est le thème de l'expulsion
du paradis pour " péché ", terme
que l'on évite volontiers dans notre langage,
sans doute à cause de la connotation très
lourde dont il a été chargé, partiellement
à juste titre, alors même que c'est ce
mot qui récapitule la condition dans laquelle
nous sommes aujourd'hui, celle qui n'était pas
voulue par Dieu.
" Désobéissance ", " séparation
", " transgression " désignent
des actes, ceux qui nous ont conduits à un nouvel
état.
Quant au mot " péché ", il ne
désigne pas tant l'acte lui-même que la
condition dans laquelle nous sommes, ce que l'on retrouve
notamment dans le verset du psaume 50 : " Dans
le péché ma mère m'a conçu
". La formule est dérangeante car dans notre
culture contemporaine occidentale elle semble évoquer
en premier lieu la dimension sexuelle de la procréation,
alors que là n'est pas le fondement du problème.
Elle signifie, " j'ai été engendré
par ma mère, dans la filiation de la condition
pécheresse ". Ce rappel pose le problème
de l'acceptation de cette " lecture biblique "
de la condition humaine.
Pendant le " Grand carême ", nous célébrons
la liturgie de saint Basile, qui nous rappelle dans
la prière eucharistique ce point de départ
dans lequel s'enracine le plan de rédemption.
" Ayant façonné l'homme en prenant
du limon de la terre et l'ayant honoré de ton
image, tu l'as placé au paradis des délices,
lui promettant, s'il observait tes préceptes,
une vie immortelle et la jouissance des biens éternels.
Mais l'homme ne t'a pas écouté, toi, son
vrai Dieu, son Créateur, et séduit par
la ruse du serpent, il s'est donné la mort par
ses propres péchés. Alors dans ton juste
jugement, Seigneur, tu l'as chassé du paradis
pour le placer dans ce monde et tu l'as fait retourner
à cette terre d'où tu l'avais tiré
[ ] tout en disposant pour lui le salut par une
seconde naissance en ton Christ lui-même ".
Ce point de départ conditionne toute la Tradition
spirituelle.
La
désobéissance : Adam se détourne
de son Créateur
" Il t'a désobéi " : il est
bien question de désobéissance. En quoi
consiste-t-elle ? Il n'est pas inutile de rappeler la
réponse, puisque la culture occidentale n'a pas
véhiculé exactement la même réflexion,
celle-ci a focalisé l'idée de la chute
ou du péché principalement sur une problématique
corporelle et sexuelle, alors que la " désobéissance
" réside bel et bien dans le fait qu'Adam
s'est détourné de son Créateur.
L'homme a choisi de se référer à
lui-même plutôt que d'accepter de se référer
à son Créateur.
Quelles sont les conséquences de cette désobéissance,
qui est un détournement du visage d'Adam vers
lui-même ? " Il s'est donné la mort
par ses propres péchés " . Il s'est
donné la mort et s'est condamné à
vivre dans une vie de passions. C'est ce que désigne
" ce monde ". " Vous êtes dans
le monde et non pas de ce monde ", Jésus
est venu dans " ce monde "... Ce monde est
celui de l'opacité, de l'espace-temps et celui
des passions. II y a deux approches possibles concernant
la relation entre les passions et la mort. Est-ce en
se condamnant à la mort que l'homme se condamne
à vivre des passions, ou bien est-ce le monde
des passions qui le condamne à la mort ?
Ces deux réalités ne se contredisent pas
ni ne s'excluent: c'est une question de contenu ou d'enchaînement.
En se référant à lui-même,
l'homme s'est condamné à vivre par lui-même,
de lui-même et à s'enfermer dans un système
de passions qui le conduit inéluctablement à
la mort. La patristique byzantine dit, avec saint Maxime
le Confesseur, que c'est parce qu'il s'est condamné
à la mort que l'angoisse de la mort l'entretient
dans un monde de passions et que ses désordres
sont les conséquences de l'angoisse de la mort.
Saint Basile suggère que ces deux approches ne
sont pas contradictoires, l'une étant la conséquence
de l'autre, et réciproquement.
Les
conséquences de la faute d'Adam
En tant que " descendants " d'Adam, de quoi
sommes-nous héritiers ? Héritiers de la
faute du premier ? Est-ce que je porte en moi et personnellement
la responsabilité de la faute du premier, ou
bien seulement la conséquence de la faute du
premier ? Il y a sur ce point une différence
sensible entre la tradition chrétienne occidentale
et la tradition byzantine. La spiritualité d'inspiration
augustinienne privilégie l'idée que chacun
porte la responsabilité de la faute première,
approche sensiblement culpabilisante qui se résume
dans l'affirmation " Jésus est mort pour
tes péchés " . Pour la patristique
" orthodoxe ", l'homme n'est pas co-responsable
de la faute d'Adam mais il en subit les conséquences.
Pour cette raison " je suis ", " nous
sommes " dans cette condition dramatique, condamnés
aux passions et à la mort. Dans son " infra-conscience
" (redécouverte partiellement par Jung,
mais pas seulement) l'homme se " sait " condamné
à une autre relation aux choses : au lieu de
bénéficier du " paradis des délices
", il a été chassé du paradis.
La relation de chacun à tout ce qui l'entoure
est une relation de tension, de volonté de contrôle,
de volonté de compréhension (et dans compréhension,
il y a possession par l'esprit et le savoir), de volonté
de domination. Intervient aussi la conséquence
de la division, de la dislocation des êtres et
des choses. Comment ne pas le percevoir aujourd'hui
? Nous sommes par excellence dans le monde de la conséquence
de la chute où nous essayons de tout contrôler
: la vie, la mort, la nature, l'organisation de la société...
Toute l'histoire de la pensée humaine, autre
que proprement spirituelle, ne s'inscrit-elle pas dans
la nostalgie du paradis perdu, celui " des délices
", et dans la quête d'un rétablissement
de ce paradis qu'elle voudrait en définitive
fondamentalement terrestre. " Ce qui fait de la
terre un enfer, dit Voltaire, c'est que l'homme cherche
à en faire un paradis ".
Orgueil
et avidité
Les conséquences de la chute, de la séparation,
de la désobéissance ramènent cette
condition humaine à deux mots qui sont aussi
deux maux : l'orgueil et l'avidité. Le premier
relève de l'esprit, du spirituel, et l'autre,
d'une relation plus concrète, plus matérielle
au monde. L'orgueil et l'avidité, deux maux qui
sont reliés, s'enracinant l'un dans l'autre.
L'orgueil, c'est la concentration sur soi, la référence
à soi-même (" vous serez comme des
dieux "), " ma " raison devient la mesure
de toute chose, la volonté de " com-prendre
" , de posséder, intellectuellement ou physiquement.
L'avidité est le prolongement ou la concrétisation
de cette première démarche de mon ego.
Elle s'exprime dans tous les domaines, les choses, les
personnes, les sentiments. Dans la relation à
l'autre, notamment amoureuse ou même amicale par
exemple, on dit couramment " tu ne me comprends
pas " , ce qui signifie que j'attends que tu me
prennes avec ou peut-être plus subtilement, dans
un secret espoir de réciprocité, que je
te prenne avec.
Orgueil et avidité conduisent à l'angoisse.
L'enfant, à 5 ou 6 ans, ressent brusquement l'angoisse
de la mort, puis cela passe. A 20 ans, si on est en
bonne santé on se sent, on se pense immortel.
C'est dans la vingtaine qu'on est prêt à
" tout refaire " - on n'a peur de rien - en
s'auto-déifiant. Au XIXe" siècle,
les courants philosophiques portent les stigmates terribles
de l'angoisse de la mort. Marx, par exemple, dans une
lettre à son père, dit ouvertement que
c'est par angoisse de la mort qu'il se fixe comme objectif
de transformer la terre en enfer, au milieu duquel "
il se sentira l'égal du Créateur ".
Orgueil et avidité conduisent à l'oubli
de l'émerveillement devant la beauté de
la nature, que l'on défigure. Cela conduit à
une véritable aspiration par le découragement
et le désespoir, car le démon lui-même
est désespéré. Les formes ultimes
de péché sont le mépris de l'autre
ou encore le découragement et le désespoir,
qui conduisent parfois au suicide. Cette lecture des
choses est une constante inter-religieuse : toutes les
religions évoquent la disharmonie dans le monde,
provoquée par la disharmonie de l'homme qui se
disloque, qui se désintègre.
L'ascèse
: stopper la désintégration et reconstituer
l'harmonie
L'ascèse est supposée prendre le contre-pied
de cet état intime de tension vers l'extérieur,
centrifuge, de dislocation de soi-même, des multiples
forces qui, en moi, tirent dans tous les sens. Le rôle
de l'ascèse est d'interrompre ce processus de
désintégration pour essayer de reconstituer
" mon " harmonie, " mon " intégrité,
ce que suggère la prière de saint Ephrem
" donne-moi un esprit d'intégrité
". L'esprit d'intégrité, est le contraire
de la dislocation. C'est une démarche qui suggère
le contrôle de la passion, ou des passions. La
passion est nécessairement plurielle, car le
démon est pluriel : " mon nom est légion
". Peut-être s'agit-il d'un ange déchu
mais au bout du compte, il est légion, en contradiction
permanente avec lui-même. C'est de cela que nous
sommes héritiers. Lorsqu'on a demandé
à saint Séraphin s'il avait vu le démon,
il a répondu : " Oui, ils sont hideux ".
Séraphin a donc vu la légion de démons
(ou le " démon-légion "). Le
propre du phénomène passionnel est d'être
pluriel et contradictoire.
Il s'agit de situer l'ascèse dans cette perspective
et non dans celle d'une mortification. Je suis toujours
contraire à moi-même dans la mesure où,
comme dit l'apôtre, " tout ce que je veux
faire, je ne le fais pas, et tout ce que je ne veux
pas faire, je le fais ". Voilà l'axe de
l'ascèse, quel que soit son contenu, qui peut
prendre différentes formes. Elle a pour objectif
de combattre l'avidité comme manifestation de
la possession et de la domination des choses et des
êtres ; de combattre la conséquence "
dislocatrice " de cette avidité, de reconstituer
notre harmonie et notre intégrité, signification
réelle du mot " paix " , non pas comme
le chantent les hymnes politiques, mais comme le suggère
saint Séraphin : " Trouve ta paix intérieure
et beaucoup seront sauvés ". Nous avons
besoin de reconstituer notre unité, pour ré-accepter
Dieu et pour accepter l'autre. C'est en réalité
l'application des deux premiers commandements: "
Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de toute ton âme
et de tout ton esprit " et " Tu aimeras ton
prochain comme toi-même ", qui en définitive
n'en font qu'un.
L'ascèse
par rapport à Dieu
On peut donc réfléchir sur l'ascèse
par rapport à Dieu et sur l'ascèse par
rapport à l'autre. Par rapport à Dieu
: l'ascèse est d'abord prévue pour Dieu.
Et non pour soi : il faut prendre garde de ne pas se
lancer dans le jeûne pour soi, ce qui peut se
faire, comme technique ou para-technique (discipline
sportive, régime alimentaire, etc.), qui peut
n'être pas mauvaise en soi, mais qui ne constitue
pas une reconstruction de notre unité et de notre
intégrité. Ainsi il nous est rappelé
dans l'Evangile que, " lorsque tu jeûnes,
ne le montre pas - et le Père te le rendra ".
Une attitude qui fait écho à ce que nous
dit le Christ concernant la prière : " Si
tu veux prier, enferme-toi dans ta chambre et là,
dans le secret, le Père t'entend ".
L'ascèse et la prière sont deux piliers.
Pas d'ascèse pour l'ascèse, quelle qu'elle
soit, ce que suggère semble-t-il la parabole
des dix vierges, que nous entendons notamment le mardi
de la semaine sainte. Les cinq vierges " folles
" sont apparemment dans les mêmes conditions
que les " sages ", elles ont pratiqué
la même ascèse, mais sans doute l'ont-elles
faite pour elles-mêmes : ascèse narcissique,
égocentrique.
L'apôtre Paul, dans l'Epître aux Romains,
rappelle en outre une dimension essentielle de l'ascèse
: elle ne porte pas de jugement. Certains sont plus
forts que d'autres pour jeûner, d'autres sont
plus forts pour s'abstenir de mauvaises paroles ....
Il y a dans l'humanité une diversité de
dons, comme l'affirme la parabole des talents. Que chacun
fasse en fonction de ce qu'il est, qu'il apprenne à
se connaître face à Dieu et que l'autre,
les autres, s'abstiennent de porter le moindre jugement
sur cette question. Nous retrouvons ce précepte
dans l'homélie de saint Jean Chrysostome, lue
pendant l'office des matines pascales, qui précise
que Dieu accueille de la même manière l'ouvrier
de la onzième heure et celui de la première,
et qu'il accueille aussi ceux qui n'ont pas jeûné
du tout.
L'héritage
du premier monachisme
Les règles de l'ascèse, telles que prescrites
dans l'Eglise orthodoxe, sont en décalage sensible
au regard de ce qui se pratique " ailleurs ",
dans les autres églises, c'est à dire
de tradition occidentale. Souvent, nous semble-t-il,
on assiste en Occident à une réduction
de l'ascèse - voire à sa suppression pure
et simple -, s'inscrivant dans une démarche d'adaptation
au monde. Cette idée d' " adaptation au
monde ", est perçue généralement
en orthodoxie avec mépris. Pour autant, que faisons-nous
de nos calendriers liturgiques, qui nous indiquent avec
précision tous les jours de jeûne de l'année
?
Les règles dont nous avons hérité
ont été développées par
le monachisme. C'est l'une des caractéristiques
de l'histoire de la spiritualité de l'Eglise
orthodoxe. Nous en sommes fiers, en tant qu'héritiers
de ce fameux et fabuleux patrimoine patristique, certes
essentiel et incontournable. Mais il convient toutefois
de nuancer et de se souvenir que cette démarche
monastique des premiers siècles avait aussi ses
sensibilités et ses finalités spécifiques.
Le monachisme du premier millénaire est essentiellement
christocentrique, c'est dire centré sur le mystère
de la personne du Christ. (Toutes les " hérésies
", en marge de la question " filioquiste ",
sont de l'ordre christologique). Ce " christo-centrisme
" a privilégié par mimétisme
l'ascèse au désert, pour faire "
comme le Christ " et, de surcroît, pour y
rencontrer celui que le Christ y avait rencontré,
c'est-à-dire le démon, ce qui n'était
pas sans risque : et beaucoup s'y sont abîmés.
Il y a eu là une sorte de maximalisme spécifique,
fortement empreint du dualisme corps-esprit, venu de
l'hellénisme platonicien, relayé principalement
par saint Augustin, mais présent aussi dans le
monachisme byzantin. Ce dualisme corps-esprit va suggérer
une ascèse de mépris, sinon de mortification
du corps, dont il n'est pas certain qu'elle soit toujours
très saine ni très juste. Il ne s'inscrit
pas dans la perspective d'une véritable transfiguration
de la problématique charnelle.
Une
perspective d'équilibre et de respect
Aujourd'hui, il semblerait que l'ascèse doive
être équilibrée, personnalisée,
qu'elle doive reposer sur une idée de retenue
de soi, de mesure, c'est-à-dire d'autocontrôle.
Par rapport au corps, il s'agit d'une perspective d'équilibre,
de respect, et surtout pas d'auto-déification.
Le corps, c'est l'ensemble de tous les sens, l'ouïe,
la vue, la bouche. Repensons à l'Evangile : "
C'est de la bouche que sort l'impureté ".
En d'autres termes, l'aliment qui entre dans la bouche
n'est pas impur en soi. C'est ce qui en sort, c'est
à dire la parole, qui est impur, ou qui risque
de l'être.
D'un point de vue de l'Evangile, je peux tout manger
; il n'y a pas d'interdit alimentaire, seulement une
exigence d'équilibre et de quantité. Mais
c'est à ce qui sort de ma bouche que je dois
être attentif Dans la même perspective,
il y a dans l'Evangile d'autres mises en garde sévères
: " Si ta main doit te perdre, tu la coupes, si
ton il doit te perdre, tu l'arraches " ,
etc Nous sommes donc appelés à nous
surveiller sur ce que l'on regarde, sur ce que l'on
entend et surtout sur ce que l'on dit. Observation concernant
la " beauté " dont Dostoïevski
suggère qu'elle " sauvera le monde "
. Il n'y a pas d'objectivité de la beauté
; la beauté spirituelle est nécessairement
" harmonique " ; mais on peut être "
séduit " par une disharmonie que l'on voudra
qualifier de belle. Pourtant toute créativité
n'est pas belle par définition. La disharmonie
est une désintégration. Cela vaut pour
l'art, pour l'image, pour les sons. Conformément
à l'observation de l'apôtre " tout
est permis, mais tout n'est pas profitable ", préservons-nous
des visions et des auditions disharmoniques et désintégratrices.
Préservons-nous aussi de l'idolâtrie du
corps, qui passe aujourd'hui par des chemins divers
et subtils : la mode-buisness, le sport-buisness...
Une personne tatouée, interviewée dans
une revue déclarait récemment : "
Par le tatouage, je me réapproprie mon corps,
dont j'ai hérité sans le vouloir, pour
en faire ce que je veux ". Nous sommes là
en présence de la problématique évoquée
initialement.
Ne pas confondre, donc, le régime alimentaire
qui devient obsessionnel et idolâtre, et l'ascèse.
Le jeûne demande énormément d'efforts
mais il n'est pas supposé porter sur beaucoup
de choses. Il ne nécessite pas les compétences
scientifiques et médicales que requièrent
les régimes alimentaires.
Le
" retournement " de l'homme vers son Dieu
L'ascèse de l'esprit a pour but le combat contre
les mauvaises pensées. Elle est particulièrement
liée à la solitude. C'est dans la solitude
que l'on est véritablement assailli par les mauvaises
pensées. D'où la difficulté du
monachisme...
Lorsqu'on se met en prière, qu'elle soit personnelle
ou communautaire, on est assailli de toute part. On
essaie de se concentrer et c'est précisément
à ce moment que tout passe par la tête.
L'ascèse de l'esprit et de l'âme est tout
à fait actuelle. Quelle que soit l'activité
que l'on pratique, il faut savoir s'arrêter, ne
pas en faire trop, c'est là l'ascèse.
Cela vaut pour le sport, pour l'activité professionnelle
ou toute autre activité, qui peuvent être
des " fuites en avant... " . Cela vaut pour
les nouvelles technologies qui, paradoxalement, ne se
laissent pas dominer par l'homme mais lui prennent son
temps et tendent à le dominer, lui. Nous avons
créé ce qui va nous dominer, et c'est
le produit de notre propre raison, en référence
à l'homme et non pas à Dieu. Enfin, l'ascèse
peut porter sur les cultes collectifs (showbiz, sport
et autres grand-messes laïques).
Le sommet de l'ascèse est la prière. Tout
le reste n'est là que pour la favoriser. Selon
le témoignage de toute la tradition des Pères
de l'Eglise, ce qui est le plus difficile dans la vie,
c'est la prière. Car se mettre en prière,
c'est comme se mettre en anti-condition par rapport
à ce que nous sommes au départ, c'est-à-dire
que c'est le contraire de la référence
à soi-même. En effet, lorsque nous nous
intéressons aux choses, que nous sommes fascinés
par des écrits, des romans, des films, nous cherchons
à nous les approprier, par un processus d'identification.
Se mettre en prière, à l'inverse, c'est
accepter de sortir de soi. C'est la seule démarche
qui nous permette de sortir de nous-mêmes afin
de nous retourner : c'est la " métanoia
", le retournement de l'homme vers son Dieu. C'est
ainsi que la prière est infiniment difficile,
en même temps qu'elle constitue la quintessence
de l'ascèse en tant qu'exercice d'intégration,
de reconstitution de " mon " harmonie.
L'ascèse
pour l'autre
S'il est vrai que le moine prie pour le monde, un monde
qu'il connaît sans le voir, par l'Esprit Saint
(à quelque 800 km de Moscou, il y a aujourd'hui,
semble-t-il, un moine de la " race " d'un
St Séraphin, d'un Nectaire d'Egine ou d'un Silouane
de l'Athos, qui reçoit des centaines de lettres
auxquelles il répond sans même les ouvrir),
notre ascèse doit s'inscrire également
dans cette perspective : pour l'autre, pour le prochain,
pour le monde. La connaissance que nous avons aujourd'hui
du monde, à la faveur de tous les instruments
de communication, engage, aiguise notre responsabilité
communautaire à l'égard de la Création.
Nous sommes en présence d'une nouvelle réalité.
Il est nécessairement dérangeant et bousculant
de savoir ce qui se passe à l'autre bout du monde,
(les famines, les épidémies, les massacres...)
sans avoir le moyen d'y remédier.
Une justification possible est de penser que, du temps
du Christ, on ne savait rien de ce qui se passait en
dehors de la Palestine. Nous sommes donc à un
tournant. Le contexte géographique de l'Evangile
est très limité (Israël, la Syrie,
l'Egypte, une partie du Liban...). Bien entendu, tous
les éléments de la condition humaine sont
présents: la pauvreté, la faim, la maladie,...
Toutes ces souffrances sont résorbées,
guéries dans le cadre d'une rencontre personnelle
avec le Seigneur, ou avec le prochain comme la parabole
du " bon samaritain ".
Aujourd'hui, nous sommes dans un contexte beaucoup plus
vaste, mondial, auquel on ne peut pas se dérober.
Nous sommes appelés à prendre sur nous
la même responsabilité d'ascèse
et de prière que les moines.
La
finalité moderne de l'ascèse
Le jeûne personnel peut prendre un sens dans la
perspective du drame de la famine dans le monde. Rationnellement
cela ne signifie certes pas que le morceau que je ne
vais pas manger va se retrouver dans la bouche du famélique
; au fond nous n'en savons rien. L'important est de
prendre la mesure de nos actes et comportements dans
le mécanisme de création que l'on veut
entièrement contrôler et que l'on ne contrôle
pas, que l'on ne contrôle plus.
Comment ne pas être interpellé par le drame-scandale
de la viande (vache folle, fièvre aphteuse) qui
se traduit par la nécessité d'abattre
des milliers de bêtes. On reste sur l'impression
que la nature, la Création elle-même se
révolte contre notre débordement. On peut
bien sûr voir les choses de façon rationnelle
: il y a eu un virus et une épidémie.
Mais c'est tout de même lié à une
surproduction de viande, et il faut que ce soit la présidente
de l'Union européenne qui dise aujourd'hui "
arrêtons de produire pour tuer ". Nous sommes
directement interpellés, prenons en conscience.
Le jeûne personnel peut contribuer, grâce
et par l'intermédiaire de Dieu, à un rééquilibrage.
Car la finalité moderne de l'ascèse se
situe par rapport à ces grands déséquilibres
planétaires dont nous sommes solidaires, qui
se traduisent en termes de puissance financière
et technologique et en fin de compte de richesse et
de pauvreté. Il nous appartient de contribuer
au rétablissement des principes de retenue et
d'autocontrôle.
Le progrès scientifique élargit toujours
plus les limites de la compréhension des mécanismes
de la création, de l'infiniment grand à
l'infiniment petit. Nous voilà proches de la
capacité à reproduire par nous-mêmes
(le clonage) l'être humain, non seulement en dehors
de Dieu, mais aussi en dehors de la rencontre nuptiale
du masculin et du féminin, échappant ainsi
même au " multipliez-vous " et à
la plénitude de la complémentarité
adamique " homme et femme Il Le créa. "
, stade ultime peut-être de " l'auto-déification
". Une ascèse moderne est appelée
aussi à circonscrire cette idolâtrie.
Reconstruction
de notre divino-humanité
Le carême est un temps fort dont nous avons besoin,
mais il n'est qu'un temps de rappel par rapport à
ce qui devrait être quasiment permanent. II s'agit
d'instaurer une autre relation avec ce qui m'entoure.
Une relation auto-contrôlée, équilibrée,
régulée. Peut-être faut-il s'imposer
des périodes, des cycles, et c'est ce que nous
propose l'Eglise. Mais ce n'est qu'une pédagogie
et cela ne prétend pas à autre chose.
Nous sommes supposés rester libres, et la liberté
est lourde et difficile. Sinon, le risque est d'aller
vers l'intégrisme, au nom d'une pédagogie
devenue un but en soi, en manquant de respect à
l'autre, en le tuant psychologiquement, si ce n'est
physiquement.
La pédagogie divine est inscrite dans l'ancienne
Alliance, mais elle n'a d'autre point d'arrivée
que la reconnaissance du Christ comme Dieu et homme.
L'ascèse est la fidélité au nom
et à la personne du Christ comme Dieu et homme.
Reconnaissance qui s'enracine dans l'ascèse du
Fils venu dans ce monde, et qui est, fondamentalement,
ouverture à l'Esprit.
L'ascèse du Christ s'est développée
en deux temps. L'ascèse jeûne de quarante
jours dans le désert, après le baptême
au Jourdain, qui fonde notre jeûne de quarante
jours de Pâques et de Noël. Le second temps
est celui de l'ascèse-prière sacerdotale
du Christ (Jean, 17), à la fois prière
pour les disciples, prière pour ceux qu'il va
envoyer dans le monde et prière pour le monde.
L'ascèse-jeûne et l'ascèse-prière,
toutes deux précèdent un moment de décision
et un moment d'obéissance. Le Christ part au
désert avant de commencer sa vie publique par
les noces de Cana. Les noces de Cana, c'est pour le
Christ l'obéissance à sa Mère,
qu'il exprime d'une manière étonnante
: " Femme, de quoi te mêles-tu ? ".
Pas plus que la cananéenne, Marie ne se laisse
impressionner ; elle passe outre et donne un ordre:
" Faites ce qu'il vous dira ". Dans cet ordre,
il y a à la fois l'abnégation de la Mère,
qui représente par définition l'humanité
(elle pressent le mystère de son fils) et l'obéissance
du Fils.
II y a, semble-t-il, une association entre le jeûne
qui a précédé le " lancement
" du Christ dans sa mission, pour laquelle il avait
une réticence, et d'autre part, la prière
ultime, la prière sacerdotale, mais aussi celle
de Gethsémanie : " Père, cette coupe
peut-elle s'éloigner de moi ? ", puis "
Qu'il soit fait selon ta volonté " . Cette
prière débouche à son tour sur
le pardon ultime, tel que nous le rapporte Luc: "
Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce
qu'ils font ".
Une perspective qui donne un sens à l'ascèse
: contribuer à reconstituer notre " humano-divinité
", non pas auto-déification mais re-divinisation
en Christ.