L’ETRANGER
Perspective orthodoxe
Cette communication,
présentée à Tallinn le 16 avril 2005 par le Métropolite
Stephanos, à l’occasion d’un colloque sur la migration
et l’intégration, organisé par le Conseil des Eglises
Chrétiennes d’Estonie ( EKN ), ne présente aucune originalité
propre. C’est essentiellement une compilation de plusieurs
documents orthodoxes contemporains en langue française
ayant pour but de montrer qu’il y a un véritable consensus
en la matière chez les Orthodoxes de diverses origines.
« Dans notre
civilisation sécularisée où chacun a tendance à vivre
isolé, dans le but sans doute de se protéger de toutes
les insécurités ambiantes, il est bien évident que l’étranger
ne peut devenir que l’objet d’une méfiance particulière.
Et même lorsqu’il n’est pas rejeté avec hostilité, il
se heurte à une froide indifférence qui risque de le
marginaliser par rapport à une société qui lui reste
fermée.
Pourtant
l’étranger, l’immigré est la figure par excellence de
l’homme biblique, de l’enfant d’Israël mais aussi, ce
que nous oublions très volontiers, du chrétien en route
vers le Royaume. L’apôtre Pierre ne dit rien d’autre
lorsqu’il écrit : très chers, je vous exhorte comme
étrangers et voyageurs à vous abstenir des désirs charnels
qui font la guerre à l’âme (1P 2,11). Oui, nous sommes
tous des étrangers dans ce monde. Nous sommes tous comme
Abraham, qui avait quitté sa patrie sans trop savoir
où il allait. C’est bien là, n’est-il pas vrai, l’acte
fondamental de la foi : se détacher de sa famille, de
sa patrie, pour se mettre en route vers le Royaume.
Nous connaissons
tous l’épisode du chêne de Mambré et de la fameuse hospitalité
du patriarche Abraham accueillant les trois jeunes étrangers,
des anges qui venaient lui annoncer de la part de Dieu
la naissance de son fils Isaac ( Gn 18,1-8 ). Mais est-ce
que nous gardons en mémoire la suite, à savoir que deux
de ces mêmes anges s’en iront ensuite chez Loth où ils
risqueront de se faire lyncher par les Sodomites ? Au
point que ce même Loth leur proposera de leur livrer
ses propres filles pour les dissuader (Gn 19,9 ), ce
qui donnera prétexte à Paul d’écrire dans sa lettre
aux Hébreux : n’oubliez pas l’hospitalité, car, grâce
à elle, certains, sans le savoir, ont accueilli des
anges ( He 13,2 ).
Le respect,
l’hommage dû à l’étranger et à l’émigré est souligné
encore plus dans le Nouveau Testament. Le Christ lui-même
exprime sa prédilection pour l’étranger. Souvenez-vous
de la guérison des dix lépreux qui comptaient dans leur
groupe un Samaritain : il ne s’est trouvé parmi eux,
s’exclamera Jésus, personne pour revenir rendre gloire
à Dieu, sauf cet étranger ( Luc 17/18 ) ; tout comme
du fameux « j’étais étranger et vous m’avez accueilli
( Mt 25,35-45 ) » de la parabole du Jugement dernier.
Ici, le critère par lequel nous serons jugés, le critère
qui déterminera notre entrée dans le Royaume, sera notre
comportement envers les déshérités, en particulier l’étranger.
Notre destinée
éternelle dépend donc de notre comportement envers l’étranger,
qui n’est autre qu’un émigré puisque en chaque étranger
se cache le Christ. Aussi, reçois l’émigré à ta table,
tu reçois le Christ ; rejette l’étranger, tu rejettes
le Christ car ton éternité se joue sur ton hospitalité
ou ta xénophobie.
Notre engagement
en effet ne saurait relever exclusivement d’une morale,
d’une philosophie humaniste, voire d’une idéologie politique
– aussi honorables puissent-elles être -, car il se
situe à un niveau différent, celui de la foi, qui donne
un sens à notre action. Dans la parabole du Jugement
dernier déjà citée, le Christ, quand il dit que ce que
nous faisons au prochain, c’est à Lui-même que nous
l’avons fait, il ne propose pas un impératif catégorique,
mais il s’identifie Lui-même aux pauvres, aux plus petits
de ses frères. En les servant, c’est Dieu que nous servons.
Certes, il
y a des limites au nombre d’hôtes que l’on peut recevoir
à sa table, au nombre d’émigrants qu’un pays peut accueillir
et intégrer. Il n’est pas question ici de demander l’impossible
même si l’Histoire nous apprend que, dans bien des cas,
c’est par la qualité de son accueil de l’étranger et
de son respect de la différence qu’un pays devient ce
qu’il est . Quand Paul dit dans sa lettre aux Galates
( 3,28 ) qu’il n’y a plus ni Juif, ni Grec, ni homme,
ni femme, il veut dire que le Juif, le Grec, l’homme
et la femme, restent ce qu’ils sont et ne se situent
ni dans un état de fusion, ni dans un état de domination.
Tous sont appelés à vivre dans une égalité totale. Je
rappelle ici pour mémoire les 12 recommandations qui
ont été proposées par les représentants des Eglises
de toute l’Europe ( Anglicane, Orthodoxe, Protestante
et Catholique ) le 8 octobre 2004 à Bruxelles avec pour
titre « vers une approche équilibrée dans la politique
européenne de migration et d’asile ». Nous avons là
un très bon document, susceptible de faire progresser
positivement notre approche évangélique et théologique
en la matière.
Par contre,
ce qui peut et doit de toutes façons être changé, c’est
la mentalité, l’attitude vis-à-vis de l’émigrant. Et
dans l’autre sens, il en est de même de celui qui émigre,
car il n’a pas que des droits ; il a aussi des devoirs
et des comptes à rendre là où il est accueilli.
Ceci, parce
que tout être est créé à l’image de Dieu, autrement
dit à l’image de la Trinité et précisément, parce qu’il
est créé à l’image de Dieu, l’homme ne peut pas s’accomplir
dans l’autonomie mais dans la relation avec l’autre.
« Nous sommes, écrit l’évêque Kallistos Ware, appelés
à reproduire sur terre le mouvement de l’amour partagé,
du don de soi mutuel, de la solidarité, du dialogue
et de la réciprocité, tel qu’il existe éternellement
dans la Trinité ». Mon prochain, c’est donc mon frère
; c’est celui qu’à chaque pas je rencontre ; que je
tente d’éviter mais il ne se laisse pas faire. Aussi
loin que j’essaie de m’enfuir, il me rattrape toujours
,il est là ,il regarde, il interroge, il demande, il
supplie, le plus souvent sans parole.
Mon prochain,
c’est aussi celui qui me met mal à l’aise par l’intensité
de sa détresse. « J’étais étranger et tu m’as accueilli
», « Le Seigneur protège l’étranger » …
Le thème
de l’étranger, redisons-le encore une fois, est constant
dans la Bible, dans les psaumes, dans l’Evangile. Combien
de fois le « tu aimeras l’étranger » se trouve dans
la Bible ? Trente-six fois et peut-être quarante-six
ou cinquante-six ? Qu’importe après tout car l’essentiel
est là : essayer à chaque instant d’inventer la relation
vivante à notre prochain pour qu’il ne soit plus à nos
yeux « celui qui veut nous tromper, profiter de nous
» mais une personne aimée de Dieu, riche de son histoire,
de sa culture, de sa conscience, de sa foi, que nous
voulons rencontrer, connaître, servir.
Cela nous
amène nécessairement à cette question d’actualité :
comment recevoir l’étranger ?
Il s’agit
de voir en lui quelqu’un qui est en situation de demande,
de besoin, qui est en situation de vulnérabilité. Quelqu’un
qui n’a pas pris à la légère sa décision de quitter
son pays, sa famille, et qui se trouve parmi nous porteur
d’un double message.
Le
premier message, c’est que l’étranger émigré se trouve
en situation de pauvreté matérielle, et nous avons une
vocation de prendre au sérieux cet appel, puisque c’est
l’appel que le Christ nous adresse très explicitement
dans l’Evangile : ce que vous avez fait aux plus pauvres,
c’est à moi que vous l’avez fait. Le deuxième message,
c’est qu’il nous invite à nous enrichir. Il nous invite
à nous enrichir de sa présence et de sa différence.
Le christianisme est la religion de la relation : relation
à Dieu et relation au frère. L’autre est toujours différent.
Cette différence parfois dérange, insupporte mais à
la fois elle peut enrichir. Saint-Exupéry écrit dans
"Le petit prince" : « Ta différence m’enrichit
». La différence du réfugié qui arrive dans un de nos
pays peut nous enrichir par la diversité culturelle
qu’elle nous apporte. Il est donc important de ne pas
passer à côté de cette occasion.
Aujourd’hui,
la mondialisation permet le déplacement non seulement
des capitaux mais aussi des personnes. Il serait particulièrement
injuste d’accepter le déplacement des capitaux sans
le déplacement libre des personnes, lesquelles en nous
interpellant par leurs différences peuvent aider l’Occident
à apporter des vraies réponses aux questions de sens
qu’Il se pose. Jacques Delors disait qu’il faut une
âme à l’Europe et que l’Europe ne se fera pas seulement
à base de réglementation économique et juridique. Il
faut une âme à l’Europe, c’est évident. C’est ce qui
lui fait le plus défaut et c’est ce à quoi il faut s’atteler.
Laissons-nous
donc faire, laissons parler notre cœur, notre conscience,
comme l’a fait le bon Samaritain de l’Evangile. Ne nous
séparons pas de ceux de nos frères qui sont les plus
pauvres car nous ne savons pas dans quels chemins de
justice, de vérité, de joie et d’amour ils peuvent nous
entraîner.
Paix, justice,
partage dans l’amour : tout cela se retrouve dans les
épreuves que nous vivons comme les valeurs les plus
constructives de cette humanité qui cherche à s’humaniser
toujours plus. Il y a certes bien d’autres valeurs dans
la vie intérieure de la personne. Mais la personne est
essentiellement communion comme Dieu est communion.
C’est en elle que l’homme se réalise comme image et
ressemblance de Dieu, autrement dit comme déiforme.
Et si, de par sa constitution à l’image et à la ressemblance
de Dieu, l’homme est divin, il le sera toujours davantage
s’il se reconnaît comme aimé et aimant.
Les textes ont donc été tirés de :
1.
Cyrille Argenti : « N’aie pas peur ». Ed. Cerf / Le
sel de la terre , Paris-Pully 2002, pp.288-296.
2. Revue SOP – Paris :
a) n° 249 / Juin 2000 : Michel Evdokimov : « La Trinité,
force vivifiante au cœur de notre foi », pp. 18-21.
b) n°240 / Juin 2000 : Tatiana Morozov : « Qui est mon
prochain ? », pp.21-25.
c) n° 256 / mars 2001 :Thierry Verhelst : « Le sacrement
du frère », pp.33-36.
d) n°265 / février 2002 : Michel Evdokimov : « Essayons
de reconnaître le Christ en tous ceux qui viennent vers
nous », pp.30-32.
e) n°274/ janvier 2003 : Georges Khodr : « Le dialogue
suppose une osmose créatrice à l’intérieur des sociétés
plurielles » , pp.20-22.
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