LA
SOLITUDE, MALEDICTION OU GRACE ?
par
le Père Boris BOBRINSKOY
La
méditation qui suit en forme d'Acathiste "pour
ceux qui sont seuls" m'a interpellé et
j'ai pensé bon de la communiquer aux lecteurs
du Bulletin.
L'homme est un être de communion et de partage
et le besoin d'aimer et d'être aimé est
gravé au cur même de l'existence.
Le démon est ce «diviseur» (diabolos)
qui contrecarre l'uvre permanente de «réunion»,
de rassemblement de Dieu, car Jésus est venu
«pour rassembler dans l'unité les enfants
de Dieu dispersés» (Jn 1 1,52). Le lien
de l'Esprit sera ce ciment qui nous reliera les uns
aux autres comme les pierres précieuses de
la Cité céleste, la Nouvelle Jérusalem.
Eloignés du Père et orphelins sur une
terre hostile, nous devenons étrangers les
uns aux autres, frères ennemis, Caïn en
puissance. C'est ainsi que nous nous immergeons dans
la solitude qui pèse comme une malédiction,
comme une fatalité insupportable, l'enfer ici
sur terre.
Et pourtant, du fond de l'abîme, du puits de
perdition, je crie vers Toi, Seigneur, j'appelle mes
frères les hommes. « Mon Dieu, mon Dieu,
pourquoi m'as-Tu abandonné ? ». Le solitaire
fait sien ce cri du Crucifié, et son cri atteint
le marchepied du Trône du Père. Et Dieu
essuiera toute larme de son visage.
Mais il y a une autre forme de solitude, celle de
la destinée acceptée, du choix conscient
et volontaire, issu d'une soif d'absolu, de face à
face avec l'Unique, avec le Bien-Aimé. «
Aussi, Je vais la séduire, la conduire au désert,
et parler à son cur » (Os 2, 16),
dit le Seigneur à Israël. Toute vie chrétienne
comporte, de manière souvent cachée
et même ignorée, cette dimension de seul
à seul, car pour devenir un être de communion
et s'éveiller à l'amour, il faut non
moins être unique, irréductible à
la multitude. Tel est le secret de la personne qui
ne peut se réduire ni se fondre dans la foule,
mais qui, dans le silence de la nuit se laisse envahir
par la Présence du Tout-Autre, de Celui qui
vient d'ailleurs et qui nous arrache à notre
finitude. La solitude devient alors un chemin de croix
et de lumière, pour que mon "moi"
meure et que ce ne soit plus moi qui vive, mais le
Christ en moi. Alors la puissance de l'amour me pousse
en dehors de mon enclos, à la rencontre de
l'autre, surtout du pauvre et du solitaire. Et celui-ci
devient proche, l'ennemi ami, l'étranger hôte
à notre table. Notre cur se dilate, nos
bras s'étendent, à l'image de Celui
qui, les bras étendus sur la Croix, a attiré
tous les hommes à Lui.
Père
BORIS
ACATHISTE
POUR CEUX QUI SONT SEULS
Kondakion
1: 0 Jésus-Christ, chef vainqueur dans
la guerre contre Satan, ressuscité hors du
tombeau, viens Toi-même au secours de ceux qui
T'invoquent avec larmes, courbés sous le joug
de la solitude, et qui pourtant ne cessent de Te chanter:
Alléluia
Ikos 1 : Toi qui diriges la cohorte des anges,
pour les envoyer au service des hommes, pour en faire
les messagers de la paix et de la joie ; Toi qui,
du sein du ciel, suis le déroulement de toutes
choses, souviens-Toi de ceux que le sort a placés
dans la solitude et qui, dans la nuit qu'est leur
vie, T'appellent avec leur âme Jésus,
bannière de ceux qui espèrent, cuirasse
de ceux qui croient ; Jésus, abri de ceux qui
fuient Jésus ; bouclier de ceux qui craignent,
aie pitié, Jésus, pour les solitaires.
Kondakion 2 : Agar autrefois chassée
par le patriarche, pleurait avec son fils, ne trouvant
point de puits. Tu envoyas ton ange et lui donnas
à boire, et elle Te chantait : Alléluia.
lkos 2 : La raison est près de sombrer
quand elle veut comprendre pourquoi il faut subir
certaines destinées. Voici d'abord l'enfant
privé de père. Toi qui as dit : je ne
vous laisserai point orphelins, Jésus, n'oublie
pas celui qui sentira toute sa longue vie le vide
dans son cur. C'est ainsi qu'il s'adresse à
Toi : Jésus, remède des malades ; Jésus,
force des faibles ; Jésus, pacificateur des
tempêtes ; Jésus, défenseur des
esclaves ; aie pitié, Jésus, pour les
solitaires.
Kondakion 3 : Job, le puissant et riche seigneur,
est dévasté par le souffle du diable.
Cependant il demeure ferme et dit à l'Eternel
malgré tout : Alléluia.
lkos 3 : Le plus triste spectacle que nous
offre le monde, c'est la mère assistant à
la mort de son fils. Consumé par la maladie
ou frappé par la guerre, fusillé par
l'ennemi ou écrasé sous la machine,
lapidé pour sa foi comme Etienne, auréolé
comme lui d'amour pour celui que nous supplions :
Jésus, myrrhe dans la souffrance Jésus,
baume des plaies ; Jésus, coussin où
reposer sa tête ; Jésus, manteau où
réchauffer son être aie pitié,
Jésus, pour les solitaires.
Kondakion 4 : Jérémie le prophète,
mélancoliquement médite sur la ruine
de son pays natal. Il vit seul, entouré de
railleurs, et pourtant clame : Alléluia.
Ikos 4 : Lourde est la vie pour la veuve ou
le veuf. Pour eux, le jour n'a plus qu'une demi-lumière
et les soirs sont difficiles, quand il faut, une fois
de plus, coucher avec une ombre. Aussi, entends leurs
voix, qui Te disent : Jésus, confident des
incompris ; Jésus, raison de ceux qui manquent
de conseil ; Jésus, gardien de ceux qui sont
tentés ; Jésus, phare de ceux qui se
noient ; aie pitié, Jésus, pour les
solitaires.
Kondakion 5 : Jésus abandonné
sur la croix, qu'est-ce ceci ? Jésus mourant,
puis mort, puis mis dans un linceul, Jésus
enseveli ! Oh ! crions, nous, fidèles, crions
avec les saintes femmes : Alléluia.
Ikos 5 : Solitaire est l'apatride. En perdant
sa patrie, il a perdu comme un nid tiède. Il
doit, tel l'oiseau migrateur, toujours refaire ses
bagages, toujours partir, toujours essayer de durer,
mais l'existence est pour lui provisoire. Il n'attend
plus rien que le Christ qu'il prie doucement ainsi
: Jésus, bâton de route qui donne du
courage ; Jésus, avocat des causes perdues
; Jésus, repas de l'affamé ; Jésus,
boisson apaisant le mal du pays ; aie pitié,
Jésus, pour les solitaires.
Kondakion 6 : Le Christ a connu l'amitié,
mais aussi la trahison ; Il a connu l'amour spirituel,
mais n'a jamais connu l'amour charnel. Il a connu
la solitude humaine, mais Il n'était pas seul,
car le Père était avec lui : Alléluia.
Ikos 6 : Elle est là ; c'est sa seule
tâche. Elle file et songe ; elle tisse et aime
; elle coud et pleure. Son travail est vain. Ce qu'elle
fait n'est pour personne. Son amour reste sans réponse
; sa capacité de donner déborde, certes,
mais de misère et non de plénitude.
Et parmi ses semblables la plus pauvre est cette femme
qui vend son corps pour le plaisir parce que nul n'a
voulu de son âme. Jésus, Toi qui as pardonné
à la prostituée ; Jésus, Toi
qui as conversé avec Marie ; Jésus,
Toi qui as souri à ta mère Jésus,
Toi qui as aimé Jean ; aie pitié, Jésus,
pour les solitaires.
Kondakion 7 : Le Christ a guéri le paralytique,
Il a ouvert les yeux des aveugles, Il a fait entendre
les sourds, Il a purifié les lépreux.
Nous chantons avec eux : Alléluia.
lkos 7 : Isolés par le mal incurable,
le paralysé et l'infirme sont relégués
loin de la société. Le temps pour eux
s'écoule goutte à goutte. Dans le sanatorium,
le tuberculeux tousse et tousse encore et meurt. Et
le vieillard à l'hôpital espère
en vain une visite. Ils T'implorent aveuglément
: Jésus, à la voix si agréable
à entendre ; Jésus, au visage si beau
à voir ; Jésus, à la main au
toucher si tendre Jésus, au nom si simple à
prononcer; aie pitié, Jésus, pour les
solitaires.
Kondakion 8 : Jean le Précurseur habita
dans le désert, prêcha la repentance,
fut conduit en prison, et à la fin fut décapité.
Mais en voyant l'agneau porteur de nos Péchés,
il s'écria : Alléluia.
lkos 8 : Le prisonnier dans sa cellule regarde
avec angoisse vers le petit coin de ciel bleu qui
lui reste. Tourmenté par les remords et banni
de l'humanité, heureux s'il peut, du fond du
désespoir, s'écrier vers le Seigneur
: Jésus, Toi qui es venu sauver les pécheurs
; Jésus, Toi qui as ouvert au brigand l'accès
du Paradis ; Jésus, Toi qui as brisé
les verrous de l'enfer ; Jésus, Toi qui intercèdes
pour tous auprès de Dieu aie pitié,
Jésus, pour les solitaires.
Kondakion 9 : Remplis de l'Esprit, les apôtres
parcourent la terre ; ils répandent l'Evangile
et réunissent l'Eglise, chantant : Alléluia.
lkos 9 : Mais Tu les connais, Jésus,
les vies de Tes serviteurs ! Que de luttes cachées
! En eux-mêmes, combien d'âpres discussions
entre Ta volonté et leur volonté propre
! Que d'efforts pour surmonter tout désir de
vengeance quand l'hostilité les entoure ! Quels
travaux inouïs quand ils sont les premiers à
porter Ton message dans un pays nouveau ! Pionniers
poussés par l'Esprit, ils souffrent des douleurs
indicibles de l'Esprit. Aussi souviens-Toi d'eux et
de leurs prières ; Jésus, sagesse des
fous pour Toi ; Jésus, pardon à ceux
qui outragent ; Jésus, science des ignorants
; Jésus, joie de sauver des âmes ; aie
pitié, Jésus, pour les solitaires.
Kondakion 10 : Jean à Patmos est retiré
dans la caverne, et là, contemplant les mystères,
apprend de Toi les dernières révélations
; émerveillés avec lui, chantons : Alléluia.
Ikos 10 : L'âme vierge fuit le monde,
se cache dans la solitude, théologise et prie,
dans un tête-à-tête avec Dieu.
Le silence est son frère, et la paix s'établit
dans le cur qui loue avec attendrissement. Jésus,
désiré de mon âme ; Jésus,
aimé de mon esprit ; Jésus, trésor
de ma vie ; Jésus, pourpre de mon être
; aie pitié, Jésus, pour les solitaires.
Kondakion 11 : Le Christ au tombeau repose.
Trois jours et trois nuits, il dort, confiant en la
délivrance de Pâques, où éclatera
sa gloire : Alléluia.
Ikos 11 : Celui qui va mourir sent s'approfondir
l'espace. Il entrevoit l'infinité des mondes.
Le temps commence à s'effacer, et l'éternité
à s'éclairer. Quittant la terre, l'âme
s'envoie, éprouvant, à l'instant de
la mort, une solitude totale ; délaissant en
effet les siens et n'ayant pas touché encore
l'héritage céleste. Destinés
comme elle à mourir, disons de toute notre
âme, disons : Jésus, sérénité
de l'abandon entre Tes mains ; Jésus, consolation
des endeuillés ; Jésus, certitude de
la Résurrection ; aie pitié, Jésus,
pour les solitaires.
Kondakion 12 : Il y aura, dans la suite des
temps, un grand concours de tous les peuples, à
Sion, la ville du grand Roi. Et l'Eglise servant le
Christ avec les anges chantera : Alléluia.
Ikos 12 : Donne, Seigneur, aux solitaires,
à ceux que leurs nations vomissent, à
ceux que leurs douleurs éloignent des satisfaits,
donne à tous ceux dont les souffrances sont
doublées par la solitude, donne le repos dès
ce monde, donne ta paix plus forte que le monde. Leur
faisant découvrir en Toi le plus solitaire
des hommes, donne-leur ta compagnie au long de leur
chemin terrible. S'ils sont en croix, accorde-leur
de se savoir crucifiés avec Toi ; et de même
que le Père demeurait par amour avec Toi, parce
que Tu lui obéissais, donne à Tes serviteurs
mutilés dans leur âme de connaître
eux aussi la solitude avec le Père, dans l'obéissance
à leur Croix. Jésus sauveur, sauve-moi
Jésus Roi, règne sur moi ; Jésus
Maître, instruis-moi ; Jésus, Fils de
l'Homme, sois un frère pour moi aie pitié,
Jésus, pour les solitaires.
Kondakion 13 : Jésus, Fils de Dieu descendu
dans le monde pour chercher la brebis perdue, pour
la mettre sur Tes épaules et la ramener au
bercail, entends et exauce notre plainte, à
nous qui souffrons à mourir; délivrés
de la souffrance, nous Te chanterons, unanimes, un
exultant : Alléluia.
Bulletin de la Crypte N° 270 Février 1999
Communauté orthodoxe française de la
Sainte Trinité
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