Orthodoxie
et Mondialisation
Archim.
Grigorios D. PAPATHOMAS
Doyen du Séminaire Orthodoxe
St Platon de Tallinn
« Nous sommes redevables
envers tous ceux qui sont passés,
ceux qui viendront, qui passeront...,
en tant que juges, ils nous jugeront :
ceux qui ne sont pas nés, les morts… ».
(Costis PALAMAS).
« Electi mei non laborabunt frustra ».
(ISAÏE 65, 23).
Le
déclin du 20e siècle et l’aube du 21e constituent le
point de départ symbolique d’une nouvelle “configuration
mondiale”, ou mieux, le point de départ d’une nouvelle
réalité géopolitique, de dimensions planétaires, que
l’Histoire n’avait pas connu auparavant et qui englobe
en fait tous les peuples de la Terre. Il s’agit d’une
nouvelle cosmogonie — laquelle n’est pas encore rendue
suffisamment sensible dans notre vie quotidienne et
institutionnelle —, fruit de l’évolution de la vie telle
qu’elle touche tous les hommes, évolution qui, d’un
coup, a transformé notre monde de sphère lointaine en
“village planétaire”.
Ce
qui constitue un sérieux problème — et nous sommes,
à notre tour, appelés à l’aborder de nos jours — est
que le devenir mondial semble laisser indifférent le
corps ecclésial, malgré l’expérience liturgique qui
implore la paix du monde entier et l’union de tous :
« Pour la paix du monde entier, la stabilité des saintes
Églises de Dieu et l’union de tous, prions le Seigneur
», dit le préambule de la divine liturgie de Saint Jean
Chrysostome. Notre attitude face à cette cosmogonie
est, dans le pire des cas, hostile ; dans le meilleur,
elle manque de fermeté. Cela montre, par définition,
que le corps de chaque Église locale — qui demeure locale
et conciliaire à la fois — est manifestement absent.
Il est absent, non que nous n’ayons pas été invités
à y participer, mais parce que nous-mêmes, d’une manière
ou d’une autre, avons refusé de participer à ce devenir
historique et, principalement, parce que nous avons
fait preuve de négligence. Les causes de cette absence
sont peut-être évidentes, mais la question n’en revêt
pas moins une gravité majeure. En raison du temps limité,
voyons d’abord, brièvement, un aspect fondamental dont
le sens est capital.
Avant
tout, en tant que réalité historique mais aussi en tant
que perspective, la Mondialisation correspond davantage
à la Cosmopolis (cf. Zénon de Citium, Cosmopolis) des
Anciens Hellènes et à l’Oikouméné des Romains et des
Byzantins, et moins, ou même point du tout, à l’expérience
récente de l’Étatisme. Celui-ci fut le fruit du principe
des nationalités et de son négociant aliénant, le nationalisme
qui ne cesse, aujourd’hui encore, de mettre à mal peuples
et nations dans bien des régions de la terre, et détruit
toute communion et toute coopération féconde entre eux.
La Mondialisation constitue, en ce cas, une provocation
lancée à notre individualisme national qui a été cultivé
ces derniers siècles, d’une manière irréfléchie, par
l’étatisme sur un champ planétaire. Cependant, la perspective
de la Mondialisation comporte aussi, fût-ce d’une manière
accidentelle, des caractéristiques spirituelles, telle
la libre communion des peuples, fondée sur le modèle
de la libre communion des personnes humaines. Cette
communion personnelle des hommes implique, directement
ou indirectement, que l’on accepte de dépasser toute
forme d’individualisme.
Dans
son ambition de garantir un cadre d’égalité de droit
entre les peuples, la Mondialisation aplanira leurs
différends et facilitera leur communion, mais aussi
— sans le vouloir — l’unité et la communion des Églises,
patriarcales et autocéphales, orthodoxes. Ce qui n’est
pas évident à l’heure actuelle, constitue la solution
recherchée de la Mondialisation, ainsi que sa vision,
et demande certainement à être vérifiée par l’Histoire
dans l’avenir. Or, en dépit du caractère imprévisible
encore et dépourvu de forme de cette entreprise, et
compte tenu des incertitudes que cela implique, une
telle perspective ne saurait être, pour nous, indifférente,
encore moins hostile ; elle va bien, tout au contraire,
dans le sens des orientations de l’Église orthodoxe.
Cela peut être mis en évidence par une simple présentation
historico-théologique.
En
effet, pour partir d’un point de vue théologique, il
est très significatif, qu’on puisse voir se rencontrer
l’Orthodoxie et la Mondialisation mais comment l’Église
orthodoxe contribue au devenir mondial commun. La représentation
(de la communion) de l’Église est, entre autres, apparente
dans l’icône de Pentecôte. En celle-ci, les Apôtres,
entourés par les Saints, forment un demi-cercle, et
non un cercle fermé, donnant précisément à chacun de
nous la possibilité de libre participation à l’événement
de cette communion ouverte. Influencé par cette attitude
théologique, l’Empire romain d’Orient constitue la seule
entité politique de l’Histoire qui n’eût point de frontières,
qui eût des frontières ouvertes. Ayant faite sienne
un mode de vie, influencée par l’expérience de communion
orthodoxe, elle considérait que tous les peuples étaient
invités à participer à une même perspective qui inclut
en elle-même un bout eschatologique au Royaume. Cette
constatation constitue un paramètre fondamental qui
permet, avant même toute autre considération, d’expliquer
exactement l’œcuménicité de Byzance et son caractère
cosmopolite, embrassant dans les faits une foule de
peuples sans distinction ni ethnique, ni raciale, ni
religieuse. C’est ce en quoi Byzance adoptait, c’est
ce qui lui permit, tout au long de sa vie dans l’Histoire,
de matérialiser la confirmation de l’altérité culturelle
des peuples nouvellement entrés en son sein.
Cette
expérience d’ouverture devait, plus ou moins, se reproduire
pour tous les peuples soumis d’Europe orientale pendant
la domination ottomane (ottomanocratie). L’émergence
toutefois, au cours des trois derniers siècles, du principe
absolu d’auto-disposition des peuples d’Europe, dans
une hypostase étatique restrictive, a renversé l’expérience
précédente de longs siècles. L’étatisme a sans doute
procuré bien des avantages aux jeunes configurations
étatiques d’Europe et de toute l’Humanité. Il a toutefois
contribué d’une manière déterminante, à leur prolifération
nombreuse et multiforme mais principalement au fait
que l’état, contrairement à l’expérience historique
antérieure, est devenu un cercle fermé. L’étatisme est,
de sa nature même, clos sur lui-même. Or la Mondialisation,
comme état de fait ou comme notion, se meut aux antipodes
de l’étatisme et, en substance, elle constitue le facteur
de son abolition, étant donné qu’elle ne propose pas
la configuration d’un cercle fermé mais d’une réalité
ouverte incluant en son sein un nombre croissant de
peuples.
L’intégration
européenne également, l’Europe Unie, qui se réalise
de nos jours, constitue en substance un rejet justement
de cet étatisme, lequel est né au sein de l’Europe occidentale
; c’est une ouverture en direction des nations et une
communauté commune des peuples, soumise, principalement,
au processus de la mondialisation. C’est pour cette
raison que la Mondialisation, mais, pareillement, notre
propre insertion aussi dans cette perspective, constitue
un événement spirituel d’une importance majeure. Et
que ne nous échappe pas, principalement, le fait que
le Royaume de Dieu sera, en quelque manière, une communion
“mondialisée”, c’est-à-dire libre et ouverte communion
de personnes et de réalités... Un Royaume de Dieu, dont
l’Église demeure l’icône et la réalisation “déjà et
pas encore”. Autrement dit, c’est l’Église qui est le
lieu de la vraie mondialisation !… Comment cela peut
devenir manifeste, c’est notre affaire, c’est le domaine
de notre responsabilité, personnelle et collective,
spirituelle pour ce qui a commencé, dès maintenant à
prendre forme.
Ainsi,
pour l’Orthodoxie et son expérience, la confirmation
de l’altérité dans la perspective de la communion —
d’unir en distinguant et de distinguer en unissant —
constitue une alliance harmonieuse avec des conséquences
ontologiques. Dans le cas de notre propos, cela signifie
notre espoir est d’harmoniser la richesse de chaque
peuple avec un paramètre spirituel commun de dépassement
de chaque individualisme de l’autosuffisance (aujtavrkeia)
et de la division (dicasmov"). C’est précisément
là le principal échec de l’Europe, dans le courant surtout
du deuxième millénaire. C’est pourquoi l’Église, lorsqu’elle
énonce sa théologie d’une manière juste, c’est-à-dire
en conformité avec l’expérience profonde des Pères,
peut contribuer à ce que la communion (du génos) des
hommes (cf. Actes, 17, 24-26) et des peuples devienne
ontologiquement ouverte et, par le fait même, personnellement
substantielle. C’est dans cette perspective qu’elle
peut apporter une réponse aux demandes de vie et aux
attentes de l’humanité tout entière…
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