DE
L'ASCESE
Le
mot "ascèse" n'existe pas dans le Nouveau
Testament. Nulle part, il n'est mentionné. Il est devenu
monnaie courante par la suite, dans la littérature patristique,
avec la mouvance de ces hommes qui vivaient loin du
monde, les moines. Mais dire de ce mot qu'il n'existe
pas textuellement n'est pas sous-entendre que la réalité
qu'il désigne ait été absente de l'expérience quotidienne
de cette communauté humaine qui s'était tissée primitivement
dans l'attente du Ressuscité. L'ascèse, bien comprise,
serait plutôt une conséquence et un fruit mûr tombé
de cet arbre de la Bonne Nouvelle qui fut planté sur
le Golgotha.
FONDEMENT
DE L'ASCESE
Le
fondement initial de l'ascèse est que le spirituel prime
sur le matériel, celui-ci englobant celui-là. Ce n'est
pas le matériel qui recèle une part de spirituel, comme
une sorte de clairière vierge inaccessible aux regards
indiscrets, mais plutôt le spirituel qui, bien que transcendant,
s'exprime au sein du matériel et même jusqu'au creuset
du charnel, en ceci que le Christ dit de la courtisane
qu'elle a beaucoup aimé (Lc 17, 47).
William Blake, peintre et poète à ses heures, avouait,
gravant ainsi les tables du renversement radical qu'opère
la perspective spirituelle, perspective qui, ne l'oublions
pas, est toujours inversée : "L'homme n'a pas un
corps distinct de son âme, car ce qu'on appelle corps
est une partie de son âme perçue par les cinq sens,
principales entrées de l'âme dans cette période de vie"
(W. Blake, Le mariage du Ciel et de l’Enfer, José Corti,
1994).
ECLAIRCISSEMENT
SUR L'ECHELLE DES VALEURS
Nous
avons tous, à des degrés divers, une échelle de valeurs,
en toile de fond à notre champ de conscience, qui nous
donne la possibilité de lire et, par là, d'interpréter
le monde. Bien souvent, elle n'est visible qu'après-coup,
parfois même par lapsus.
Or, cette grille normative n'accorde que bien rarement
la place d'honneur aux exigences de l'esprit, à ces
valeurs qui seules promettent l'excellence et la plénitude
de l'existence, et cela même chez ceux qui se disent
spirituels.
C'est pourquoi un des premiers et non des moindres exercices
de l'ascèse est de discerner, au gré de notre quotidien,
où le bât blesse. Dès lors que notre comportement n'est
plus motivé par une impulsion intérieure d'ordre spirituel,
il a une valeur à sa racine qui ne s'origine pas du
Royaume de Dieu, mais qui provient du monde. Et c'est
là que nous avons, chacun pour notre part, à œuvrer,
au sein de ce commerce privé que nous sommes seuls à
côtoyer.
A notre échelle, cette retraite intérieure, cet arrière-plan
intime et profond, est la plupart du temps le dernier
de nos soucis, occupés que nous sommes à lustrer l'extérieur
de la coupe, à embellir l'enveloppe apparente de notre
vie. Or, le regard de Dieu n'est pas extérieur à nous
; il procède bien de l'intérieur.
Souvent, nous dépensons tout notre être et nous épuisons
dans des activités certes louables, qu'elles soient
sociales, culturelles, théologiques, voire même ascétiques,
sans que ces activités ne portent, spirituellement s'entend,
de fruit. Peut-être qu'à ce moment précis il nous est
possible de prendre conscience que nous investissons
toute notre vie, et là est le talon d'Achille, dans
des valeurs peut-être pas si louables que cela. Non
pas que ces valeurs ne soient pas approuvables, en tant
que telles, mais parce qu'elles obstruent la libre effusion
de l'Esprit, en esquissant toute une idéologie latente
et un ensemble de principes finalement formalistes dont
notre vie intérieure dépend. L'ascèse relève ici du
discernement de ce qui enlise le désir de Dieu.
CE
QUE L'ASCESE N'EST PAS
Etrangement,
il faut commencer, à un moment ou un autre, par dire
de l'ascèse ce qu'elle n'est pas, car elle demeure un
phénomène quelque peu mal compris, jusque parfois dans
des milieux religieux. Qu'on l'interprète soit comme
une militarisation, soit comme une négation de la personnalité
ou, à l'extrême, comme une flagellation, plus proche
du roman d'Umberto Eco adapté en film, "Au nom
de la rose", que de la réalité, on est toujours
assez loin du compte. Ces images, à l'eau de rose, sont
curieusement, à l'heure actuelle, fort présentes dans
bien des subconscients.
Penser de l'ascèse qu'elle est le fruit d'une morbidité
pathologique, c'est aller un peu vite en besogne et
sans nul doute cacher une tristesse malsaine dans les
nombreux replis de son âme. Pour bien comprendre l'ascèse,
ne faudrait-il pas se départir, en plus de toutes les
idées reçues déjà plus ou moins élaborées de la "culture"
ambiante, de toute une complaisance dans la souffrance,
sinon de relents manichéens qui survivent à l'ombre
du christianisme, et être honnête avec soi-même ?
ASCESE
DE LA LIBERTE
D'abord,
entendons-nous bien sur ce que l'on comprend par ce
mot de liberté inlassablement prêché à l'heure actuelle,
mais toujours très mal compris, car taxer l'ascèse de
formalisme, d'étranglement de la personnalité ou de
pression des religieux pour nous maintenir en esclavage,
c'est toujours la supposer faire de l'ombre à la liberté.
Mais ce qui ne va pas serait plutôt, selon nous, cette
vision de la liberté qui sous-tend un tel raisonnement,
somme toute assez simpliste. Qu'est-ce à dire ? Ascèse
et liberté seraient-elles incompatibles ?
Dans notre société déstructurée, consommatrice et hypermédiatisée,
on a une conception dévitalisée, invertébrée, de la
liberté. Être libre, c'est grosso modo être passif devant
le cours de sa vie. Satisfaire ses instincts serait
ainsi la quintessence de la liberté, le maximum de ce
dont l'homme serait capable. Le bonheur, dans cette
optique, serait s'abandonner à de simples sensations,
aussi agréables qu'évanescentes et brèves. "Je
suis libre quand je fais ce que je veux", dit le
credo d'une certaine mentalité de notre époque.
Tout cela est très bien, assurément, seulement on oublie
qu'il existe une manière créatrice et active d'être
libre. On ne saisit pas qu'être libre, c'est agir selon
tout le poids et la force de sa conscience, lourde parfois
de souvenirs de plus de mille ans, comme l'affirmait
Baudelaire, et non à partir de la légèreté de ces pseudo-idées
en vogue qui in fine tournent avec le vent. Là, il convient
de comprendre qu'être libre, c'est penser par soi-même
et non "être pensé" par des rêveries tirées
tout droit du dernier long métrage que l'on a vu. Bref
: être libre, c'est cesser, autant que faire se peut,
de subir sa vie.
La liberté n'est envisageable, en tout et pour tout,
que comme une conscience et une présence à soi, une
intuition de sa propre incognoscibilité, à l'image de
Dieu. Un des obstacles, en effet, parmi les plus pernicieux
que rencontre la liberté est d'être plus que tonvaincu
de se connaître parfaitement, "sur le bout des
doigts" dit-on, car alors on risque de s'enferrer
dans un personnage que l'on jouera sur la scène de ce
que Shakespeare appelle "le théâtre du monde"
: jeu de masques tragique qui peut durer toute une vie.
"Il y a quelque chose de pire, disait Charles Péguy,
que d'avoir une mauvaise pensée. C'est d'avoir une pensée
toute faite. Il y a quelque chose de pire que d'avoir
une mauvaise âme et même de se faire une mauvaise âme.
C'est d'avoir une âme toute faite" (C. Péguy, Notre
conjointe, Gallimard).
Du reste, cette liberté fait peur parce que l'on ne
veut pas fondamentalement être libre. Ce que l'on confond
avec des exigences, que l'on imagine intolérable, nous
angoisse. "Nous ne pouvons supporter ni nos vices
ni leurs remèdes", avouait, avec beaucoup de philosophie,
Tite-Live.
On préfere un système de préjugés bien confortable,
où l'on se sent à l'aise si possible sinon tant pis,
à une conscience et mutatis mutandis à une existence
bien enracinée dans la terre de la réalité. L'homme
a toujours préféré l'esclavage à la liberté, déclare
souvent Nicolas Berdiaev dans ses écrits, parce que
tous les asservissements, extérieurs et intérieurs,
avec lesquels il se confond n'exigent, tout compte fait,
aucune mort réelle à soi. Qu'on ne s'y trompe pas :
la liberté n'est pas de faire ce que l'on veut, mais
elle est la possibilité spirituelle qu'a l'homme de
se dépouiller. "Heureux les pauvres en esprit,
car le royaume des cieux est à eux" (Mt 5, 3).
On s'évertue à ne pas admettre que la liberté, et non
cette indépendance finalement esclave d'elle-même, relève
déjà de la dynamique de l'ascèse.
CONNAISSANCE
OU DECOUVERTE DE SOI ?
A
ce stade, peut-être pouvons-nous pressentir que l'ascèse,
c'est-à-dire le frein que l'on pose au ressac permanent
qu'est notre monde intérieur, est nécessaire à qui veut
bien se retrouver soi-même. L'ascèse est alors l'instrument
premier de la découverte de soi, puisqu'elle a pour
effet immédiat d'unifier l'être, de clarifier ses aspirations
et de ramasser sa conscience pulvérisée en cent mille
soucis, sensations, souvenirs, projets ou autres. C’est
alors devenir ce que l'on est, dans ses grandes profondeurs,
et s'orienter vers Dieu. Le temps du Grand Carême est
fondamentalement cette franchise avec soi-même, cette
cohérence personnelle et intime.
Il faut ajouter et cela est très important, qu'il n'y
a pas de recette miracle, de "casuistique"
infaillible, en ce qui concerne l'ascèse à laquelle
nous convie l'Eglise, quarante jours avant Pâque. On
ne répètera jamais assez que le jeûne prescrit n'est
pas un but en soi, mais simplement un moyen. Ce n'est
pas une loi incontournable mais un exercice, une éducation
de l'âme.
L'horizon qui nous guide est alors cette unification
intérieure, cette densification de la conscience, dans
l'abandon aux énergies Divines. C'est prendre conscience,
de manière toujours plus aigüe, de la profondeur et
de la plénitude incommensurables du mystère de l'Incarnation
de Dieu dans la pâte de l'histoire.
L'Ecriture nous dit que Juda, après avoir livré le Maître,
se scinda de l'intérieur puis se suicida (Act 1, 18-19
et Mt 27, 3-10). Ainsi, le péché, selon un de ses masques,
serait un dédoublement de la personne, dipsychia selon
l'intuition de Clément d'Alexandrie (St Clément d’Alexandrie,
Homélie pascale, n°12), un déchirement intérieur, comme
une volonté aphone de destruction, et finalement une
non-présence consciente à Dieu. En s'oubliant soi-même,
on perd ipso facto la possibilité personnelle de se
placer dans le souvenir vivifiant de Dieu.
C'est pourquoi l'ascèse à laquelle tout chrétien est
appelé passe par un discernement de ce qui, selon chacun,
divise, disperse et désintègre la conscience personnelle.
Il y a autant d'ascèses, de portes étroites, que de
consciences humaines. L'ascèse est avant tout un discernement
et une libération de ce quί déchire de l'intérieur,
de ce qui désagrège l'intégrité intérieure.
DEPASSEMENT
DE LA SUBJECTIVITE
Ce
discernement peut nous amener à penser ceci : le phénomène
de l'ascèse, à travers ses nombreuses et diverses expressions
historiques, s'est toujours révélé, essentiellement,
comme une méthode de libération des mailles de ce filet
qu'est l'individualité.
L'homme est emprisonné en lui-même, il est esclave de
son propre tyran intérieur. Non pas que son corps soit
un tombeau, comme certains courants philosophiques,
orphiques ou même pythagoriciens, ont pu le dire dans
l'Antiquité, mais il est empêtré dans les rets de sa
propre subjectivité. C'est là un véritable mirage que
rencontre l'introspection : nous percevons insensiblement
le monde et nous-mêmes à travers le prisme déformant
de notre propre individualité. Nous ne connaissons que
bien rarement la fraîcheur de la réalité.
Il y a effectivement ce qu'on appelle des niveaux de
réalité, mais cette zone de la réalité qui, à l'extrémité
scintillante de sa fine pointe, effleure les mouvements
de l'Esprit de Dieu se situe par-delà les velléités
et les oppositions du psychisme humain. Ce qui explique
pourquoi un contact direct avec cette dernière prend
irrémédiablement l'aspect d'un ébranlement de tout l'être.
Notre naissance -notre chute personnelle ?- et notre
existence nous placent dans tout un contexte, qu'il
soit affectif, psychologique, moral et culturel, qui
définit ce qu'on appelle couramment le "caractère",
le cachet inédit de l'homme, sa particularité. Cette
synthèse originale des caractéristiques qui se retrouvent,
à des degrés divers, dans toute l'humanité, incarne
notre "personnalité", ce qui nous différencie
des autres. En tant que telle, c'est une bonne chose,
voulue par Dieu. C'est, en outre, un support d'activité
créatrice sans lequel rien ne nous serait possible.
Mais, la personnalité, c'est-à-dire tout ce halo, dans
lequel nous nous mouvons, pétri de notre histoire, de
notre psychologie, de nos blessures, de nos aspirations,
de nos fautes et de nos faiblesses, est aussi frappée
du sceau de la nécessίté. Je ne puis être différent
de ce que je suis, ni penser ou ressentir autrement
que ce que je suis.
Il y a bien un niveau où nous n'avons pas le choix.
Toute ce qui fait la noblesse de notre nature et de
notre personnalité, si forte soit-elle, est aussi une
nécessίté à laquelle nous sommes assignés.
Les pères du désert savaient cela depuis fort longtemps
l'homme souffre de ne pouvoir sortir de lui-même. L'homme
est vaste et il est étroit. Dire de la seule et vraie
liberté qu'elle est intérieure, c'est bien, mais c'est
parfois oublier et, par là cautionner, que l'homme peut
beaucoup se faire souffrir, jusqu'à se mutiler "dans
ce lieu vide de son intériorité » (Hegel, principes
de la philosophie du droit §5 add. Flammarion, 1999).
Une liberté qui ne serait qu'un repli de la conscience
sur elle-même n'est pas, quoiqu'on en dise, une liberté
digne de ce nom. En d'autres termes, tant que l'homme
ne s'est pas affranchi des limites de sa propre subjectivité,
tout ce qu'il peut bien entreprendre, extérieurement
ou intérieurement, et si louable que cela soit, reste
entaché de cette gangrène sourde qu'est la philautia.
Etymologiquernent, ce terme de phίlautίa veut dire amour
de soi-même, solipsisme affectif. Bien que nous le désignions,
à juste titre, par notre mot français d’égocentrisme,
cette réalité que montre du doigt la phίlautίa est franchement
plus étendue, puisqu'elle englobe même un amour de soi
légitime. « Palais des glaces », la phίlautίa est un
inextricable labyrinthe dont on peut désespérer quelquefois
de trouver la désaltérante issue : où que l'on regarde,
il n'y a que soi-même et nombreuses sont les fois où
l'on cogne contre une image de soi, où l'on se heurte
à des reflets persistants comme à un vieux personnage,
fantôme d'un passé évanoui.
Tout ce qui nous renvoie une image de soi, plaisante
ou non, relève de la « tendresse pour soi », selon l'expression
consacrée de Gabriel Bunge. Et pour peu que l'on y prête
attention, on s'apercevrait –« qui a des yeux pour voir
qu'il voit"-, que presque la totalité de notre
être est fondé, avec toute l'échelle de valeurs qui
structure sa perception, sur cette infection de l'âme.
La philautia est une maladie qui, comme toute maladie,
possède, à n'en pas douter, un remède. Elle est tout
ce que nous avons appelé notre "personnalité".
Et de surcroît, elle obsède l'homme. Or, ces maîtres
de vie selon l'Esprit que sont les sages peptiques de
la tradition orientale, nous ont laissé l'héritage d'une
double vérité qu'ils avaient expérimentée en eux-mêmes.
D'abord, le fait très simple, évident même, que la conséquence
de la phίlautίa est la sklérokardia : la sclérose, la
sécheresse et jusqu'à l'atrophie de ce centre spirituel
qu'est le cœur, ce noyau existentiel qui irrigue l'être.
Ensuite, que la vraie vie, l'existence authentique,
celle qui participe de la plénitude vitale et créatrice
de la réalité, est au-delà de toute subjectivité. Le
subjectif, le singulier, loin d'être une force, comme
on pourrait le penser naïvement, est, dans la plupart
des cas, un besoin maladif de compensation. Le besoin
de se singulariser est, en fait, le fruit d'une carence
identitaire : paradoxalement, plus on ressent ce besoin,
moins on a en vérité de caractère et de personnalité
véridiques.
DE
L’IDENTITE
Il
nous semble qu'en plus d'être une constante de la nature
humaine sur laquelle doit se porter l'activité spirituelle,
ce charme, voire cette obsession qu'exerce la phίlautίa
est aussi le fruit d'une ignorance de ce que l'orient
chrétien propose quant à l'épineuse question de l'identité
de l'homme.
En occident, des scolastiques à Descartes, on n'a réfléchi
sur l'identité de l'homme qu'en rassemblant les éléments
épars qui la composent, si bien que la personnalité
en arrivait à n'être plus qu'un catalogue de facultés.
C'était, en cela, enfermer l'homme dans la nécessité
de son génie, dans l'amertume de ses capacités, quand
bien même seraient-elles de valeur.
La tradition théologique orientale réfléchit, en ce
qui la concerne, non pas tant en terme d'identité, ce
qui supposerait un centre de perception intérieur qui
cóinciderait avec une vision aue l'on a de soi-même
et donc avec une possibilité de s'illusionner, qu'en
terme d'hypostase de l'homme. Sartre disait : « l'important
n'est pas ce que l'on a fait de nous, mais ce que nous
faisons de ce que l'on a fait de nous », rejoignant
en cela le plan hypostatique sur lequel tablaient les
pères de L'Eglise. L'hypostase, derrière un terme un
peu obscur, est ce que nous faisons de tout cet ensemble
qu'est notre personnalité, le monde dans son état actuel
et nos relations avec nos semblables. C'est ce talent
que le Maître nous confie à l'origine et que nous avons
à cultiver inlassablement, que nous avons à déchiffrer
et à défricher, ce talent que nous avons à réaliser
comme l'œuvre magistrale et seule importante de notre
vie (Mt 25, 14-30).
L'hypostase est le mode d'être propre à chacun, le thème
de chaque homme, selon l'intuition perçante de Christos
Yannaras cf. Yannaras, La liberté de la morale, Labor
et fides, 1982). « En ce point est quelque chose de
simple, d'infiniment simple, de si extraordinairement
simple que le philosophe n'a jamais réussi à le dire
» (Bergson, La pensée et le mouvant, PUF, 1959, p.1347),
pour rejoindre la pensée de Bergson. Là, tout dépend
de la manière dont chacun assume sa nature et sa subjectivité.
Tout est question de qualité d'être. Il ne s'agit pas
de se demander, disait Saint-Exupéry, qui est heureux,
mais quelle qualité d'homme est digne du bonheur.
L'hypostase close sur les nécessités humaines, quelles
qu'elles soient, devient une subjectivité qui aura tôt
fait de se tarir, en s'étouffant sous le poids des asservissements
qu'elle se crée par nature, tandis que l'hypostase ouverte
accomplit progressivement le mystère éternel de la personne,
ce mystère de l'expression absolument personnelle du
« secret inconcevable de Celui qui possède tout en soi,
dans une sublime simplicité, et qui contient tout d'une
même façon dans son infinité, simple au suprême degré
» (Deлys l'Aréopagite, Traité des Noms divins, chap.5).
La situation est telle : l'homme est esclave de lui-même,
il souffre de ne pouvoir sortir de l'étroitesse de sa
subjectivité. De fait, toute subjectivité est, à la
longue, exiguë. Et c'est pourquoi, « l'enfer, c'est
les autres » (JP Sartre, Huis-clos, scène 5 ad finem),
parce que « l'autre devient la confirmation de mon échec
existentiel, de mon impuissance à dépasser ma volonté
naturelle confondue avec l'autodéfense du moi biologique
et psychologique » (C. Yannaras, op. cit. p.28). L'enfer,
c'est parfois aussi la personnalité.
C'est ici que l'ascèse est primordiale, parce qu'elle
offre la possibilité de se dégager de la glu de notre
caractère, comme d'un sable mouvant où plus on bouge
plus on s'enfonce, de sortir de soi-même, en décalant
le centre de gravité de l'existence du plan égocentrique
au plan hypostatique. La source de la sensation du monde,
sensorium mundi; n'est plus une référence subjective,
ni même la conscience humaine, mais la liberté et l'altérité
radicales qui dessinent le mode d'être propre à chacun.
L'important n'est plus de s'affranchir de ses difficultés,
qu'elles soient spirituelles, psychologiques, matérielles
ou familiales, mais la manière dont nous les assumons
comme des éléments « naturels » de notre existence,
pas plus dérangeants qu'une mouche quand on lit dans
le calme. L'essentiel est ce que nous faisons de ce
que nous sommes, la manière dont nous portons, telles
ces cariatides antiques, la lourdeur, parfois insupportable
de nous-mêmes.
L'ascèse est là, avant tout, parce que tant que notre
être pense sur le mode -c'est-à-dire ressent- de la
philautia, quoi que nous fassions, dans l'ordre de l'effort
spirituel, jeûne, veille, ou autre, tout cela ne sera
qu'un miroir où la subjectivité se nourrira de chimères
sans cesse renaissantes.
C'est aussi pourquoi, il est peut-être plus important,
à ce stade, de cibler notre ascèse sur la volonté propre,
qui est comme l'expression principale, le corps, de
la phίlautίa et sur la suspension du jugement qui est
une manière d'autojustification que la volonté propre
se donne à elle-même. La phίlautίa est une racine qui
pousse des surgeons partout dans notre vie et l'ascèse
devrait s'attacher, au cours d'un discernement de ses
manifestations, propres à chacun, à déraciner cette
mauvaise herbe du jardin de notre âme.
LE
PECHE ORIGINEL : LE PECHE DE L'ORIGINAL ?
Après
tout ce que nous avons dit, il semblerait que nous puissions
arriver à une telle conclusion : l'ascèse, épurée de
toute forme particulière, est une libération de la subjectivité,
un dégagement de l'individualité. Elle ambitionne de
participer à la plénitude de la vraie vie, par-delà
« l'égophilisme » foncier de la nature humaine. Et si
l'ascèse est une lutte corps à corps avec le péché,
c'est dans ce contexte qu'il faudra situer cette eau
trouble qu'est le péché : transcender la subjectivité.
Le péché, dans cette perspective, a son rôle, car il
représente, à travers son échec-même, cette possibilité
paradoxale de parvenir à une plénitude vitale plus grande,
mais aussi plus réelle. Le péché est la condition sine
qua non du repentir, de ce retournement complet de notre
saisie du monde que l'on nomme, pour le coup, métanoïa.
Ceci dit, on voit où se fixe le péché, comme une tumeur
dans l'organisme : il consiste en un échec à parvenir
à goûter la vraie vie, au-delà de toute subjectivité.
Maxime le confesseur, un père de l'Eglise, note, commentant
les écrits de ce mystérieux Denys l'Aréopagite : « Il
appelle péché, c'est-à-dire l'échec et la déchéance
(...), ce qui n'atteint pas son but à cause de la privation,
comme la flèche qui frappe à côté de la cible. Manquant
le bien et le mouvement selon la nature, (...) nous
nous portons vers l'inexistence totale, contre nature,
sans raison et sans substance » (St Maxime le confesseur,
commentaires sur les noms divins PG 4, 348C)
Le péché est l'échec de la sortie de soi vers la vie
pleine et authentique, libérée des illusions de l'individualité,
dans la communion à ses frères et à Dieu. Le péché est
un mode d'existence contre l'existence, une séparation
d'avec l'être, une exclusion individuelle de la vie,
par un repliement et une complaisance dans ce repliement
sur soi.
Le jugement de Dieu est alors inévitable. Dieu est plénitude
de vie, véritable et authentique existence, « Celui
qui est » (Ex 3, 14), au-delà des projections subjectives.
Aussi, se couper volontairement de cette possibilité
existentielle, c'est être automatiquement jugé par le
fait même de l'Etre de Dieu. Le jugement de Dieu est,
quelque part, une condamnation que l'on s'inflige soi-même.
« L'homme est jugé par les mesures de la vie et de l'existence
dont il s'exclut lui-même » (C. Yannaras, op. cit. p.
31).
A ce niveau, l'ascèse va se précisant : elle consiste
à s'affronter à cette complaisance en soi-même, complaisance
qui prive de la vraie vitalité. Le péché essentiel est
de se complaire dans le marasme de notre intériorité,
de préférer ce marasme à l'océan où soufflent les grands
vents de l'Esprit. Le péché est une indulgence envers
l'inexistence, c'est dissiper sa vie dans des futilités,
enfanter des mirages et y croire dur comme fer.
LA
MEDECINE DU PENTH0S
Les
pères du désert apporteront cette réponse, aux conséquences
psychosomatiques a posteriori importantes, à savoir
que la guérison, dans le domaine de la vie selon l'Esprit,
passe par le penthos, par ce long chemin du penthos.
Et il nous semble que leur réponse est parfaitement
appropriée à notre question : comment sortir de soi-même,
pour aller à la rencontre de la vraie vie, au-delà de
la subjectivité pourtant indispensable de notre être-même
?
Ce terme grec de « penthos » désigne notre mot français,
aujourd'hui désaffecté, de « componction ». L'ascèse
est un processus de componction, mais la componction
n'est pas un abattement, elle est encore moins synonyme
de tristesse.
Malencontreusement, la confusion entre la componction
et l'acédie peut rapidement être faite, alors que la
première est, selon la médecine ascétique, le remède
approprié à la seconde. Être découragé, asthénique,
n'est pas participer de cette dynamique du retour à
une relation personnelle et libre avec Dieu qu'est le
penthos. On peut parfois le croire.
C'est pourquoi, seule cette dynamique d'une relation
personnelle, intime, avec le Dieu vivant, étant à son
image et donc dégagée de toute subjectivité close, peut
apporter une réponse claire et toujours actuelle aux
problèmes que découvre l'homme.
EPILOGUE
: LA PAIX DES GRANDS FONDS
C'est
ici qu'il est, par moments, donné à l'homme de pénétrer
dans la douce sphère de la paix. La paix est une nostalgie
de l'Eden que l'on porte, Graal originel, en son cœur.
Union des contraires : elle est aussi un éon eschatologique.
L'homme aspire, en ses grandes profondeurs qui parfois
coïncident avec ses origines méta-psychologiques, à
cette paix, à une forme d'harmonie et de stabilité tout
à fait légitimes. Non pas une stabilité de circonférence,
mais une stabilité de fond.
Il en va comme de l'image d'un lac, nous raconte Mgr
Antoine Bloom : « Imaginez un lac tranquille sur lequel
court une brise légère ; toute la surface frissonne
et ne reflète ni le ciel ni la terre ; quant aux profondeurs,
elles restent calmes, non atteintes par ce vent » (Mgr
A. Bloom, Le sacrement de la guérison, Cerf, 2002).
Hiéromoine
Elie
Monastère de la Dormition de la Mère de Dieu
La Faurie, France
Revue « Discernement, Διάκρισις » N°6, 2002
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