CHRISTIANISME ET SECULARISATION
Olivier CLEMENT
Disparition
des religions révélées, troisième
mort de Dieu, généralisation du modèle
de la société sécularisée,
émergence de nouvelles sagesses et spiritualités,
autant de signes d'une disparition annoncée
du christianisme par de nombreux philosophes et sociologues
contemporains en Occident. Et si cette sécularisation
qui semble inéluctable était, au contraire,
une chance pour le christianisme afin de l'aider à
dépasser ses deux dérives traditionnelles
que sont le repli dans une spiritualité hostile
au monde et la dissolution dans un humanisme étranger
au ciel, s'interroge Olivier CLEMENT, historien et
théologien orthodoxe français, dans
un point de vue qu'il a confié au Service orthodoxe
de presse.
Âgé aujourd'hui de 78 ans, Olivier CLEMENT
est parmi les théologiens orthodoxes contemporains
celui qui s'est sans doute le plus attaché
à penser l'Eglise face aux interrogations et
aux requêtes de la modernité. Professeur
à l'Institut de théologie orthodoxe
de Paris (Institut Saint-Serge), et responsable de
la rédaction de la revue " Contacts ",
il est l'auteur d'une trentaine d'ouvrages sur l'histoire,
la théologie et la spiritualité orthodoxes.
Résumons
quelques évidences. On observe une émancipation
des divers domaines de l'existence par rapport a l'appareil
ecclésiastique et aux conceptions chrétiennes.
II n'y a ni autorité ni idéologie dominantes,
la science et la philosophie ne sont plus "servantes"
de la théologie que personne, d'ailleurs, n'empêche
de se développer librement dans son ghetto. La
culture séculière est une culture multiple,
hétérogène, typiquement non totale.
Chaque savoir, chaque approche du réel relève
de normes qui lui sont propres. Une idéologie,
une religion qui prétendrait peser impérativement,
par la force, sur la vie politique, sociale et culturelle
apparaîtrait comme inadmissiblement répressive.
Les
images traditionnelles de Dieu se sont effondrées
Telle semble être, pour une grande part, notre
modernité, critique d'elle-même par essence,
jamais assurée de ses bases comme de ses conquêtes,
travaillée par une vivante hétérogénéité
à la fois source de tensions et peut-être
secret de sa force conquérante.
Auschwitz, le Goulag, la "démaoïsation",
la chute du mur de Berlin ont tué les grandes
mythologies de la politique et de l'histoire. La critique
de ces mythologies s'efface à son tour. Les images
traditionnelles de Dieu - tout-puissant, sachant de
toute éternité - se sont effondrées
avec les charniers des guerres mondiales, des camps
d'extermination, des génocides, famines, épidémies...
En Afrique, dans la région des Grands Lacs, on
apprend par un rapport du Conseil oecuménique
des Eglises (COE), que la religion est devenue un "outil
de guerre au même titre que la machette",
"on tue la Bible à la main, tandis que d'autres
terminent leur besogne par des Amen". Une enquête
d'opinion en France après les génocides
de cette région déclarait qu'il y a là
"la preuve numéro un de la non-existence
de Dieu".
"La
libération insolente de la chair"
Sur ce fond de nihilisme, la société sécularisée
connaît, par réaction, une idéologie
diffuse, non contraignante, mais qui imprègne
les âmes, surtout par la publicité et les
médias. Trois thèmes semblent ici fondamentaux
- la quête individuelle du plaisir et du caprice
(la gava selon Kayserling), l'éros, le cosmos.
Quête du plaisir ou, mieux du bonheur, Seychelles
et drogues, gaypride et surtout rave-party où
la transe, assurée par l'ecstasy et la danse
frénétique, fait connaître une sorte
d'amour sans limite, totalement fusionnel. Les biotechniques,
le déchiffrement, demain la manipulation du génome
humain, la croyance que toutes les maladies sont génétiques
donnent un souffle nouveau au prométhéisme
scientiste, permettent une sorte d'eugénisme
au service de tous les désirs.
Ainsi l'éros achève de prendre sa revanche.
Aux temps de chrétienté, il a été
moins illuminé par la relation personnelle (avec
l'autre et avec Dieu) que disqualifié et nié
(le dualisme de l'Antiquité finissante a d'ailleurs
fortement marqué la tradition, et d'abord la
tradition monastique). Alors est venue la révolte
de la vie... Quant à la terre, l'Eglise s'en
est déprise dès le 13e siècle.
La concentration affective sur Jésus, le "Dieu
et mon âme" individuel, le tourment de la
justification, ont contribué à défaire
les enracinements cosmiques, de même qu'une certaine
imagerie du "péché originel"
a marqué l'éros d'une souillure presque
indélébile.
Aujourd'hui la "chair" affirme, non sans une
sorte de fureur, sa libération insolente ou joyeuse
et l'Eglise se trouve les mains vides : ses préceptes
demeurent "moraux", se font tatillons, voire
impudiques et s'interposent entre bien des jeunes et
l'annonce évangélique.
"Fille
d'Athènes et de Jérusalem"
La sécularisation est un processus historique
long et complexe où l'on peut cependant déceler
deux facteurs fondamentaux. L'un semble l'avènement
de la raison instrumentale, avènement que l'on
peut dater de la seconde moitié du 17e siècle
(le télescope et l'univers comme une immense
mécanique). La raison instrumentale, à
la différence de la raison antique, plus contemplative,
veut maîtriser le monde, se l'approprier, l'utiliser.
D'où le "désenchantement" dont
parle Max Weber.
Mais c'est aussi la tradition biblique, judéo-chrétienne,
qui a favorisé ce passage à la raison
expérimentale et instrumentale. Le récit
de la création dans la Genèse et le combat
des prophètes bibliques contre l'idolâtrie
montre un Dieu personnel créant tout par sa Parole,
et dont la "sainteté" n'est noyée
ni dans la nature, ni dans l'extase sexuelle. Autonome,
le réel est confié à l'homme. Quand
Jésus dit "Mon Royaume n'est pas de ce monde"
et "Rendez à César ce qui est à
César et à Dieu ce qui est à Dieu",
il libère le champ séculier d'un englobement
religieux immédiat.
Ainsi la sécularisation est fille d'Athènes
et de Jérusalem. Dans la mesure où le
christianisme de chrétienté a voulu construire
autour de lui une "société traditionnelle",
créatrice de beauté, certes, mais ennemie
de la liberté de l'esprit et persécutrice
de l"'autre" (l'hérétique, le
Juif...) il a été touché de plein
fouet par la sécularisation qui s'acharne maintenant,
non sans grossièreté ni cruauté,
contre ses résidus, capables pourtant de métamorphoses.
Une
source de libération et d'aliénation
Les effets bénéfiques de la sécularisation
sont évidents. La libération de l'emprise
cléricale a permis une prodigieuse exploration
aussi bien du cosmos (dans l'espace et dans le temps)
que de l'homme lui-même (Edgar Morin a pu dire
qu'on est ainsi passé de. l'homme des cavernes
aux cavernes de l'homme ! ). La femme s'est libérée
et affirmée. Dans l'art, les créations
ont été immenses. La durée de la
vie s'est accrue, le nombre des hommes multiplié.
La planète est en voie d'unification, la "noosphère"
teilhardienne se réalise par l'unité du
monde scientifique et la quasi instantanéité
des communications.
Mais la sécularisation a aussi des effets ambigus,
redoutables. Le néo-libéralisme, le culte
aveugle du marché et de la Bourse entraînent
un contraste croissant entre le "Nord" voué
à la consommation délirante, et le "Sud",
misérable, ravagé d'endémie (surtout
l'Afrique où la détresse devient massacre),
avec I"est" aussi, incertain et chaotique
(dans certaines régions de Russie, on est frappé
par la multiplication des meurtres gratuits). Cette
scission d'ailleurs s'introduit à l'intérieur
même de chaque type de société :
le "Nord" a ses exclus, le "Sud"
et I"'Est" leurs nouveaux riches et leurs
maffieux...
La culture sécularisée déstructure
les autres cultures dans les âmes comme dans les
corps, et finit par déstructurer son propre héritage.
On assiste à la ruine des grandes références
symboliques qui n'ont cessé de protéger
et de féconder l'humanité, qu'il s'agisse
de la polarité du masculin et du féminin
ou de la relation verticale paternité/filiation.
L'inceste converge avec la drogue pour interdire la
maturation de l'individu, pour le pousser vers la fusion
des fêtes inventées et des sectes. La vie
même de la nature, on le sait, est menacée
par l'application du principe : il faut faire tout ce
qu'il est techniquement possible de faire et qui est
financièrement rentable du moins à court
terme. Des espèces animales et végétales
disparaissent, les forêts équatoriales
s'amenuisent, le climat se modifie étrangement,
près de Tchernobyl naissent des monstres, l'atmosphère
devient une véritable poubelle, on a des craintes
pour la couche d'ozone et la mer maternelle est polluée.
Le
retour ambigu des religions
On assiste alors à un retour ambigu des religions
- avec la sacralité des gnoses et, en effet,
des sectes. Mystiques (ou psychologies) de résorption
où l'on se fuit en se noyant - dans le marais
du groupe ou l'océan divin, peut-être aussi
miroir de Narcisse. "Vibrations", "énergies",
étranges transpositions qui font de la réincarnation
un rassurant tourisme individuel, alors que dans les
Indes ou le bouddhisme, personne ne transmigre (sinon,
pour l'Inde, l'absolu jouant avec lui-même) et
que la "roue des existences" est en réalité
une roue des illusions, proprement l'enfer.
Les thèmes majeurs de ce "New Age"
sont l'éros et le cosmos, comme si le combat
entre l'éros et le Christ s'achevait aujourd'hui
par la victoire du premier et si les vieux cultes telluriques
revivaient. Pourrait-on encore entendre sur la mer,
comme l'entendait Plutarque, le grand cri :"Le
grand Pan est mort ! ".
Devant cette modernité ressentie comme agressive,
certains chrétiens rêvent d'un intégrisme
de restauration. Attitude qui s'unit dans l'Europe orthodoxe
à un nationalisme violemment anti-occidental.
Nostalgie d'une idéologie totale qui n'est au
fond, paradoxalement, qu'une forme de sécularisation,
un banal néo-fascisme...
Re-situer
le christianisme
La sécularisation élimine un certain type
de présence chrétienne, celui de la domination,
de l'unification autoritaire sous l'égide d'une
idéologie imposée. Mais il y a un autre
mode de présence, de relation avec la société
sécularisée, sans doute celui d'un partenariat
prophétique
- en promouvant, dans une société où
tout se vend, s'achète, se calcule, ce qui est
gratuit, inassimilable, une réalité qui
demande à être contemplée et non
utilisée. Là se trouve la puissance anthropologique,
aujourd'hui, du religieux authentique : il nous présente
non le divin magique des sectes, donateur d'émotions
et de pouvoirs, mais un Dieu "fou" qui transcende
sa propre transcendance pour nous restituer l'existence
comme sens et comme fête, dans le témoignage
de la beauté : icônes - et il y a tant
d'icônes cachées dans l'art occidental,
visages, où la beauté n'est plus de séduction
et de possession, mais de communion ;
- en se situant au niveau des légitimations ultimes.
Il y a des jeunes gens qui se tuent "parce que
la vie n'a pas de sens", d'autres parce qu'ayant
éprouvé un bonheur inouï dans les
rave parties, ils ne peuvent supporter l'humble rugosité
du réel. Malgré l'immense effort pour
créer une civilisation sans risque, où
toutes les fissures sont colmatées d'assurances
multiples, on souffre et on meurt, les génocides
se succèdent, on découvre tôt ou
tard que le tissu de l'existence est irrémédiablement
déchiré. Cette déchéance
ouvre-t-elle sur le néant, ou sur la résurrection
? La vraie victoire du "diable" (qui souvent
prend le nom de Dieu) consiste à enfermer l'homme
dans la fumerie d'opium de son inespoir.
De vastes tâches théologiques s'imposent
donc aux chrétiens, tâches que le rapprochement
des diverses traditions d'Occident et d'Orient (l'Orient
chrétien n'étant d'ailleurs que l'Orient
de l'Occident !) devrait permettre de mieux affronter.
Il faut en finir avec une conception de la rédemption
où la souffrance du Fils est indispensable pour
apaiser les humeurs du Père. Dieu n'a pas l'idée
du mal. Il n'est pas l'auteur du mal, mais le crucifié
du mal. En même temps il nous ouvre des voies
inattendues de résurrection. Sous le souffle
de l'Esprit, qui par un de ses aspects est comme la
féminité de Dieu, l'homme redevient un
créateur créé ; dans l'Esprit Saint,
il puise force et créativité.
"La
sécularisation peut être la chance du christianisme"
Le christianisme apparaît comme la révélation
de la "divino-humanité" - capable de
réconcilier l'humanisme de l'Occident moderne
et le divinisme des Orients, ou encore l'hémisphère
hindou et l'hémisphère sémitique,
c'est-à-dire le Soi et l'Autre. La sécularisation
peut être la chance du christianisme, s'il dépasse
à la fois une spiritualité schizophrène
et la tentation de ne plus être que la forme sentimentale
de l'humanitarisme contemporain. S'il retrouve les voies
de l'intériorité et de la miséricorde
: comprendre, voire partager l'ascèse de l'Inde
et du bouddhisme, mais savoir aussi ouvrir les yeux
pour voir l'autre.
Peut-être la sécularisation aidera-t-elle
le christianisme à se débarrasser de la
gangue du "religieux" au sens moderne du mot,
c'est-à-dire au sens où le religieux est
devenu un compartiment de la culture, en série,
comme on le voit dans les journaux, avec les compartiments
politique, scientifique, artistique, sportif, mondain,
etc. Ainsi découvrir en partant des expériences
limites de la beauté, de l'amour et de la mort,
que tout est religieux.
Certes, il faut d'abord traverser une longue période
nocturne et souterraine. La psychanalyse, l'art, la
quête scientifique souvent nous y précèdent.
L'éros devient parfois poétique d'une
vraie rencontre, et le cosmos, à travers l'eucharistie,
comme le corps de Dieu. Viendra une parole à
travers le silence pour dire la victoire sur la mort,
la gloire de vivre - "n'oubliez pas que vivre est
gloire", disait Rilke mourant -, pour réaliser
enfin le souhait de Malraux après la mort de
ses enfants : j'attends le prophète qui osera
crier à la face du monde : il n'y a pas de néant!
SOP
N° 250 juillet-août 2000 (Le titre et les
intertitres sont de la rédaction du SOP.)
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