L'expérience
politique de l'orthodoxie aujourd'hui
Mgr
Stephanos Métropolite de Tallinn et de toute
l'Estonie
1.
Avant de nous avancer plus avant dans notre sujet,
il y a lieu de poser deux principes propres à
l'attitude orthodoxe. Le premier, c'est que l'Eglise
conserve toujours la responsabilité de continuer
à prêcher la parole prophétique
de Dieu en toute situation sans exception, car il
n'existe aucune situation politique qui n'ait besoin
de la parole de Dieu. Le second, c'est que la vérité
de l'Eglise n'est pas une théorie métaphysique
ou "religieuse", ni une règle morale,
mais elle constitue un mode d'existence, radicalement
différent de l'existence mortelle des individus
naturels. Le mode d'existence de l'Eglise présuppose
en effet la transformation dynamique des individus
en personnes. Dans le terme "personne" il
faut comprendre le vécu de la vie comme communion
d'amour, à l'image de notre prototype existentiel
qui est la Sainte Trinité, Dieu qui est amour(1).
Voici pourquoi l'orthodoxie, dans le cadre de l'Eglise
locale, peut acquérir des colorations diverses,
selon les Eglises autocéphales et nationales
(et jamais nationalistes). Cela apparaît clairement
dans les pays historiques orientaux, mais on constate
la même affinité avec la nation (et non
avec sa politique) dans les pays occidentaux où
l'orthodoxie a émigré au cours de notre
siècle. Et on voit également pourquoi
notre tradition a toujours été très
hésitante face à l'idée d'un
centre juridique de l'Eglise universelle dans lequel
elle voit pour les Eglises nationales autocéphales
le danger immédiat d'une dépendance
juridique à l'égard d'un centre extérieur
à leur pays. Pour l'orthodoxie, l'Eglise doit
être inséparablement liée à
son peuple, afin de pouvoir le secourir dans ses problèmes
et apporter sa parole prophétique dans le sens
juste et le milieu immédiat et avec le souci
de ne jamais courir le risque de représenter
un Etat sacré et universel dans l'Etat local
et profane car cela provoquerait à ses yeux
une opposition entre l'Eglise et l'Etat et une séparation
entre l'éternel et le temporel d'où
résulterait un anticléricalisme radical.
Cela explique par exemple l'attitude de l'Eglise orthodoxe
dans les Pays de l'Est : confrontée à
des gouvernements de pays assumant jusqu'à
ces temps tout récents et prônant officiellement
un athéisme militant, les efforts de l'Eglise
se sont portés vers le souci de maintenir le
point de contact avec les autorités civiles
pour une collaboration en vue du bien-être des
citoyens et des sociétés tout entières.
2.
Aujourd'hui, la majorité des Eglises orthodoxes
vit dans des circonstances particulières ou
dans des sociétés pluralistes, plus
ou moins indifférentes aux valeurs chrétiennes
ou bien se déclarant ouvertement contre leur
réalisation culturelle et sociale. Chaque Eglise
locale a son espace missionnaire limité dans
son propre cadre, où elle est plutôt
concernée par la protection de sa continuité
historique. Cette situation est déterminée,
dans les pays orthodoxes, par plusieurs facteurs :
a)
La révolution communiste qui a non seulement
imposé son interprétation marxiste,
matérialiste de la religion, mais qui a formulé
des accusations contre l'Eglise comme institution
d'une classe sociale privilégiée, ce
qui tendait à faire d'elle une simple institution
"religieuse" qui a des limites dans sa fonction
et sa responsabilité, livrée à
une marginalisation croissante ;
b)
La sécularisation, due à la révolution
technologique et à la culture scientifique
: la religion est désormais considérée
comme une question de conscience personnelle, repoussée
dans le domaine de la vie affective et morale. L'Eglise
n'est certes pas menacée dans son existence,
mais elle se voit écartée de son rôle
et centre traditionnel, constamment limitée
dans son espace public, sans accès direct à
la vie intellectuelle et à l'éducation
de la nation qui se veut laïque ;
c)
La faiblesse et le ralentissement des structures missionnaires
internes au sein du monde orthodoxe (tant locales
que panorthodoxes), qui n'ont pas pu répondre
toujours au défi et aux pressions idéologiques
et politiques récentes (comme ce fut par exemple
le cas en Grèce, sous le gouvernement socialiste
du Pasok me semble-t-il).
3.
Toutefois, avant de voir ce qu'il est possible d'envisager
dans ce domaine, il faut dire (l'idée d'une
réflexion sur le problème de l'engagement
politico-social des chrétiens dans la vie de
l'Etat n'étant pas dénuée d'ambiguïté)
qu'il existe des théologiens qui pensent qu'on
ne peut pas proprement parler d'une éthique
et d'une praxis sociale dans la spiritualité
orthodoxe. Ils préfèrent plutôt
insister sur l'ascèse comme mode d'existence
au centre duquel se trouve la sanctification intérieure,
personnelle, que sur un style de vie ou une conduite
qui vise les relations avec les autres. D'autres parlent
d'une séparation entre l'éthique (du
ressort de l'Eglise) 'et la politique (du ressort
de l'Etat). Certains enfin ont tendance, dans une
période de crise, à séparer les
chrétiens, membres pécheurs de l'Eglise,
et le Corps du Christ, institution divino-humaine
infaillible. Derrière toutes ces hésitations,
beaucoup d'orthodoxes ont appris (car même s'ils
se sont trompés dans leurs projets politiques,
ils n'ont jamais renoncé à parler d'amour,
de pardon, de témoignage de la réconciliation,
de non-violence) quel est le paradoxe de l'engagement
social, qui mène non vers le pouvoir mais vers
le martyre(2). C'est la leçon laissée
par les Pères de l'Eglise qui ont refusé
de faire le jeu du pouvoir politique, tout en restant
attachés aux souffrances et aux luttes des
hommes. Toutefois cette présence paradoxale
ne pouvant pas toujours être assurée,
beaucoup d'Eglises orthodoxes évitent ici ou
là de s'engager dans l'éthique sociale
de peur de devenir une institution comme les autres.
D'un autre côté, beaucoup de chrétiens
orthodoxes pensent que si l'intégration idéologique
et politique d'un pays signifie l'aliénation
des racines culturelles propres à leurs pays,
elle doit être mise en cause (ce fut le cas
par exemple en Russie, en Grèce récemment
pour ne citer que ces deux cas). Autrement dit, dans
l'assimilation d'une culture et d'une idéologie
nouvelle, les chrétiens cherchent à
conserver leur propre liberté de témoigner
de leur foi à travers une culture qui lui corresponde,
car ils savent bien qu'il existera toujours un grand
espace politique et social où ils sont appelés
à apporter leur contribution particulière,
indispensable à l'édification d'une
société. Aussi l'Eglise orthodoxe se
demande actuellement quelles sont les formes possibles
et les limites d'un engagement politique inspiré
par la foi; quelle est sa crédibilité
et quels sont ses moyens d'inspirer les choix politiques
de ses fidèles ; comment elle peut surmonter
le clivage entre le renouveau social, ses structures
propres traditionnelles et sa vocation prophétique;
quel type de société proposerait-elle
et imaginerait-elle pour les hommes d'aujourd'hui
? Et elle ne peut
répondre à ces questions que dans le
contexte de son propre renouveau. Disons ici que la
responsabilité politique de l'Eglise ne provient
pas du désir de contester ou de défendre
un régime politique ou autre, mais du devoir
de conserver sa liberté d'écouter son
Seigneur plutôt que les hommes. Et cela est
d'autant plus urgent pour l'orthodoxie qui doit une
fois pour toutes renoncer à cette illusion
sociologique, qui la guette en permanence, selon laquelle
elle serait au-dessus de toute idéologie politique
et de toute emprise de la société car
les fidèles ne peuvent pas rester à
l'écart du monde dans leur vie de chaque jour.
Particulièrement intéressante sur ce
point fut la chronique religieuse de Spyros Alexiou
dans le quotidien athénien Kathimerini en date
du 30 octobre 1986 et qui faisait suite à une
déclaration de l'archevêque Séraphin
lors de la séance du Saint-Synode du 24 octobre
de cette même année et où il était
question de reconsidérer les liens constitutionnels
unissant l'Eglise de Grèce à l'Etat
Ses analyses mettaient bien en lumière la nature
complexe des rapports existant en Grèce entre
l'Eglise et l'Etat et elle rejoignaient bien les préoccupations
de la majorité du peuple orthodoxe de Grèce
qui considère qu'il est entré, depuis
1974, dans une période de "découverte
de la vérité" capable de lui permettre
de faire des choix moins partiaux et fanatiques, tenant
compte aussi bien de sa riche tradition que des éléments
positifs de la culture occidentale, qui est avant
tout la démocratie des libertés(3).
En fait, dans la conscience la plus large de ce peuple,
la conviction est qu'aujourd'hui l'Eglise comme l'Etat,
se trouvent continuellement devant le "danger
de l'auto-justification", ainsi que le souligne
Alexandre Papaderos, directeur de l'Académie
orthodoxe de Crète(4) et que ce qui importe
c'est de maintenir le dialogue entre les parties concernées,
"qui fait progresser, dit-il, la connaissance
que nous avons de nous-mêmes, et d'ajouter :
la connaissance de soi incline à l'humilité".
Un document important tant par son contenu que par
le fait qu'il a été élaboré
en février 1986 par la Conférence panorthodoxe
préconciliaire a pour titre : Contribution
des Eglises orthodoxes locales à la réalisation
des idéaux chrétiens de paix, de liberté,
de fraternité et d'amour entre les peuples
et à la suppression des discriminations raciales(5).
4.
Dans le cas de la Russie et même s'il est encore
trop tôt pour tirer des leçons et analyser
les divers comportements des dirigeants de cette Eglise,
on peut toutefois affirmer que le problème
qui fut posé aux orthodoxes des relations avec
le marxisme fut loin d'être un problème
théorique, indéfiniment trituré
en dialogues, appréciations, séductions
et fascinations comme c'est bien souvent le cas en
Occident. Il s'est posé dans la brutalité
concrète d'une situation d'oppression tant
en U.R.S.S. que dans les "démocraties
populaires" d'alors et il ressortira, à
plus ou moins longue échéance, que la
présence des Eglises orthodoxes dans les pays
communistes aura en fait très patiemment
tendu à démythifier le "socialisme",
en convergence avec les réalités éthiques,
esthétiques et écologiques. Certes,
la servilité et le conformisme d'une partie
de l'épiscopat (difficile pour nous de juger)
de même que la difficulté pour une pensée
chrétienne de s'éprouver et de s'affermir
ont partiellement paralysé ce témoignage(6).
Cependant la souffrance de tarit de martyrs et de
confesseurs, souffrance étroitement liée
à l'amour évangélique des ennemis,
l'effort tenace de ces Eglises pour sauvegarder l'essentiel
de la foi tout en s'insérant pleinement dans
l'existence historique des peuples où elles
se trouvent, toute cette "kénose",
maladroite et déformée certes, mais,
chez tant d'âmes de lumière, orante et
aimante, auront sans doute contribué à
briser le monisme marxiste tout en introduisant dans
une vision divino-humaine les requêtes indispensables
de la révolte et de la critique marxiennes.
"Particulièrement intéressante,
écrit Olivier Clément, semble, dans
cette perspective, la démarche de l'Eglise
roumaine, dont il faut mentionner à la fois
le renouveau philocalique et la théologie du
service social, et qui garde dans le domaine culturel
une incontestable capacité d'inspiration"(7).
Bien sûr, l'histoire complexe de l'évolution
des relations entre l'Etat soviétique et l'Eglise
orthodoxe ne saurait être traitée ici,
dans le cadre de cette trop brève présentation.
Cependant, on peut en dégager certains principes
que traça vers les années trente le
Métropolite Serge, devenu patriarche de Moscou
et dont la valeur va bien au-delà des circonstances
d'application en un temps et un lieu déterminés.
a)
Premier principe : la nécessaire distinction
entre l'Etat comme tel et son idéologie : "Nous
ne pouvons passer sous silence la contradiction existant
entre nous autres orthodoxes et les communistes qui
gouvernent l'union... Ils acceptent uniquement la
conception matérialiste de l'histoire; nous,
nous croyons en la Providence, au miracle. Loin de
promettre la réconciliation en maquillant notre
foi pour l'adapter au communisme, nous restons au
point de vue religieux ce que nous sommes, à
savoir les membres de l'Eglise traditionnelle. "Ainsi
la loyauté à l'Etat ne saurait jamais
justifier automatiquement l'approbation de tel ou
tel système social et politique...
b)
Deuxième principe : les chrétiens, vu
leur loyauté, ont le droit de demander le libre
exercice de leur religion. il ne s'agit pas d'un privilège
mais bien que la loi civile reconnaisse l'organisation
hiérarchique de l'Eglise comme légale.
Quant à la loyauté de l'Eglise vis-à-vis
de l'Etat, elle ne peut en aucun cas impliquer une
collaboration à l'action répressive
de ce dernier : "... nous ne pouvons contracter
aucun engagement spécial, pour prouver notre
loyauté", était-il précisé.
c)
Troisième principe : les chrétiens partagent
les joies et les souffrances du pays où ils
vivent. Cette participation à la vie sociale
et nationale a une signification plus profonde que
la démonstration du loyalisme civique; il y
a à l'arrière-fond l'idée que
toute civilisation, toute société est
appelée à être transfigurée
par l'action de la grâce divine. "Notre
Eglise orthodoxe a toujours partagé le sort
du peuple. Avec lui, elle a supporté les épreuves,
avec lui elle était consolée par ses
succès. Aujourd'hui non plus elle n'abandonnera
pas son peuple. Elle donne sa bénédiction
céleste à l'effort héroïque
que va accomplir tout le peuple".(8)
Ainsi, le destin de la Russie a toujours été
inséparable de celui de l'Eglise orthodoxe
russe. Beaucoup de chrétiens en U.R.S.S. étaient
convaincus que la renaissance spirituelle du pays
était liée à celui de l'Eglise.
Elle fut souvent critiquée de l'intérieur,
notamment par l'association 'Christianisme ouvert"(9)
qui lui reprochait son incapacité de réaliser
sa mission.
5.
Intéressant aussi est cet extrait d'un article
de la revue religieuse et littéraire '37"
de Léningrad. Voici ce qui est dit : "Ce
qui importe pour le chrétien, ce n'est pas
seulement de construire sa vie religieuse, mais aussi
de donner à toute sa vie un caractère
religieux. Le christianisme doit être non pas
la forme, mais le contenu de notre réalité.
Si nous devons être chrétiens, ce n'est
pas parce que c'est une bonne chose à faire,
ni parce que les chrétiens sont persécutés.
( ... ) Ayant adopté la voie de la religion,
nous en arrivons à l'indifférence politique,
qui va de pair avec une limitation de l'activité
sur le plan individuel. Nous voulons vivre en nous-mêmes
et pour nous-mêmes, nous ne voulons plus nous
intégrer au monde extérieur, nous adapter
à un modèle du domaine politique. Cela
dit, nous devons considérer qu'en ce qui concerne
les autorités, nous sommes l'objet non pas
tant de persécutions, que d'une tentation :
la tentation de nous jeter en avant ou en arrière.
Et pour la combattre, nous ne pouvons chercher recours
qu'en> nous-mêmes, dans la prière.
( ... ) Déjà Berdiaev nous invitait
à penser et agir en fonction non pas des offenses
subies, mais de la conscience de notre propre faute
( ... ) ce qui signifie accepter une profonde transformation
spirituelle, nous devons concentrer notre attention
non pas sur le fait qu'on nous offense, qu'on nous
persécute et nous opprime, mais sur la constatation
qu'il est rare que nous agissions par amour, et que
nous faisons peu d'efforts pour nous rapprocher de
Dieu" ! (10) Ainsi donc, la conséquence,
après tant d'années de persécutions,
c'est d'aboutir à la recherche d'une voie nouvelle
qui n'appelle pas à choisir entre la religion
et le Christ, ou entre la foi en Dieu et l'amour du
prochain mais qui soit le dépassement de toute
attitude d'opposition. En clair, en politique cette
attitude se doit de dépasser toute hérésie
manichéenne et en éthique toute tentation
d'accuser l'autre. Voici, en conclusion, une prière
qui circulait en Russie aux pires moments :
"Pardonne-nous et bénis-nous tous, les
larrons et les samaritains... ceux qui s'effondrent
sur la route, les prêtres qui passent sans s'arrêter,
tous, car tous sont nos prochains : les bourreaux
et les victimes, ceux qui maudissent et ceux qui sont
maudits, ceux qui se révoltent contre toi et
ceux qui se prosternent devant ton amour. Prends-nous
tous en toi, Père saint et juste. Et ne permets
pas que tu tarisses la louange que nous t'adressons,
pour la vie, pour l'amour, pour la joie, pour cette
paix que nous trouvons dans ta volonté".(11)
6.
En France, lors des dernières élections
législatives, le Service Orthodoxe de Presse
(S.O.P.) à Paris demanda au professeur et théologien
orthodoxe Olivier Clément de poser quelques
problèmes de vie qui interpellent notre société
et, au premier chef sans doute les chrétiens.
Après avoir considéré qu'il importait
d'enregistrer la fin de la politique comme religion
en remplacement, l'auteur de cette réflexion
qui avait pour titre "l'infrastructure de l'histoire
est spirituelle", établit une série
de questions très actuelles pour la France
:
a)
Comment essayer de passer d'une société
d'exclusion à une société d'inclusion
? "De plus en plus, je cite, notre société
ne fonctionne qu'en excluant les chômeurs, les
immigrés... les agonisants, solitaires et abandonnés
au sein même de la technique la plus raffinée,
de larges portions du territoire national, autrefois
peuplées, humanisées, aujourd'hui désertifiées,
menacées par le feu ou les pluies acides d'immenses
régions du Tiers Monde pauvre condamnées
à la misère et à la famine...";
b)
Comment passer d'une société de consommation
à une société de limitation volontaire,
de partage, de respect aussi de la nature ? "Un
peu partout, je cite, se cherche pour des raisons
médicales ou esthétiques une pratique
de sobriété. Un peu partout les techniques
de concentration asiatiques introduisent des disciplines
du corps. Les chrétiens n'ont-ils rien à
proposer pour mieux aimer, à même le
corps, le Dieu qui s'est fait corps; pour mieux aider
simultanément le prochain dans son corps souffrant
?... Entre le lyrisme de la technologie (qui use mal
de la nature) et celui de l'écologisme (qui
ignore le rôle créateur de l'homme),
les chrétiens ont à inventer une "théologie
de l'économie", orientée au respect,
à l'embellissement, à la spiritualisation
de la nature";
c)
Comment passer d'une société non située
à une société située ?
Il importe, je cite, de situer notre jeunesse dans
une mémoire : mémoire française,
mémoire européenne (sans oublier l'"autre
Europe", celle qui est née de l'hellénisme
chrétien), mémoire chrétienne
et biblique. De la situer ainsi dans des réseaux
de rencontre, de partage, d'amitié... Seul
le témoignage de la Résurrection peut
exorciser dans ses racines le nihilisme qui parasite
notre société, provoque la violence,
la fatigue, le cynisme." Et de conclure ainsi
: "Une société droguée par
les bruits, les images, l'obsession sexuelle, le spectacle
politique ou plutôt la politique spectacle,
l'usage effréné de calmants et d'euphorisants,
ne peut libérer les forces de vie qu'elle recèle.
La liberté ici détruit la liberté;
la démocratie est compromise." Que les
Eglises (et l'appel ici est cuménique
car il s'adresse à toutes les confessions chrétiennes
du Pays) "que les Eglises alors soient vraiment
des "lieux pour renaître", des lieux
pour faire grandir l'homme dans le partage de la beauté.
Peu à peu apparaîtront, et ce sera le
seul moyen de ranimer notre démocratie, les
signes d'une "laocratie" car, en définitive,
il n'est de peuple que de Dieu - laos thou Theou (peuple
de Dieu)"(12) Rappelons encore que le SOP est
placé sous l'égide du Comité
interépiscopal orthodoxe en France et que de
ce fait ce dernier donna son accord pour que soit
publié ce document.
Conclusion
1)
Au-delà des diverses échéances
électorales et des manuvres politiques
qui jalonnent le quotidien de nos pays, les chrétiens
doivent ainsi rendre à l'Eglise son visage
véritable, pour qu'elle soit visiblement le
lieu où se dépassent les affrontements,
où le partage devient possible, où est
assumée, concrètement et véritablement,
avec vigilance et humilité, dans la lumière
vivifiante de l'Esprit, l'histoire tragique des hommes,
en vue d'apporter la solution aux problèmes
de fond auxquels sont confrontées toutes les
sociétés. Au centre du témoignage
de l'Eglise se trouve la sanctification de l'homme,
de l'histoire et du temps. Lorsque la vie de l'Eglise
est centrée sur le mystère de Dieu,
lorsqu'elle est véritablement enracinée
dans la prière et dans la contemplation, tout
le reste, mission, témoignage, théologie,
discipline est donné par surcroît. Aujourd'hui,
heureusement, il existe pour les chrétiens
un grand espace politique et social où ils
sont appelés à apporter leur contribution
particulière, indispensable à l'édification
d'une société. Il s'agit d'un effort
en vue de trouver ensemble - chrétiens et non-chrétiens
une définition commune à leur société;
définition qui soit inséparable de leur
histoire. L'éthique symphonique que la spiritualité
orthodoxe a imprimée avec force sur la piété
chrétienne - en dépit du fait qu'à
l'intérieur d'un pays apparaît une source
idéologique différente peut empêcher
de séparer une nation en camps opposés
et peut encore déterminer le sens d'une société
humaine future.
2)
Bien sûr, entre l'Eglise et le monde sécularisé,
il existe des impossibilités de compromis;
on peut en citer au moins trois.
a)
L'esprit sécularisé ne peut pas comprendre
que si l'Eglise, à travers l'Histoire, ne diminue
pas mais accroît ses exigences ascétiques,
elle ne le fait pas pour s'éloigner des besoins
matériels de l'homme. Elle le fait pour rester
fidèle à son rôle de libératrice,
à son amour fou pour l'homme emprisonné
dans les exigences torturantes de sa nature mortelle.
De ce point de vue, l'ascèse de l'Eglise, comme
preuve de liberté personnelle, devient aujourd'hui
une contestation dynamique et réelle du système
de la consommation qui réduit en esclavage
les hommes modernes. Contestation par conséquent
de tous les systèmes d'une économie
autonomisée par rapport aux vrais besoins de
l'homme.
b)
L'esprit sécularisé ne peut comprendre
que les critères de l'Eglise ne se limitent
pas à la vision myope d'une
amélioration des murs, mais représentent
le discernement radical entre la vie et la mort :
la vie comme liberté d'amour et la mort comme
emprisonnement dans l'individualité naturelle.
c)
L'esprit sécularisé ne peut pas comprendre
pourquoi l'Eglise refuse l'efficacité objective
et les méthodes rationnelles pour gagner des
partisans, et accepte la faiblesse de sa nature humaine,
les divisions, les scandales, l'indignité de
ses représentants, comme le Christ a accepté
la mort de l'humanité jusqu'à la croix
et aux enfers.(13)
Cela dit, nous pouvons toutefois résumer la
tâche principale de l'Eglise en rapport avec
les structures politiques sous les quatre principaux
aspects suivants :
a)
Premièrement, l'Eglise ne peut s'identifier
à aucune des structures de l'existence temporelle
ni se lier complètement à elles ;
b)
Deuxièmement, la priorité majeure des
Eglises est le renouveau de leur propre Vie trinitaire-eucharistique
afin que l'Eglise puisse vraiment remplir sa vocation
comme signe et sacrement du Royaume. Ceci signifie
mettre de l'ordre dans ses propres affaires en éliminant
les éléments antitrinitaires de ses
Propres structures, et en renouvelant le ministère
enseignant et sacramentel ;
c)
Troisièmement, dans le processus même
d'un tel renouveau de sa propre vie, elle régénèrera
et libérera ses propres membres pour en faire
des agents actifs de la transformation de la société
dans leurs propres vocations données par Dieu.
Si des membres de l'Eglise, individuellement ou en
groupe, se sentent appelés à s'engager
dans des luttes de libération, de combats contre
la tyrannie, l'Eglise devra tourner tout spécialement
vers eux son attention pastorale pleine de discernement
;
d)
Quatrièmement, la tâche de l'Eglise par
rapport aux structures d'injustice se manifestera
par une authentique repentance selon la situation
et les circonstances de chaque Eglise (ce qui fut
par exemple le cas tout récemment en Roumanie
ou en Russie). Cette repentance s'exercera non pas
par une critique pleine de supériorité
détachée mais par une authentique identification
avec les faiblesses des hommes et en acceptant la
responsabilité pour l'injustice dans les structures.
Quant à l'attitude de l'Eglise et des chrétiens
vis-à-vis des idéologies séculières,
on peut ici ajouter qu'ils peuvent collaborer avec
les représentants de pareilles positions idéologiques
sans toutefois accepter les prémisses de ces
idéologies socio-politiques actuelles qui n'auraient
pas fait au préalable l'objet d'une analyse
critique(14).
3.
Aujourd'hui, il nous est donné de découvrir
avec acuité que l"'Eglise dans le monde"
est un sujet grave et primordial mais qui exige aussi
d'être traité et mis en pratique dans
une collaboration cuménique. Le pluralisme
social ainsi que l'unité du monde imposée
par le développement de la science chargent
chacun de nous d'une responsabilité universelle
difficile à exercer dans une Eglise divisée
en tendances sectaires. L'Eglise doit retrouver sa
vision cosmique et universelle et garder en vue le
tout du monde comme une famille unie dans la gloire
du Dieu trinitaire. Et bien des choses peuvent être
faites avec les non-croyants humanistes et les non
chrétiens, à condition de ne jamais
oublier la distinction qui dérive de sa propre
spécificité. Une distinction, précisons-le,
qui n'est due à aucune supériorité
de l'Eglise par rapport au monde, mais à l'acte
divin de la révélation dont l'Eglise
est l'unique et permanent témoin(15). C'est
dans le cas d'une pareille convergence que les signes
d'un accord universel peuvent s'accompagner des signes
transcendants du Royaume de Dieu et de sa justice.
Si à l'effort des hommes politiques, les chrétiens
ajoutent leur unité profonde et sincère
et s'ils opèrent l'épiclèse cuménique,
Dieu Lui-même posera le monde clairement et
visiblement devant l'option ultime : "Voici que
je mets devant toi la vie et la mort, choisis donc
la vie pour que tu vives" (Deut. 30/15-20) Et,
parce que Dieu est devenu homme, c'est Lui-même
- homme parfait - qui pèsera de tout le poids
de son Amour crucifié sur le choix décisif
des hommes(16). Saint Grégoire de Nysse le
disait bien(17) : "La puissance divine est capable
d'inventer un espoir là où il n'y a
plus d'espoir, et d'ouvrir une voie dans l'impossible".
NOTES
1) Christos Yannaras. l'Eglise cur du monde.
in Contacts, Paris, n° 103,1978, pp. 227-231.
2) Ion Bria. Le témoignage des Eglises orthodoxes
aujourd'hui in SOP (Service Orthodoxe de Presse).
Paris, avril 1981, n° 57, pp. 17-23.
3) Spyros Alexiou. L'indépendance de l'Eglise
de Grèce vis-à-vis de l'Etat: oui, mais..
in SOP, Paris, 1986, n° 113, pp. 26-27. Panayote
Dimitras. Le mouvement 'néo-orthodoxe' en Grèce,
in Contacts Paris, 1984, n° 128, p. 358.
4) Alexandre Papaderos. l'Etat socialiste et l'Eglise
de Grèce : le danger de l'autojustification
in SOP, Paris, 1984, n° 84. 5) In SOP, Paris,
1986, n° 107, pp. 17-21.
6) Pour le renouveau spirituel de l'Eglise russe (déclaration
du Saint Synode du Patriarcat de Moscou du 3 avril
1990). SOP. 1990, n° 149, pp. 17-20.
7) Olivier Clément. Notes éparses pour
une théologie de l'histoire. In Contacts. Paris.
1976, n° 95. pp. 252-253.
8) Citations du patriarche Serge in 'Les chrétiens
en U.R.S.S.' par N. Struve, Paris, 1963.
9) Voir in Contacts Paris, 1990, n° 150, pp. 137-155:
Aspects de la chrétienté en U.R.S.S.
et aussi in Contacts Paris, 1972, n° 80: dossier
sur l'Eglise orthodoxe en U.R.S.S., pp. 299-314.
10) In SOP, Paris, 1980, avril, n° 47, pp. 19-20.
11) In SOP, Paris, 1985, novembre, n° 102, p.
16.
12) In SOP, Paris, 1986, mars n° 106, pp. 12-14.
13) Lutte pour la justice et Unité de l'Eglise
(Crète, mars 1975) In Contacts, Paris, 1975,
n° 92, pp. 413-415.
15) Nikos Nissiotis, loc. cit. p. 80.
16) Paul Evdokimov. l'Eglise et la Société
in Contacts Paris, 1967, loc. cit., p. 231.
17) De hom. op., PG 44/1288.
Conférence
prononcée au colloque de Tartu 19-20 octobre
1999