PROPOS
SUR LA PHILANTHROPIE ( brève
réflexion pour le temps du Carême )
Parler de la Philanthropie dans l’Eglise
n’est pas une chose facile. Parce qu’il convient de
situer la question dans son essence et aussi parce que
les chrétiens ont souvent aliéné sa véritable signification.
En effet, le sacrement du frère est perçu trop souvent
comme une simple œuvre sociale, une sorte de devoir
envers des individus ou des groupes sociaux qui sont
dans le besoin. On a l’habitude de dire que pour y faire
face, il suffit de leur réciter des prières ou de leur
donner une somme d’argent. Certes, l’aide matérielle
est importante mais encore faut-il souligner qu’elle
n’en constitue ni le commencement ni la fin. Il en est
de même pour les prières : elles ne devraient pas être
des actes isolés ; il faut qu’elle constituent un authentique
acte d’église, qui exprime la totalité de la vie de
la personne humaine .
L’Eglise orthodoxe grecque utilise le
mot « philanthropie » pour tout ce qui touche aux besoins
essentiels de nos frères et sœurs nécessiteux. Elle
utilise ce même mot pour Dieu quand Elle Le définit
comme « philanthrope », c-à-d ami des hommes.
Mais quel en est le sens profond ?
La philanthropie n’est pas un produit
de consommation, comme si elle devait s’exercer en opposition
ou en complément à d’autres organismes, étatiques ou
non ; comme si nous devions prouver que nous sommes
les meilleurs en la matière. Une telle vision de la
philanthropie déforme le lien qui existe entre le sacrement
de l’eucharistie et celui du frère. Il n’y a pas d’un
côté la liturgie eucharistique et de l’autre l’action
sociale. Les Eglises d’Occident en savent aujourd’hui
quelque chose.
Il y a quelques temps, un rapport a
été publié au sujet de l’action caritative des Eglises
d’Allemagne, tant catholique que luthérienne. Elles
ont développé tout un système très performant à l’image
du système de l’action sociale gouvernementale mais
qui se situe en marge de la vie liturgique et de la
célébration eucharistique et cela pose à ces Eglises
un très grand problème spirituel dont elles ne savent
pas comment s’en tirer.
La conséquence se situe au niveau même
de la relation entre les personnes : de celles qui reçoivent
et de celles qui donnent. Saint Jean Chrysostome insiste
énormément sur cette exigence de la rencontre personnelle
avec l’autre en disant ceci : le fait de donner de l’argent,
ce n’est pas cela la miséricorde ; la vraie miséricorde,
c’est donner en prenant aussi sur soi toute la douleur
profonde de l’autre ». J’ajoute : de la même manière
que le Christ s’identifie à notre vraie souffrance et
la prend en charge, de la même manière nous devons aussi
agir envers l’autre. De la même manière que nous nous
incorporons au Christ durant la liturgie eucharistique
où Il s’offre à nous, de la même manière nous devons
nous incorporer à l’autre au moment de notre offrande.
Le mystère d’amour qui unit le Père au Fils, unit aussi
le Fils à chacun d’entre nous et doit aussi nous unir
entre nous dans une véritable et pleine communion avec
chacun de nos frères. C’est là que réside, me semble-t-il,
toute la signification théologique de la relation intime
entre le sacrement de l’autel et celui du frère.
La
philanthropie puise sa raison d’être dans l’amour incarné
et sacrificiel du Christ. Abba Apollo disait, chaque
fois qu’il s’attelait à une charge : « Aujourd’hui je
vais travailler avec le Christ pour le salut de mon
âme car le salut est la récompense qu’il nous donne
». Mais l’œuvre du Christ atteint son point culminant
dans la Croix et la Résurrection. Le Christ appelle
chaque chrétien à le suivre dans cette voie. A ceux
qui choisissent de le servir Il pose cette question
: « Etes-vous capables de boire à la coupe à laquelle
je boirai et d’être baptisés dans le baptême dans lequel
je serai baptisé ? ( Mt 290/22 ). Voilà la question
qu’Il pose à tous ceux qui veulent se consacrer à la
philanthropie. En d’autres termes c’est un appel à intérioriser
en soi aussi bien sa propre douleur et que celle de
l’autre. C’est sur ce critère que nous serons jugés,
sur la manière dont nous accueillons ou rejetons la
douleur qui est en nous et en même temps qui touche
les autres à la mesure de l’Amour même du Christ.
La philanthropie n’est pas qu’une action
bonne ou héroïque en vue d’acquérir l’espérance d’une
récompense. C’est pour cela que Jésus dira à ses disciples
qu’Il ne Lui est pas donné de désigner qui va s’asseoir
à sa droite ou à sa gauche ( Mt 20/23 ). Quand nous
pratiquons l’amour, nous ne pouvons pas exiger de Dieu
qu’Il nous fasse en retour entrer dans son Royaume.
Le Royaume est un don du Dieu Philanthrope. Et la philanthropie
que nous pratiquons ne peut être que la conséquence
de la Sienne, vécue intensément par chaque croyant.
Pour nous approcher nous-mêmes tout
comme l’autre, il faut donc préalablement avoir bu à
la coupe du Christ. Comment, et à travers quelles difficultés
?
Première condition : ne jamais perdre
de vue la vision réelle de l’état dans lequel se trouve
notre propre être intérieur. St Isaac le Syrien nous
le montre bien : « aime, dit-il, les pauvres pour qu’à
travers eux il te soit fait miséricorde ; ne t’approche
pas des opportunistes de peur de perdre ta sérénité
; ne sois pas repoussé par la mauvaise odeur des malades
ou des pauvres car toi aussi tu as un corps ; n’accable
pas ceux qui ont le cœur triste de peur de ne pas trouver
de la consolation quand tu en auras besoin ; aime les
pécheurs, hais leurs actions, ne te moques pas de leurs
faiblesses de peur qu’il ne t’arrive la même chose.
Suis bien cette voie qui consiste à être bien disposé
et à formuler plein d’éloges pour tous les autres ».
Deuxième condition : que notre zèle
ne soit pas un obstacle pour l’amour afin que la miséricorde
ne devienne pas pour notre frère un reproche au nom
de la justice
Troisième condition : faire place dans
notre cœur et notre vie à la philanthropie par la pratique
de la quiétude et de la prière afin de mettre de côté
les soucis de ce monde qui nous entoure.
Quatrième condition : libérer du temps
pour le mettre à la disposition de la miséricorde. Notre
époque ne trouve jamais du temps pour s’adonner à l’essentiel.
Il est plus facile et plus rapide de donner de l’argent
et des avantages matériels à un nécessiteux plutôt que
de chercher à combler le manque d’amour dont il souffre.
La parabole des vierges sages et des vierges folles
est très significative à ce sujet : les unes ont de
l’huile en suffisance pour maintenir leurs lampes allumées
car, comme dit St Jean Chrysostome, « c’est de l’huile
de sainteté » ; les autres non car c’est celui des soucis
du monde. Sans désir de se purifier intérieurement on
ne peut accéder à la sainteté et par conséquent on ne
peut pleinement accueillir et prendre soin tant de notre
propre pauvreté intérieure que de celle des autres.
Mais comment pratiquer cette philanthropie
? Par l’accueil. Accueillir ne veut pas dire recevoir
quelqu’un chez soi, ou lui trouver un toit mais le recevoir
comme un membre de l’Eglise. Autrement dit, pratiquer
la philanthropie, c’est essentiellement créer pour l’autre
les conditions d’un lieu de liberté, prendre le temps
pour lui permettre d’exister comme personne, pouvoir
l’aider à changer intérieurement ou mieux donner au
Christ la possibilité de le changer, d’en faire un être
nouveau. C’est cela l’accueil ecclésial où chacun peut
faire à l’autre le don de ses propres charismes. Et
ces charismes, ce sont les fruits de l’Esprit Saint
qui sont « l’amour, la joie, la paix, la condescendance,
la bonté, la foi, la douceur » (Gal.5/22). Ainsi l’accueil
devient un mouvement où chacun se révèle et est confirmé
dans son existence comme icône de Dieu. « Si tu donnes
quelques chose à un pauvre, que d’abord ton visage devienne
rayonnant et ainsi tu le consoleras de sa tristesse
par tes bonnes paroles ».
D’après
un document publié par le Rév.Stavros KOFINAS,
In « DIAVASSI », n° 54, pp.11-18, Mars-Avril 2005,
Peristeri – Grèce.