"Je vois le corps de l'Eglise prostré sur
le sol comme un corps mort. Je vois ses membres, mais
comme un corps sans vie, je n'en vois aucun qui remplisse
ses fonctions... Nous nous appelons des frères
; de nom, nous sommes tous membres, mais en réalité
nous sommes divisés comme des animaux sauvages...
Rien d'autre ne nous fait des imitateurs de Jésus-Christ
que de montrer un intérêt vif envers le
prochain... Ni le miracle, ni le martyre ne pourront
nous sauver si nous n'avons pas une solidarité
parfaite entre nous. " Jean Chrysostome
Identité
et mission
Le but de ce colloque est de mener une réflexion
prospective sur la vie et le témoignage de l'Eglise
orthodoxe. Cela revient, de fait, à s'interroger
sur l'avenir de l'Eglise, considérée moins
dans son essence - plan ontologique - que dans son agir,
moins dans le discours " idéaliste "
qu'elle peut tenir sur elle-même que dans la réalité
de son vécu et de sa pratique.
Je vois, personnellement, deux grands axes dans une
telle interrogation, axes indissociables qui recoupent
une double dynamique dans la vie de l'Eglise comme corps
du Christ et plénitude de l'Esprit saint :
1) Un premier axe, identitaire, qui porte sur la vie
et les problèmes internes de l'Eglise, son mode
de fonctionnement, son organisation, ses structures,
etc.
2) Un second axe, missionnaire au sens profond (non
prosélyte) du terme, qui porte sur la présence
et le rapport de l'Eglise au monde et à la modernité,
sur son ancrage dans les réalités psychosociales,
sa manière de se rendre présente à
la vie personnelle et collective des hommes et des femmes
d'aujourd'hui, de participer à leur devenir.
Ces deux axes sont intimement liés. Comme l'histoire
et l'expérience le montrent, il y a un lien profond
et dialectique entre, d'une part, la vie et les structures
internes de l'Eglise et, d'autre part, la manière
dont elle se révèle, se manifeste, se
rend présente au monde. L'Eglise rend témoignage
au Christ et à l'Evangile non seulement par sa
liturgie et sa théologie, mais aussi à
travers sa vie interne, ses actes, son fonctionnement
(ou ses dysfonctionnements), l'image qu'elle donne d'elle-même.
Cela forme un tout. Plus la vie interne de l'Eglise
sera vivante, unie, cohérente, plus son témoignage
et sa présence au monde seront forts, un et crédibles,
et inversement. Ainsi, la capacité ou l'incapacité
des orthodoxes à dialoguer et débattre
avec l'"autre" - le monde sécularisé,
les autres confessions chrétiennes et les autres
religions - est proportionnelle à leur capacité
ou incapacité à dialoguer et à
débattre entre eux. Autrement dit, c'est toute
l'identité et la crédibilité de
l'Eglise et de son témoignage qui sont en jeu
dans son rapport au monde, la réalité
de son souci missionnaire.
Avenir
de l'Eglise et avenir du monde
En termes d'économie du salut et de christologie,
on ne peut pas sérieusement penser l'avenir de
l'Eglise indépendamment de l'avenir du monde
et de la création tout entière. Ontologiquement,
en Christ, il y a en effet une solidarité profonde
de l'Eglise avec le monde, les hommes et tout le cosmos.
Trois points au moins découlent de cette interdépendance
"périchorèse"
1) L'Eglise n'est pas une totalité autosuffisante.
Elle n'est pas à elle-même sa propre fin.
Elle n'existe pas en soi, pour elle-même, mais
pour les autres, pour le salut du monde, pour manifester
I'Evangile et le Royaume de Dieu au milieu des hommes,
pour éveiller les curs à la présence
de Dieu en eux et à la nécessité
d'une métanoïa.
2) Ce salut, ce dessein salvateur de Dieu concerne toutes
les dimensions de la vie, de la personne et de la société,
comme par exemple la recherche de la justice, la promotion
de la paix et la sauvegarde de la création, pour
reprendre le programme du Rassemblement cuménique
de Bâle en 1988.
3) L'EgIise, en tant que communauté formant le
corps du Christ, ne vit pas, ne grandit pas, ne prend
pas corps dans l'abstrait, mais dans une réalité
locale, bien incarnée, ici et maintenant. Le
réalisme de l'Incarnation et de la Pentecôte
interdit toute scission entre la foi et l'existence.
Sur le chemin à la suite du Christ, l'Esprit
ne nous inspire jamais autant que quand nous sommes
en prise directe sur l'existence et que nous assumons
pleinement notre condition humaine, dans toutes ses
composantes : corporelle, psychique, socio-économique
et politique.
Modernité
et Occident
Comment caractériser ce monde, cette réalité
en Occident ? C'est une question immense, mais je retiendrai
deux points :
1) Une série de problèmes, très
graves, qui sont autant d'éléments de
crise et de défis à relever. Par exemple,
pour ne citer qu'eux :
- la globalisation de l'économie qui, alliée
aux progrès technologiques et à une idéologie
de la compétition, conduit partout dans le monde
à un chômage, des inégalités,
des processus d'exclusion croissants, un fossé
grandissant entre les riches et les pauvres ;
- la course à la croissance et ses conséquences
destructrices sur la création, qui menacent la
possibilité même de la survie des générations
futures : pollution, épuisement des ressources
naturelles, réchauffement de la planète,
etc.
- les " progrès " technologiques et
scientifiques qui posent des questions éthiques
de plus en. plus complexes et redoutables : procréation
assistée, génie génétique,
etc.
- l'individualisme et la désintégration
du lien social : augmentation des divorces, violences,
toxicomanies, dépressions, névroses, etc.
- la montée des extrémismes politiques,
notamment des partis racistes et fascistes, qui menacent
la démocratie.
2) Une mutation de la société qui quitte
progressivement la " modernité " pour
entrer dans ce que certaines penseurs appellent la "
post-modernité ", laquelle est en fait une
" rétrocritique " de la modernité.
Les grands récits, politiques ou scientifiques,
qui prétendaient expliquer d'une manière
totale le monde et l'homme et les rendre meilleurs,
se sont effondrés. La raison, l'économie,
la science, la technique n'ont pas apporté les
progrès et les bonheurs qu'elles nous promettaient.
La désillusion règne. Le vide menace.
Après avoir désenchanté le monde,
la modernité - qui est née de la tradition
judéo-chrétienne comme pour mieux s'en
séparer - est elle-même désenchantée.
La modernité qui, via la sécularisation,
la séparation de l'Eglise et de l'Etat, le règne
de la raison universelle et de l'individu autonome,
a profondément remis en question et bouleversé
la place de l'Eglise et du christianisme, est elle-même
remise en question.
Dans cette situation, il y a une immense soif de sens,
de sacré, de repères, de valeurs, de sécurité,
de chaleur humaine, de fraternité, d'écoute
et d'espérance, dont profitent aujourd'hui notamment
les nouveaux mouvements religieux - en particulier les
sectes -, les religions non chrétiennes et une
véritable vogue de l'éthique.
Urgence
prophétique
Face à tout cela - et je ne fais que répercuter
une question qui m'est souvent posée -, où
sont les orthodoxes ? Que fait l'Eglise ? Que propose-t-elle
?
Je crois que ces mutations, amples et accélérées,
ces problèmes très complexes nous interpellent,
doivent nous interpeller. L'Eglise ne peut les ignorer,
les éluder, car ils constituent des enjeux majeurs
pour le devenir de l'humanité et de la création.
II y a, dans cette situation, comme une urgence prophétique.
A travers les cris et les gémissements des hommes
et du cosmos, c'est l'Esprit qui nous interroge, qui
crie et gémit vers nous. C'est dans cette situation-là,
dans ce monde-là, dans cette réalité-là
de la vie et de l'histoire que Dieu, qui nous précède
par son Esprit-saint, nous appelle.
En effet, depuis son Incarnation, le Christ est dans
l'histoire ; il le sera jusqu'à la fin des temps,
quand il aura rassemblé l'humanité et
l'aura remise au Père. Mais les temps n'étant
pas accomplis, l'histoire n'est pas finie. Entre le
pas encore de l'eschatologie (le Royaume, qui n'est
pas de ce monde, ne sera réalisé qu'à
la Parousie) et le déjà de l'Incarnation
et de la Pentecôte (le Royaume a déjà
commencé et se déploie dans l'histoire
des hommes par l'action de l'Esprit-saint), l'Eglise
continue et construit l'histoire chaque jour. Loin d'être
intemporels, ses rapports avec Dieu sont et font l'histoire.
C'est pourquoi l'Eglise ne peut se désintéresser
ou se déconnecter de ce qui se passe autour d'elle,
se satisfaire d'une attitude de repli, d'isolement ou
d'immobilisme.
Certes, la société occidentale, sécularisée
et post-chrétienne, estime bien souvent pouvoir
se passer du christianisme. Il est vrai - il faut être
réaliste - qu'elle a appris à fonctionner
et à se développer sans les Eglises. Mais
nous, ne croyons-nous pas que le Christ - et l'Eglise
qui est son corps - est le cur mystérieux
du monde, même si les hommes l'ignorent ? Ne croyons-nous
pas que la solution des problèmes - dont la racine
spirituelle est évidente réside dans la
métanoïa de tout l'être, la conversion
au Christ ressuscité, l'éclairement de
l'esprit par l'Esprit saint, la purification de l'âme
et du corps par l'ascèse, la transformation intérieure
du cur de chair en cur de pierre, la redécouverte
et la prise au sérieux de l'image de Dieu en
l'homme comme fondement inaliénable de sa dignité
et de sa grandeur, la réalisation du modèle
trinitaire de la communion, équilibre parfait
de l'unité dans la diversité et de l'identité
dans le respect de l'altérité ? Ne croyons-nous
pas que nous avons certaines clés essentielles
de l'intelligence du présent, des moyens de féconder
l'avenir et de " ré-orienter de l'intérieur
la modernité ", pour reprendre l'expression
du patriarche Ignace IV d'Antioche ? Ne croyons-nous
pas à la promesse, à la possibilité
et à l'espérance d'une réconciliation
en Christ de l'homme avec Dieu, avec les autres et avec
lui-même, par et dans l'Esprit saint ?
Manifester avec humilité et ténacité
cette métanoïa permanente, témoigner
de cette espérance résurrectionnelle,
la communiquer aux hommes - là où ils
sont - moins par nos paroles que par notre existence,
rappeler à l'homme sa véritable nature
spirituelle et la grandeur de sa vocation en Dieu, attester
que la vie et la création restent possibles par-delà
les échecs et la destruction, que la puissance
divine, en synergie avec la liberté et la volonté
humaines, est " capable d'inventer un espoir là
où il n'y a plus d'espoir, et d'ouvrir une voie
dans l'impossible " (Grégoire de Nysse),
n'est-ce pas justement la mission de l'Eglise ?
Alors, peu importe que nous soyons minoritaires. L'essentiel,
c'est d'être le levain dans la pâte, le
sel de la terre, et que ce sel ne s'affadisse pas. Les
chrétiens, et donc les Eglises, n'auront un avenir
que s'ils deviennent des personnes porteuses du feu
et de la paix de l'Esprit, des "minorités
prophétiques de choc" (Jacques Maritain).
Le reste sera donné par surcroît. D'ailleurs,
cette situation - post-constantinienne - de pauvreté
et de minorité à laquelle l'évolution
du monde ramène peu à peu l'Eglise, n'est-elle
pas plus proche de l'Evangile qu'une situation de pouvoir,
de prestige et d'institution d'Etat ? Qu'est-ce qui
est plus conforme à l'esprit du Christ, le moine
en prière dans la simplicité de sa cellule
et une Mère Marie (Skobtsov) au milieu des clochards,
ou une hiérarchie ecclésiastique paradant
au milieu de la cour des princes, des honneurs et des
richesses ?
Chances
et défis
Oui, le monde souffre. Il a soif de sens, d'amour, de
compassion, de paix, d'espérance. Il crie. En
tant que chrétiens, nous avons une responsabilité
pour ce monde, qui nous a été confié
par le Créateur pour l'unir à lui et le
transfigurer, l'amener à s'accomplir dans la
communion avec la Sainte Trinité. Et la responsabilité,
comme le dit Mgr Georges Khodr, est " une attitude
éthique qui traduit la vérité théologique
de la solidarité humaine. Concrètement,
cela veut dire que l'Eglise, par sa prière, son
action et sa réflexion créatrices, avec
les moyens qui sont les siens, doit apporter son soutien
à ceux qui souffrent et aux laissés-pour-compte
de la société, aider les hommes à
s'éveiller et à s'ouvrir à l'Esprit
saint et à la présence de Dieu en eux
(source des vraies réponses), s'engager pour
libérer les hommes et le monde de tout ce qui
entrave l'action de ce même Esprit, lutter - à
côté d'autres - contre le mal sous toutes
ses formes, les tyrannies et les totalitarismes de tous
ordres, les forces de division, d'aliénation,
d'oppression, de repli sur soi, de haine raciale, d'injustice,
bref tout ce qui bafoue l'image de Dieu en l'homme et
crucifie le Christ en lui, empêchant par-là
même cette terre de devenir habitable et fraternelle.
Dans notre monde, si sensible aux valeurs de partage,
de justice, de tolérance et de fraternité,
c'est notamment au cur de tels engagements - dont
il faut définir et inventer les modalités
concrètes - que l'Eglise et les chrétiens
pourront être signes du Royaume. Comme le disait
Paul Evdokimov - dans le sillage de Nicolas Berdiaev
selon qui la question du "pain pour les autres,
pour le monde entier, est une question spirituelle"
-, "les problèmes du dépassement
du capitalisme, de la technocratie, de la situation
du tiers monde, de la guerre et de la famine, problèmes
brûlants au niveau mondial, sont les plus actuels
de toutes les Eglises et de la conscience chrétienne.
En ce sens, je crois que les mutations et crises du
monde moderne sont, pour l'Eglise orthodoxe, une chance
et un défi. Une chance, parce que nous avons
potentiellement - par notre trésor spirituel,
liturgique, théologique et ascétique -
de quoi aider le monde à sortir de ses impasses,
de quoi répondre à ses angoisses et à
ses besoins les plus profonds. Un défi, parce
qu'il nous oblige - pour pouvoir rencontrer le monde
- à sortir de nous-mêmes, à partager
ce trésor, à témoigner de ce qui
nous anime, à nous remettre en question, à
interroger avec discernement un certain nombre de comportements
et de pratiques, à élargir notre champ
de réflexion et d'action, à inventer un
nouveau visage de l'Eglise. C'est dans une telle ouverture,
une telle créativité - tout à fait
dans l'esprit des Pères, pour qui la tradition
était filiation créatrice et non simple
répétition et conservation - que nous
pourrons remplir notre mission, et pas dans la fermeture
identitaire (pour ne pas dire sectaire) ethnique et
confessionnelle, la crispation doctrinale, la nostalgie
restauratrice d'un passé. glorieux et idéalisé
auxquelles nous assistons çà et là.
Ces fermetures, crispations et nostalgies expriment
moins, me semble-t-il, un souci de fidélité
à la tradition qu'une peur devant les défis
d'une société en pleine mutation. Elle
témoigne, en fait, d'un manque de confiance dans
la pertinence du christianisme aujourd'hui et d'une
étrange myopie à l'égard des ressources
spirituelles de nos sociétés et de la
modernité, du dynamisme de l'Esprit qui est à
l'uvre dans l'histoire.
Sommes-nous capables de saisir cette chance ? Sommes-nous
capables de relever ce défi ? Soyons clairs :
soit l'Eglise parviendra à être vraiment
présente au monde, à s'ouvrir, à
écouter les hommes et les femmes (les jeunes
notamment), à avoir un comportement et une parole
prophétiques - accoucheurs d'avenir -, c'est-à-dire
à " retrouver le sens et le goût de
l'homme d'aujourd'hui " (Ignace IV d'Antioche)
pour mieux lui redonner le sens et le goût de
l'Eglise, soit elle devra se résoudre à
ce que les hommes et les femmes aillent chercher des
réponses ailleurs, par exemple dans les sectes
ou les autres traditions religieuses.
Rassemblement
et conversion
Pour être pleinement ce qu'elle est - lieu de
métanoïa et de renaissance intérieure,
avènement du Royaume, présence du Christ,
service de l'Evangile, révélation du mystère
de la Trinité parmi les hommes et les femmes
- l'Eglise doit donc retrouver et développer
une attitude " missionnaire ", s'incarner
vraiment au cur des réalités du
monde, de la vie personnelle et collective des hommes,
aux points sensibles et névralgiques où
se jouent leur existence et leur avenir.
La question qui se pose ici, c'est bien sûr le
comment ? Comment l'Eglise va-t-elle remplir cette mission
? Il y a pour l'Eglise plusieurs manières d'être
présente au monde. Schématiquement, on
peut les regrouper en deux catégories, qui correspondent
à deux dynamiques : une dynamique centripète
- vers l'intérieur - et une dynamique centrifuge
-vers l'extérieur.
La dynamique centripète, c'est - pour aller vite
- la vie liturgique et spirituelle de l'Eglise au sens
strict. Avec une double dimension : rassemblement communautaire
et conversion personnelle, eucharistie et transformation
intérieure. Le lieu par excellence de cette dynamique,
c'est la liturgie - le sacrement de l'autel - et la
vie ascétique. Rien d'autre, de facto, que le
mode de témoignage et de présence privilégié
des orthodoxes, centré sur la célébration
liturgique, la vie sacramentelle, la prière et
le jeûne.
Il est juste que ce mode de témoignage, allié
à la sainteté, soit premier. Car c'est
dans l'Eucharistie, union parfaite au Christ ressuscité,
que l'Eglise naît sans cesse et grandit, s'incarne
en plénitude. C'est dans la célébration
en commun qu'une communauté, peuple de Dieu animé
par l'Esprit saint, se forge et se fortifie. C'est dans
la communion au corps et au sang du Christ, la prière
et la fête, que peuvent se former des chrétiens
brûlant du feu de l'Esprit, contagieux parce que
brûlants, capables de faire rayonner de l'intérieur
la force et la paix évangéliques autour
d'eux, comme par osmose et capillarité. En ce
sens, l'exemple de la première communauté
de Jérusalem, même décrite d'une
manière idyllique dans les Actes des Apôtres
(2,42-47), reste d'actualité. L'Eglise a besoin
de telles communautés vivantes - paroissiales,
monastiques ou autres, signes de la vie trinitaire et
de la réalité de la Résurrection.
C'est d'abord par elles qu'elle témoignera que
l'Esprit saint est bien partout présent, que
le Christ est effectivement vivant, que le message de
paix et d'espérance de l'Evangile est actuel
et pertinent ; c'est par elles que l'Eglise éveillera
les hommes et les femmes d'aujourd'hui à leur
nature profonde et à leur vocation (divino-humaine),
qu'elle leur donnera le goût de Dieu et le désir
de la prière, qu'elle sera un appel et un exemple.
Cette vitalité et ce rayonnement d'une église
locale ne tiennent pas d'abord au nombre de fidèles
qu'elle rassemble, mais à son dynamisme spirituel
; à la force de sa prière, à sa
capacité à faire d'une "paroisse"
à dominante sociologique et géographique
une véritable "communauté" spirituelle
et à transformer ses "membres" et "usagers"
en authentiques "disciples" du Christ, à
sa capacité à connaître et dévoiler
les chemins du Royaume dans la vie des hommes de ce
temps - grâce notamment à la présence
de pères spirituels -, à sa capacité
enfin à accueillir les détresses et angoisses
du monde et à se montrer fraternelle. Si les
communautés primitives ont rayonné, c'est
d'abord parce qu'elles ont su être des exemples
d'amour vécu et partagé : " Voyez
comme ils s'aiment..."
Cette dynamique - communautaire - de l'eucharistique
est, bien sûr, indissociable de la dynamique -
individuelle - de la conversion personnelle, c'est-à-dire
la transformation spirituelle de la personne par la
prière et la vie ascétique. Nous touchons
là à la puissance de témoignage
de la sainteté. L'Eglise de tous les temps a
rayonné par ses saints. C'est encore vrai aujourd'hui,
dans une époque en quête de pères
et de repères, de maîtres et de guides
spirituels, d'exemples de cohérence entre la
parole et les actes.
Dangers
de repli
Mais encore faut-il que les communautés qui se
constituent autour de l'autel et que les fidèles
qui se rassemblent dans le temple rayonnent effectivement,
qu'ils soient ouverts, porteurs de ce dynamisme et capables
d'accueillir vraiment ceux qui sont envoyés.
Encore faut-il que la communion ecclésiale "intra
muros" devienne ferment, d'une "communion
humaine" extra muros. Cette ouverture et ce passage
ne sont ni évidents ni automatiques. En effet,
centrée trop exclusivement sur la liturgie dominicale,
les fêtes et la vie sacramentelle, une communauté
ecclésiale peut aussi se replier sur elle-même,
devenir une sorte de bulle, de refuge, d'en-soi ou d'entre
soi confortable et ronronnant, glisser dans une forme
de cocooning liturgique. C'est un danger réel
pour toute Eglise, pour toute paroisse que de vivre
sa foi sur le mode d'un certain repli à l'intérieur
de groupes affinitaires et identitaires, ethniques et/ou
spirituels. Ce danger est d'autant plus grand que tant
l'Orthodoxie (par le poids de l'identité nationalo-linguistique
de nombre de ses communautés et sa dimension
mystique) que l'époque (par l'individualisme
et la recherche d'îlots de chaleur) poussent à
cela.
Ce risque de repli, de fait, est double. D'une part,
il y a un risque de repli "ethnique" pour
les groupes de la "diaspora" - grecs, russes
ou autres -, où la paroisse peut devenir plus
ou moins fortement un lieu de célébration
et de conservation d'une identité culturelle,
linguistique, nationale, lieu important et légitime
sans doute aux plans psychologique et sociologique,
mais qui - il faut le reconnaître - n'a parfois
plus grand chose à voir avec la vie en Christ.
D'autre part, il existe également un risque de
repli plus ou moins "spiritualiste" et "esthétiste"
pour les groupes " de convertis", où
la paroisse - ou le monastère où l'on
va séjourner - peut devenir une forme de refuge,
un îlot de convivialité et de sécurité
qui permet de s'évader de la société,
d'échapper pour un temps aux affres d'un monde
qui fait peur. Le danger de ces tendances, qui ont certes
aussi des côtés positifs, c'est :
- tantôt une spiritualité plus ou moins
schizophrénique, désincarnée, loin
de la vie quotidienne, coupée de la vie réelle
des hommes de ce temps ;
- tantôt une absolutisation des rites, une sacralisation
excessive des formes et des objets de culte qui aboutit
au ritualisme, quand ce n'est pas à la "
ritolâtrie ". A cet égard, observation
intéressante, plus les gens vivent dans un dualisme
entre l'espace du monde (leur existence professionnelle,
familiale, etc.) et l'espace de l'Eglise, plus ils sont
attachés aux formes extérieures (cultuelles
et culturelles) de la vie ecclésiale ;
- tantôt une ethnicisation de la tradition, via
le culte de la langue et de la culture originaire, plus
ou moins mâtiné de phylétisme ;
- tantôt une esthétisation, voire une folklorisation-muséification
de la tradition orthodoxe, identifiée de manière
excessive à la beauté de ses chants et
de ses icônes.
Le
mouvement de la mission
Or, ces formes de repli, qui conduisent à une
forme de réductionnisme ethno-esthético-mystique
de la tradition orthodoxe, me semblent constituer des
impasses, une voie sans avenir. Elles me paraissent
inconciliables avec
1) La nature même de l'Eglise, qui existe aussi,
voire d'abord, pour ceux qui n'en sont pas ou qui s'en
sont éloignés. C'est tout le sens de la
parabole de la brebis perdue, qui compte plus pour le
berger que les quatre-vingt-dix-neuf autres (Lc 15,
4). L'Eglise renierait son identité si elle devenait
un cercle de fidèles existant pour soi. Le règne
de Dieu, en sa réalité historique, s'étend
au-delà des limites visibles de l'Eglise. Pour
être vivante, l'Eglise doit, jusqu'à la
Parousie, se sentir " en manque " de tous
ceux qui ignorent qu'ils sont aimés de leur Créateur,
créés à l'image de Dieu et appelés
à la divino-humanité.
2) L'identité chrétienne qui, tout en
étant enracinée dans une culture locale,
est toujours ouverte sur l'universel, la totalité
humaine récapitulée en Christ. Or, en
Christ, il n'y a ni Juif, ni Grec, ni Russe, ni Arabe.
L'identité chrétienne transcende - et
donc relativise radicalement toute culture, toute appartenance,
toute identité, qu'elle soit ethnique, nationale
ou linguistique. Le chrétien n'a qu'une patrie
: le Christ, " terre des vivants " qui n'a
même pas une pierre où reposer sa tête.
Il n'a qu'une langue : l'amour, qui s'exprime dans toutes
les langues. Comme le disait l'archimandrite Sophrony,
" dès que nous limitons la personne du Christ,
qui est l'Etre supracosmique, dès que nous l'abaissons
au plan des nationalités, nous perdons tout et
tombons dans les ténèbres. La voie est
alors ouverte à la haine entre les nations, à
l'hostilité entre les groupes sociaux. "
3) Le message et le dynamisme de l'Evangile qui nous
incite, à la suite du Christ, à sortir
de nous-mêmes pour aller vers les autres, qui
nous pousse en-dehors de nos sécurités
- où nous risquons de nous installer et de nous
assoupir -pour aller rejoindre Dieu là où
il est venu et continue à venir à nous
en Jésus-Christ, c'est-à-dire dans la
vie quotidienne des hommes, les joies et les peines,
les angoisses et les combats. C'est toute la dynamique
de la scène de la visitation - Marie courant
vers Elizabeth pour lui annoncer la Bonne Nouvelle dont
le père Lev Gillet a fait le modèle de
la mission. L'Eglise, qui se manifeste dans le rassemblement
eucharistique, est toujours poussée vers un dépassement,
un déplacement missionnaire. Elle n'attend pas
seulement que les autres viennent à elle. Elle
va vers les hommes et les femmes de son temps. Les chrétiens,
l'Eglise ne cessent d'être envoyés, avec
cette mission non pas de faire de nouveaux adeptes,
mais d'être ferments du Royaume de Dieu dans le
monde, signes de la présence de l'Esprit saint,
témoins de la miséricorde et de l'espérance.
4) L'enseignement des Pères de l'Eglise, notamment
du 4ème siècle, qui ont toujours refusé
de séparer expérience spirituelle et présence
aux hommes de leur temps, salut personnel et salut du
monde. Les Pères nous rappellent qu'à
force d'insister sur une spiritualité de la résurrection,
de la transfiguration, de la déification, nous
risquons d'oublier que le christianisme est aussi, profondément,
une spiritualité de l'incarnation, attentive
à la vie, aux souffrances et aux espoirs des
hommes et des femmes - en priorité les plus pauvres
et les exclus -, aux mouvements de l'histoire et à
la sauvegarde de la création. Ils nous rappellent
que le combat pour la justice, la liberté, la
paix et la transformation du monde sont une dimension
constitutive de la mission de l'Eglise et du dessein
salvateur de Dieu. Si le spirituel - qui est premier
et ultime - ne doit pas être dissout dans le social,
il ne doit pas non plus en être isolé.
Il y une unité profonde entre expérience
mystique et engagement dans la cité. Toute expérience
spirituelle authentique a, pour celui qui veut bien
le reconnaître, des implications éthiques
et une portée socio-politique. La libération
spirituelle réalisée et proposée
par Jésus-Christ inclut l'effort de libération
et de solidarité sociale.
Sacrement
de l'autel et sacrement du frère.
Nous touchons à la théologie, si bien
exprimée par saint Jean Chrysostome, du "
sacrement de l'autel " et du " sacrement du
frère ". Je ne m'étendrai pas sur
les fondements ontologiques de cette théologie
- l'unité consubstantielle de l'Adam total brisée
par le péché et restaurée par la
divino-humanité du Christ -, ni sur ses dimensions
trinitaires - la communion dans le respect absolu de
l'altérité comme mode d'être chrétien
-, ni sur sa vision de l'hypostase - la personne non
comme partie de la société et du cosmos,
mais la société et le cosmos comme parties
de la personne -, ni enfin sur ses implications eschatologiques
- nous serons jugés sur l'amour, selon les critères
définis par saint Matthieu (25, 31-46) : avoir
nourri les affamés, vêtu les nus, visité
les malades et les prisonniers, etc. Je soulignerai
simplement deux points :
1) Le "sacrement de l'autel" et le "sacrement
du frère" sont indissociables. Eucharistie
et mission sont et demeurent aussi inséparables
que les deux commandements du Christ : l'amour de Dieu
et l'amour du prochain. L'Eglise doit constamment veiller
à rendre leur unité - qui est en réalité
une tension - effective, réelle, concrète.
Plus la relation mutuelle entre le " sacrement
de l'autel " et le " sacrement du frère
" sera dynamique, plus l'Eglise sera vivante, féconde
et audacieuse. A l'inverse, " la liturgie sans
courage devient contre-témoignage ", écrit
Mgr Georges Khodr en écho à saint Jean
Chrysostome : " Tu veux honorer le- Corps du Christ
? Alors, ne l'honore pas ici, dans l'église,
avec des vêtements de soie tandis que tu le négliges
au dehors où il est nu et a froid... A quoi sert-il
de charger la table du Christ de coupes d'or alors que
lui-même meurt de faim ? D'abord, nourris-le quand
il a faim et, après, utilise les moyens qui te
restent pour orner sa table. " De fait, le "
sacrement de l'autel " ne prend son sens que s'il
s'accompagne du " sacrement du frère ".
La dynamique du rassemblement et de la réconciliation
eucharistiques n'acquiert sa plénitude qu'en
débouchant sur la dynamique de la dispersion
et de l'envoi, laquelle est à son tour porteuse
d'une promesse de rassemblement et de réconciliation
pour toute l'humanité. Les chrétiens ne
se réunissent dans les murs visibles de l'Eglise
que pour mieux en sortir et entrer dans l'histoire des
hommes, fort des dons et charismes de l'Esprit saint
qu'ils ont reçus à l'intérieur.
2) Si le "sacrement du frère" découle
du "sacrement de l'autel", il ne faudrait
pas en déduire qu'il est simplement de l'ordre
de la conséquence, d'une possibilité facultative,
c'est-à-dire secondaire. Au contraire, il est
sacrement à part entière, donc lieu de
la présence du Christ dans chaque être
humain, lieu essentiel d'union au Christ serviteur et
de participation à sa vie. Don du Saint-Esprit,
le service du frère est le service de Dieu. "L'autel
du pauvre, plus grand que l'autre, tu peux le voir élevé
partout dans les rues et tu peux y sacrifier à
toute heure", écrit saint Jean Chrysostome.
L'amour du prochain est le sceau qui authentifie l'amour
de Dieu. " Il a rendu justice au pauvre et au nécessiteux.
N'est-ce pas cela me connaître ? - oracle du Seigneur
" (Jr 22,16).
Il est donc important, essentiel même, que l'Eglise
redonne toute sa place au "sacrement du frère",
retrouve la plénitude de sa conscience missionnaire
et diaconale. "L'Eglise est appelée à
former des hommes éveillés à leurs
responsabilités dans la cité, une cité
qui devient d'ailleurs la planète", déclarait
le patriarche cuménique Athénagoras
1er. C'est par-là notamment qu'elle pourra répondre
aux défis et questions du monde moderne, qu'elle
parviendra à résister aux tentations de
repli qui la guettent, à échapper aux
crispations qui la travaillent et à passer d'une
"éthique de la conviction" à
une "éthique de la responsabilité"
c'est-à-dire à transformer les pieuses
déclarations, les envolées théologico-mystiques
sublimes et les bons sentiments en actes et comportements
réels.
Diacre
Maxime Egger (Chambésy, Suisse) SOP 1998
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