LE
PETIT MANUEL
DU MOINE ORTHODOXE
PREFACE
L’Eglise
en général, nous pouvons la définir comme « cette vie
de Dieu dans les hommes » pour reprendre ici l’excellente
définition de Khomiakov . Vie qui nous fait connaître
Dieu comme communion des trois Personnes et c’est la
raison pour laquelle l’Eglise orthodoxe, Eglise absolue
de la Sainte Trinité, sera ressentie surtout comme communauté
eucharistique, agapè, où la vie en Christ s’exprime
dans une expérience réelle de service et de fraternité
; où la spiritualité est normalement celle du martyr,
véritable état mystique où l’homme, s’identifiant au
Crucifié, éprouve dans une indicible métamorphose, la
plénitude de la Résurrection . C’est cela qui, en la
rendant si sensible au cœur, assure la continuité de
l’Orthodoxie : le fil rouge de ses martyrs et le fil
d’or des transfigurés, dont les Pères du Désert en sont
parmi les exemples les plus parlants .
Cela est
d’autant plus important à souligner que l’homme de notre
temps oublie qu’il existe . Il oublie que les autres
existent . Il oublie que le monde existe . Il vit dans
un temps dévoreur où chaque instant dévore déjà l’instant
suivant ; où il n’y a en quelque sorte jamais de présent
. Bref, il oublie Dieu !
Pourtant,
écrit Olivier Clément, « l’homme d’aujourd’hui pressent
le mystère, mais très certainement autrement : peut-être
dans le froid de sa solitude ; peut-être dans une tendresse
désespérée qui fait que dans son regard il y a de l’amour
et du chagrin » .
C’est précisément
cela que tend à nous déchiffrer dans sa finalité le
vécu des moines : la transformation de la tristesse
pour la mort en tristesse pour Dieu ; le silence devant
le destin en cri de Jacob ; le jaillissement de la lumière
de la Résurrection au cœur même de la liberté de l’homme,
dans la grandeur et la folie de l’homme, dans son expérience
du paradis et de l’enfer .
Etouffer
ses passions, choisir définitivement, pleinement, totalement
la voie qui mène à Dieu, déraciner du plus profond de
son être les germes du mal, s’ouvrir sur l’amour fou
de Dieu et partant, puisque l’un ne vas pas sans l’autre,
sur l’amour des autres, tel est le programme que propose
la spiritualité de l’Eglise orthodoxe. Tel est aussi
le but que poursuit ce petit manuel : rappeler qu’on
n’édifie pas une vie sur la négation puisque l’enseignement
du Christ est en tous points le contraire de la négation
; oser dire qu’il ne faut pas craindre la liberté mais
qu’il faut aller jusqu’au bout de celle-là même qui
butte sur l’ultime esclavage, autrement dit la mort
pour ensuite entrer totalement dans l’expérience de
la seule vraie transgression, qui est la Résurrection
!
Puisse ce
modeste ouvrage, écrit dans une intention très pédagogique,
nous aider à sortir de l’indifférence et de la dérision
qui sont l’écume de notre civilisation . « Mon désir
terrestre, écrit Saint Ignace d’Antioche ( in Rom.7/2-3
), a été crucifié ; il n’y a plus en moi de feu pour
aimer la matière, mais en moi une eau vive qui murmure
et qui dit au-dessus de moi : viens vers le Père . Je
ne me plais plus à une nourriture de corruption ni aux
plaisirs de cette vie ; c’est le pain de Dieu que je
veux qui est la chair de Jésus-Christ de la race de
David ; et pour boisson, je veux son Sang qui est Amour
incorruptible » .
L’union avec
le Ressuscité !... Un mystère qui finalement s’accomplit
dans les seules personnes humaines et qui se manifeste
surtout par un besoin impérieux de participer à la vie
divine par un acte libre, conscient, volontaire lequel
nous engage dans une extraordinaire aventure spirituelle
.
Une extraordinaire
aventure spirituelle en effet que ne cessent de nous
proposer inlassablement jusqu’à la fin des temps ces
hommes ivres de Dieu que sont les moines .
LES FONDEMENTS
DE L’ASCESE ORTHODOXE
Ascèse
de l’enseignement du Christ
L’ascèse
orthodoxe est une ascèse qui a pour base fondamentale
les commandements du Christ, auxquels on se consacre
totalement à tel point qu’ils deviennent la seule loi
pour toute l’existence. Et si l’on se demande quelles
sont ces lois, on répondra, en premier lieu, d’aimer
le Seigneur Dieu de tout son cœur, de toute son âme,
de toutes ses pensées et de toutes ses forces, et en
second lieu, d’aimer son prochain comme soi-même (Mc
12, 30-31. Mt 22, 40. Ga 5, 14).
Tel est le
but de l’ascèse chrétienne dont nous allons maintenant
aborder quelques aspects, en fonction de notre vie spirituelle
fondée ainsi en Dieu.
Combat conscient
de l’homme et don de l’Esprit Saint
L’ascèse
est un combat conscient de l’homme, du libre choix de
l’homme pour atteindre la perfection. Mais la perfection,
en tant que telle, n’est pas contenue dans la nature
de l’homme : c’est pourquoi il n’est pas possible de
l’atteindre uniquement avec le concours des seules forces
de l’homme, contenues dans leurs propres limitations.
La perfection ne peut se réaliser qu’en Dieu ; elle
est un don de l’Esprit Saint.
En tant que
telle, l’ascèse n’est jamais un but en soi. Elle est
toujours un moyen, une expression de notre liberté et
une vie en vue de son acquisition. C’est un exercice
pour un combat conscient qui devient, avec le temps,
science, technique.
Mais pour
que ce combat soit victorieux et ne succombe pas à la
corruption, il faut qu’il soit scellé par la grâce.
En ce sens, l’ascèse peut être définie comme la recherche
d’un symphonie, d’un accord de notre volonté et de notre
vie avec la volonté et la vie même de Dieu. Cette symphonie
s’exprime et se pratique essentiellement dans la prière
et c’est la raison pour laquelle la prière se situe
au sommet de toute l’activité ascétique ; elle est le
centre duquel toute autre action puise sa force et sa
validation.
Dans la prière, l’ascèse orthodoxe atteint la perfection
de son expression parce qu’elle fait participer l’être,
à travers l’Esprit Saint, à la vie divine. L’ascète
va donc consacrer à la prière son attention la plus
soutenue.
Arriver à
la prière pure : l’ascète quitte tout et par cet abandon
entre dans l’essence du renoncement monastique.
Il importe
de rappeler que le moine, du point de vue de sa foi,
ne diffère pas des autres chrétiens. Sa vie témoigne
d’une certaine façon de vivre, mais elle n’a pas d’autre
source que les commandements du Christ auxquels tous
les baptisés adhèrent par l’ascèse. Tout chrétien orthodoxe
devrait être un ascète et chaque fois donc que nous
parlons de l’essence du monachisme, nous touchons à
quelque chose qui concerne tous les chrétiens orthodoxes.
La
vie monastique : une troisième grâce
Est-il possible
d’édifier une vie sur la base de la négation ? Non,
bien sûr, car l’enseignement du Christ est en tous points
positif, parce que l’amour et, en général, la vie en
Dieu ne peuvent pas être autre chose qu’un engagement
positif de tout l’être.
Quand rayonne
l’amour de Dieu, il ne peut exister de négation consciente
visant à vaincre telle ou telle passion : quand on aime
réellement, quand l’amour du Christ devient en l’homme
une seconde nature, il ne lui faut plus se séparer du
lien qui l’unit au monde des choses, ni de l’esclavage
des passions, car il en est libéré. Au départ, chaque
énergie spirituelle de l’homme qui s’inscrit dans cette
lignée et qui se conforme à l’enseignement du Christ
n’exige de lui aucune violence, mais manifeste consciemment
l’amour.
« Nous savons
que nous sommes de Dieu et que le monde entier se trouve
sous la coupe du Malin » (1 Jn 5, 19) : le mal consiste
en ce que l’homme soit devenu l’esclave du péché. Sa
libération et sa renaissance ne se réalisent que par
l’union entre le Divin et l’humain consommée en Christ.
Il est nécessaire
de dire que pour certains la négation de ce monde donne
du monachisme une image au caractère morose, triste
et sombre. Mais cette image est erronée. Saint Théodore
Studite définit la vie monastique comme une « troisième
grâce », la première étant la Loi de Moïse, la seconde
« la grâce après grâce » (Jn 3, 16.) et la troisième
« la vie monastique » en tant que vie céleste, réalisation
et possession du transcendant dans le présent, dans
l’actuel.
Acquérir
la vision de Dieu
Toute vie
monastique n’a de sens que dans la mesure où elle est
tournée vers la vision de Dieu. Le moine désire ardemment
posséder en lui la lumière du Thabor. Aussi, avant d’aller
plus loin, il est bon au préalable d’analyser brièvement
ce que signifie, pour l’Orthodoxie, l’expérience spirituelle
de la déification.
L’expérience
spirituelle de la déification
« Dieu est devenu homme pour que l’homme devienne Dieu
en Lui » affirme saint Athanase. « Dans mon royaume,
dit le Christ dans le canon des matines du Jeudi saint,
Je serai Dieu et vous serez dieux avec moi » (4ème ode,
3ème tropaire ). Ainsi donc, l’union avec Dieu, but
final de la rédemption, est un mystère qui s’accomplit
dans les personnes humaines. Librement elles renoncent
à tout ce qui leur est propre par nature pour se réaliser
pleinement dans la grâce, pour atteindre la « théosis
», en d’autres termes la divinisation, toute notion
de sainteté dans l’Orthodoxie étant intimement liée
à celle de la Grâce.
Le saint
est un homme qu’habite la Grâce. Cette dernière n’est
pas, dans la théologie des Pères grecs, considérée comme
un effet « créé » : elle est Dieu lui-même se rendant
participable. Elle est l’énergie même de la Divinité
– en quelque sorte les rayons du Soleil – se communiquant
dans l’Esprit Saint. La notion de la Grâce s’identifie
en Orient avec celle de la participation. La Grâce est
une communion à la vie divine pour saint Cyrille d’Alexandrie
: « Adam, avant la chute, préservait en lui-même, pure
et sans souillure, l’illumination que Dieu lui avait
accordée et ne prostituait pas la dignité de sa nature
; ainsi le Fils illumine, en tant que Créateur, puisqu’il
est lui-même la Lumière véritable, tandis que la créature
est illuminée par participation à la Lumière et ainsi
reçoit le nom de Lumière et devient Lumière, en s’élevant
vers la surnaturel par la Grâce de Celui qui l’a glorifiée
et qui la couronne de dignités variées » (Cyrille d’Alexandrie,
Commentaire sur Jean, 1, 9).
Pour saint
Grégoire Palamas, la Lumière divine est une donnée pour
l’expérience mystique : c’est le caractère visible de
la Divinité, des énergies dans lesquelles Dieu se communique
et se révèle à ceux qui ont purifié leur cœur : « Celui
qui participe à l’énergie divine (…) devient lui-même,
en quelque sorte Lumière ; il est uni à la Lumière et
avec la Lumière il voit en pleine conscience tout ce
qui reste caché à ceux qui n’ont pas cette grâce ; il
surpasse ainsi non seulement les sens corporels, mais
aussi tout ce qui peut être connu (par l’intelligence)
(…) car les cœurs purs voient Dieu (…) qui, étant la
Lumière habite en eux et se révèle à ceux qui l’aiment,
à ses bien-aimés… » (Grégoire PALAMAS, Sermon pour la
fête de la Présentation au Temple de la Mère de Dieu,
éd. Sophocles, P.176-177).
C’est pourquoi
l’union à Dieu, la vision lumineuse est pour l’homme
à la fois pleinement objective, pleinement consciente,
pleinement personnelle, parce que tout être humain porte
en lui l’image du Créateur, de sa participation libre
à la vie divine : « l’homme, dès l’origine de la création,
reçut le contrôle de ses désirs et pouvait suivre librement
les inclinations de son choix, parce que la Déité, dont
il est l’image, est libre » (Cyrille d’Alexandrie, Hom.
Que Dieu n’est pas l’auteur du mal, 6, PG 31, 344 B).
Cette union
en effet ne se résout jamais en une intégration de la
personne humaine dans l’Infini divin : elle est, au
contraire, l’accomplissement de sa destinée libre et
personnelle. De là également l’insistance des spirituels
byzantins sur la nécessité d’une rencontre personnelle
avec le Christ, lieu où, par excellence, ont convergé,
une fois pour toutes, l’expérience de l’homme par Dieu
et celle de Dieu par l’homme : « Ce n’est plus moi qui
vis, c’est le Christ qui vit en moi », proclame saint
Paul.
Vu d’en-bas,
un saint ne cesse jamais de lutter, assumant le mal
universel, traversant l’agonie de Gethsémani, s’épanouissant
en charité cosmique ; mais vu d’en-haut, il est tout
tissé de lumière. La vie spirituelle conduit à la contemplation
ineffable où la Lumière devient l’objet mais aussi le
moyen de la vision ; c’est cette luminosité des corps
pneumatisés que nous montre l’icône : « Tu es devenue
belle, mon âme, en t’approchant de Ma Lumière, ton approche
a attiré sur toi la participation de Ma beauté. S’étant
approchée de la Lumière, l’âme devient Lumière. » (Grégoire
de Nysse, P.G. 44, 869 A.)
La théologie
de la Lumière est donc inhérente à la spiritualité orthodoxe
: l’une est impossible sans l’autre. Derrière cette
doctrine, on trouve l’idée fondamentale de l’homme fait
à l’image et à la ressemblance de Dieu, la Sainte Trinité.
Les saints sont ceux qui expriment en eux la Trinité.
Le thème constant de saint Jean l’Evangéliste est l’union
personnelle et organique entre Dieu et l’homme ; pour
saint Paul, la vie chrétienne est avant tout « vie en
Christ ». Le mystère de la Rédemption signifie donc
la récapitulation de notre nature par le Christ, Nouvel
Adam, et dans le Christ. Le mystère de la Pentecôte
nous rappelle que l’œuvre de notre déification s’accomplit
en nous par le Saint Esprit, Donateur de la Grâce. La
double économie du Verbe et du Paraclet a pour but l’union
des êtres créés avec Dieu. Ici, cependant, Créateur
et créature ne fusionnent pas en un seul être, car,
dans la théologie mystique orthodoxe, l’homme ne perd
jamais sa propre intégrité ; même déifié il reste distinct,
mais non séparé de Dieu : l’homme déifié ne perd pas
son libre arbitre mais c’est aussi librement, par amour,
qu’il se conforme à la volonté de Dieu. L’homme ne devient
pas Dieu par nature, mais il est seulement « créé dieu
», un dieu par grâce. L’Eglise orthodoxe écarte de cette
façon toute forme de panthéisme.
Mais plus
une personne progresse dans la voie de l’union, plus
elle est consciente ; et cette conscience dans la vie
spirituelle s’appelle connaissance qui, dans les degrés
supérieurs de la voie mystique, se manifeste pleinement
comme la connaissance parfaite de la Trinité.
« La prière,
dit Evagre le Pontique, est une ascension de l’intelligence
vers Dieu. Prie premièrement pour être purifié des passions,
deuxièmement pour être délivré de l’ignorance, troisièmement
pour être délivré de toute tentation et déréliction.
Dans ta prière, cherche uniquement la justice et le
Royaume (Cf. Mt 6, 33), c'est-à-dire la vertu et la
gnosis, la connaissance, et tout le reste te sera donné
en plus. Si tu es théologien, tu prieras vraiment, et
si tu pries vraiment, tu es théologien. Et théologien
est celui qui, s’étant purifié et ayant dépassé les
contemplations des êtres, contemple Dieu » (Evagre le
Pontique, cité dans Petite philocalie de la prière du
cœur, pp. 40-43).
Pour atteindre
cela, il faut être constamment dans l’état de veille,
se comporter comme des fils de Lumière : « Comportez-vous
en fils de Lumière » (Ep 5, 9). La gnosis est de ce
fait une expérience de la Lumière incréée, cette expérience
elle-même étant Lumière, car il est dit dans le psaume
: « Dans ta Lumière nous verrons la Lumière. » (Ps 35,
10).
Pour saint
Syméon le Nouveau Théologien, l’expérience de la Lumière,
qui est la vie spirituelle consciente ou gnosis, révèle
la présence de la Grâce acquise par la personne : «
Nous ne parlons pas des choses que nous ignorons, dit-il,
mais de ce qui nous est connu nous rendons témoignage.
Car la Lumière brille déjà dans les ténèbres, dans la
nuit et dans le jour, dans nos cœurs et dans nos esprits.
Elle nous illumine, cette Lumière sans déclin, sans
changement, inaltérable, jamais éclipsée ; elle parle,
elle agit, elle vit et elle vivifie, elle transforme
en Lumière ceux qu’elle illumine. Dieu est Lumière et
ceux qu’Il rend dignes de Le voir Le voient comme Lumière
; ceux qui l’ont reçu, l’ont reçu comme Lumière. Car
la Lumière de Sa gloire précède Sa face et il est impossible
qu’Il apparaisse autrement que dans la Lumière. Ceux
qui n’ont pas vu cette Lumière n’ont pas vu Dieu, car
Dieu est Lumière. Ceux qui n’ont point reçu cette Lumière,
n’ont pas encore reçu la grâce, car en recevant la grâce,
on reçoit la Lumière divine et Dieu… » (Syméon le Nouveau
Théologien, Homélie LXXIX, 2, SC n° , p).
« Nous avons
vu la Lumière véritable, nous avons reçu l’Esprit céleste,
nous avons trouvé la vraie foi dans l’adoration de la
Trinité indivisible car c’est elle qui nous a sauvés
», chantons-nous à la fin de la célébration eucharistique.
La déification
qui se réalise à travers l’illumination de tout l’être
par laquelle Dieu se révèle et qui surpasse de ce fait
le sens et l’intelligence de la personne humaine n’est
plus uniquement une extase, un état passager qui ravit,
qui arrache l’être humain à son expérience habituelle,
mais une vie consciente, nous le répétons, dans la Lumière
divine, dans la communion incessante avec Dieu.
Dans son
livre La théologie mystique de l’Eglise d’Orient, V.
Lossky nous présente, à ce sujet, un passage tiré des
Révélations de saint Séraphin de Sarov, écrites au début
du XIXème siècle. Mieux que tous les exposés théologiques,
il nous fera comprendre en quoi consiste cette certitude,
cette gnose ou conscience de l’union avec Dieu. Voici
cet entretien échangé par une matinée d’hiver dans la
forêt avec l’un de ses disciples :
« Je ne comprends pas, tout de même, comment on peut
avoir la certitude d’être dans l’Esprit de Dieu. Comment
pourrai-je reconnaître en moi-même, d’une façon sûre,
sa manifestation ?
- Je vous ai déjà dit, fit le Père Séraphin, que c’est
bien simple. Je vous ai longuement parlé de l’état dans
lequel se trouvent ceux qui sont dans l’Esprit de Dieu
; je vous ai expliqué aussi comment il faut reconnaître
sa présence en nous… Que vous faut-il donc encore, mon
ami ?
- Il faut que je comprenne mieux tout ce que vous m’avez
dit.
- Mon ami, nous sommes tous deux en ce moment dans l’Esprit
de Dieu… Pourquoi ne voulez-vous pas me regarder ?
- Je ne peux pas vous regarder, mon Père, répondis-je,
vos yeux projettent des éclairs ; votre visage est devenu
plus éblouissant que le soleil et j’ai mal aux yeux
en vous regardant.
- Ne craignez rien, dit-il, en ce moment, vous êtes
devenu aussi clair que moi. Vous êtes aussi à présent
dans la plénitude de l’Esprit de Dieu ; autrement, vous
ne pourriez me voir tel que vous me voyez.
Et, penché vers moi, il me dit tout bas à l’oreille
:
- Rendez donc grâce au Seigneur Dieu pour sa bonté infinie
envers nous. Comme vous l’avez remarqué, je n’ai même
pas fait le signe de croix ; il a suffi seulement que
j’eusse prié Dieu en pensée, dans mon cœur, disant intérieurement
: Seigneur, rends-le digne de voir clairement de ses
yeux corporels cette descente de ton Esprit, dont Tu
favorises tes serviteurs, lorsque Tu daignes leur apparaître
dans la Lumière magnifique de Ta Gloire. Et, comme vous
le voyez, mon ami, le Seigneur exauça immédiatement
cette prière de l’humble Séraphin…Combien devons-nous
être reconnaissants à Dieu pour ce don ineffable accordé
à nous deux ! Mêmes les Pères du désert n’ont pas toujours
eu de telles manifestations de sa bonté. C’est que la
Grâce de Dieu, telle une mère pleine de tendresse envers
ses enfants, daigna consoler votre cœur meurtri, par
l’intercession de la Mère de Dieu Elle-même… Pourquoi
donc, mon ami, ne voulez-vous pas me regarder droit
en face ? Regardez franchement, sans crainte : le Seigneur
est avec nous.
Encouragé par ces paroles, je regardai et fus saisi
d’une frayeur pieuse. Imaginez-vous au milieu du soleil,
dans l’éclat de ses rayons éblouissants de midi, la
face de l’homme qui vous parle. Vous voyez le mouvement
de ses lèvres, l’expression changeante de ses yeux,
vous entendez sa voix, vous sentez ses mains qui vous
tiennent par les épaules, mais vous ne voyez ni ces
mains ni le corps de votre interlocuteur – rien que
la lumière resplendissante qui se propage loin, à quelques
toises à l’entour, éclairant par son éclat le pré couvert
de neige et les flocons blancs qui ne cessent de tomber…
» (Cité dans Vladimir Lossky, Théologie mystique de
l’Eglise d’Orient, Foi Vivante, Cerf, 1990, p.225-227.
On peut résumer
ainsi cet entretien : le disciple ne peut plus voir
en face le saint car son visage est lumineux comme un
soleil.
Dans les
théophanies de l’Ancien Testament, cette Lumière apparaît
comme la gloire de Dieu : apparition terrifiante et
insupportable pour les créatures, parce qu’extérieure,
étrangère à la nature humaine avant le Christ, en dehors
de l’Eglise. C’est cette première expérience que fit
saint Paul sur la route de Damas : n’ayant pas encore
la foi, il fut aveuglé et terrassé par la Lumière divine
(Cf. Ac 9, 3-9). Par contre Marie-Madeleine a pu voir
la Lumière de la Résurrection qui remplissait le tombeau
vide et rendait visible tout ce qui s’y trouvait, le
jour « sensible » n’ayant pas encore éclairé la terre.
Pour voir la Lumière divine avec les yeux corporels,
comme ce fut le cas des disciples au mont Thabor, il
faut participer à cette Lumière, être transformé par
elle dans une mesure plus grande ; l’homme entier, corps
et âme, ayant été créé à l’image de Dieu, il faut aussi
que notre corps devienne, selon l’expression de saint
Paul, un corps spirituel. Notre fin dernière en effet
n’est pas seulement une contemplation intellectuelle
de Dieu : les bienheureux verront Dieu face à face dans
la plénitude de leur nature créée.
« Souvent, dit encore saint Syméon le Nouveau Théologien,
je voyais la Lumière ; parfois elle m’apparaissait à
l’intérieur de moi-même, lorsque mon âme possédait la
paix et le silence, ou bien alors elle ne paraissait
que loin, et même elle se cachait tout à fait. J’éprouvais
alors une affliction immense, croyant que jamais plus
je ne la reverrais. Mais, dès que je commençais à verser
des larmes, dès que je témoignais d’un complet détachement
de tout, d’une absolue humilité et obéissance, la Lumière
repassait à nouveau, pareille au soleil qui chasse l’épaisseur
des nuages et qui se montre petit à petit, créant la
joie. Lentement, Tu dissipas la ténèbre qui était en
moi, Tu chassas la nuée qui me couvrait, Tu ouvris l’ouïe
spirituelle, Tu purifias la prunelle des yeux de mon
esprit (…). Et soudain, tu apparus comme un autre Soleil,
ô ineffable condescendance divine » ( Syméon le Nouveau
Théologien, Homélie XV, Sources Chrétiennes).
Pour celui qui acquiert l’amour, « les ténèbres se dissipent
et la Lumière véritable paraît déjà », dit saint Jean
(1 Jn 1, 8). La Lumière divine apparaît ici-bas dans
le monde, dans le temps. Elle se révèle dans l’histoire
mais elle n’est pas de ce monde, c’est le commencement
de la parousie dans les âmes saintes, prémices de la
manifestation finale lorsque Dieu apparaîtra dans Sa
lumière inaccessible à tous ceux qui demeurent dans
les ténèbres des passions, à ceux qui vivent attachés
aux biens périssables. A ceux-là, ce jour apparaîtra
soudain, inattendu, comme le feu que l’on ne peut supporter.
Ceux par contre qui marchent dans la lumière ne connaîtront
pas le Jour du Seigneur, car ils sont toujours avec
Dieu, en Dieu.
La
voie de la perfection
Pour atteindre
ainsi cette perfection de l’illumination, il y a lieu
de passer par trois renoncements, ainsi que le dit saint
Paphnuce :
- l’abandon corporel de la richesse et de la possession
des biens de ce monde.
- l’abandon des passions et des habitudes du passé,
aussi bien de l’âme que du corps.
- enfin, il faut que la pensée s’écarte de toute chose
visible et temporelle, et se consacre à la vision de
l’invisible et de l’éternel.
Cet enseignement des trois renoncements, nous le trouvons
de même chez saint Jean Climaque : « Personne, écrit-il,
n’entrera au banquet nuptial céleste s’il n’a pas accompli
le premier et le second et le troisième renoncement.
Le premier est le renoncement de toutes choses, de toutes
personnes, des parents mêmes ; le second est le renoncement
à sa volonté propre ; et le troisième celui de la vaine
gloire… » (Jean Climaque, Sermon, II, 14).
A ces trois
renoncements correspondent trois croix et chaque renoncement
est en fait l’acceptation d’une croix. Mais pour cela
il faut agir avec la pleine connaissance de ses possibilités
et l’expérience spirituelle suffisante. On ne peut accéder
que par degrés aux hauteurs spirituelles, sinon on risque
de retomber à nouveau sur terre. Pour préciser davantage,
on dira que la première croix est extérieure, toute
faite de tristesse et de malheurs qui viennent frapper
l’homme dans sa vie terrestre ; la seconde croix est
le combat intérieur contre les passions et les désirs
; la troisième est celle du total abandon en Dieu ;
cette dernière croix est le fruit de la Grâce de l’Esprit
Saint et dans sa forme la plus parfaite elle appartient
uniquement à ceux qui ont atteint la vraie perfection.
LES
TROIS PROMESSES DE LA VIE MONASTIQUE
A ces trois
croix correspondent trois désirs, trois promesses que
formule le moine.
1.
Obéissance
L’obéissance
est la base du monachisme. A son point de départ, elle
se manifeste par des gestes très simples, mais, peu
à peu, elle élève l’homme jusqu’à un monde que l’on
ne peut pas humainement décrire. L’obéissance est un
mystère révélé par l’Esprit Saint et de ce fait elle
est de même mystère et vie dans l’Eglise.
A
première vue, le renoncement à un choix libre ou à un
jugement libre, que contient dans son exigence l’obéissance,
semble s’opposer à la volonté même de Dieu qui a doté
l’homme de liberté, semblable à la sienne.
Mais
pour celui qui, par la foi, a fait l’expérience de l’enseignement
de l’Eglise, l’obéissance apparaît comme un don indescriptible
de Dieu. Le moine novice sera libéré du fardeau de ses
soucis terrestres uniquement par l’obéissance : elle
le conduira jusqu’à la « pureté en Dieu de la pensée
». Purifier donc sa pensée est un acte qui se réalise
par l’obéissance. Aussi, conformément aux Pères, c’est
l’obéissance qui, des trois promesses, doit retenir
toute notre attention dans la vie du moine. Toutefois,
c’est en se fondant les unes dans les autres que ces
promesses – obéissance, célibat-chasteté, pauvreté –
vont créer les circonstances indispensables pour atteindre
le but final de l’ascèse : l’apatheia et la prière pure.
Pour saint
Jean Climaque, « mère de la pureté est l’hésychia avec
l’obéissance ; la libération des passions du corps qui
est l’apanage de l’hésychia ne reste pas inébranlable
lorsqu’elle entre en contact avec le monde ; au contraire,
signe de l’obéissance, elle reste inébranlable à toute
épreuve » (Jean Climaque, Discours 15, 33-35).
Mystère de
l’Eglise, l’obéissance fait en sorte que les liens qui
unissent le père spirituel et le moine revêtent un caractère
sacré. Pour le novice, cette obéissance consiste à s’éduquer
à la volonté de Dieu, pour qu’il entre dans la sphère
de l’intention divine et devienne ainsi participant
de la Vie divine. Pour le guide spirituel, elle est
un moyen de progrès du novice par sa prière ; c’est
en fin de compte la conduite même de la véritable liberté,
sans laquelle il n’y a point de salut possible.
L’Ancien
Païssios explique que le père spirituel, lorsqu’il reçoit
un nouveau novice, ne peut à lui seul arriver à « canaliser
l’eau dans le caniveau ». Aussi, dit-il, il est très
important que le novice y mette aussi du sien en pratiquant
une obéissance aveugle. Et il ajoute : « Pour que le
problème de l’obéissance ne te pèse pas, il faut que
tu saisisses le sens de l’obéissance pour le ressentir
comme un besoin, et c’est alors seulement qu’elle te
sauvera, car l’obéissance n’est pas un esclavage mais
la liberté.
Lorsque donc
tu auras compris que ton Ancien porte ta propre responsabilité
et qu’il prend soin de ton salut et que tout ce qu’il
fait dans ce sens c’est pour ton bien et non pour te
persécuter, alors tu te réjouiras de l’entendre te dire
: « Non point cela, ni cela », ou « viens ici, va là
», parce que tu auras saisi que tout cela est pour ton
bien, pour anticiper, grâce à son expérience ou à cause
de ce qu’il a lui-même subi, tout mal qui pourrait te
surprendre. Alors tu connaîtras la vraie joie quand
tu obéiras ou que tu poseras diverses questions, et
même avec force détails, pour ne pas en faire à ta tête
ou pour éviter de tomber dans des gaffes ; il en sera
de même aussi par souci d’agir avec délicatesse envers
ton Ancien afin de ne point le fatiguer, tu te conformeras
à ce que Dieu te demandera ; c’est de cette manière
qu’intérieurement ton cœur deviendra obéissant.
Malheureusement,
ce grand secret de l’obéissance ( qui est la vraie liberté
), le Malin, cet ennemi, le cache et il le présente
au novice de façon tout à fait opposée. Ainsi il rend
la vie difficile aussi bien au novice, qui alors se
considère comme un esclave, qu’à l’Ancien, lequel ne
peut plus le marteler, artisan qu’il est. Alors le novice
considère que tous les instruments bienfaisants et tous
les moyens qu’utilise à son endroit son Ancien, sont
pour lui des supplices équivalents à ceux que subirent
les martyrs du temps de Dioclétien, car c’est ainsi
désormais qu’il voit son père spirituel.
Souvent aussi
le novice les accepte avec joie mais alors il a la ferme
conviction que Dieu le couronnera de deux couronnes,
celle du bienheureux et celle du martyr. Cela n’a pas
de sens ; c’est même une méthode très risible dont use
à son endroit le Mauvais.
Comme il
est bon pour le novice de saisir le sens de l’obéissance
et ainsi de devenir un être libre ! Alors l’Ancien lui
aussi peut travailler en toute liberté l’âme de son
novice, et tous les deux se réjouissent et sont dans
l’allégresse et ainsi, « là où deux ou trois sont réunis
» (Mt 18, 10), là aussi est le Christ. Autrement, on
peut se retrouver à deux ou trois avec au milieu d’eux
le rusé !
« Durant
tout le temps où tu seras mis à l’épreuve, écrit encore
Païssios, s’il t’arrive de trouver quelque difficulté,
humilie-toi devant ton Ancien et confie-lui ce qui te
préoccupe. Et si cela recommence, à nouveau humilie-toi
parce qu’il se pourrait qu’il ait oublié ou qu’il désire
mesurer ton endurance. Et parallèlement, prie Dieu pour
qu’Il te fortifie et qu’Il éclaire ton Ancien ».
Et ailleurs,
il précise : « Les jeunes (novices) qui ne ressentent
pas l’obéissance comme une nécessité afin d’être préservés
des tentations par les conseils des Anciens, et qui
au contraire agissent selon leur bon désir, seront rapidement
blessés mortellement par l’ennemi et ils deviendront
ses prisonniers parce que la liberté selon ce monde
conduit à l’esclavage spirituel.
Tous ceux
qui ont été capables de couper le fil de leur volonté
propre ont aussi coupé avec une grande facilité les
chaînes des passions et ont été libérés de la domination
spirituelle de l’assassin (le Malin). Le moine qui n’en
fait qu’à sa tête se laisse égarer » .
La plus grande
réussite du Malin, c’est comment faire pour porter atteinte
à la raison du novice ; de telle sorte qu’ensuite le
novice finisse par s’écrouler de lui-même comme c’est
la cas des coupoles lorsque l’on retire l’une des briques
de son sommet.
« Ceux qui
en toute simplicité confient leur être à leur père spirituel,
ceux-là vont leur chemin avec sécurité et sans fatigue
(car ils sont portés par les épaules de leur Ancien)
et ils atteignent joyeusement le paradis . Par contre,
les novices qui cherchent à éviter l’obéissance subissent
le même sort que les jeunes veaux excités, qui tirent
sur leur corde, tantôt de ce côté, tantôt de celui-là,
jusqu’à ce qu’ils réussissent à déraciner le pieu auquel
ils sont attachés ; ensuite ils sortent comme des fous
des limites de leur prairie et si par hasard Dieu ne
les préserve, s’il ne se trouve personne pour les retenir,
ils courent tout droit à leur noyade » (Père Païssios).
« C’est pourquoi
l’obéissance constitue le chapitre capital de la société
monastique. Tout comme Dieu, qui est le Père de nous
tous et qui nous permet de l’appeler Père, exige la
discipline la plus rigoureuse auprès de ses serviteurs,
ainsi, aussi, celui qui parmi les hommes est le père
spirituel, et qui adapte les commandements aux lois
de Dieu, exige une obéissance non controversée » (Basile
le Grand, Règles ascétiques, ch.14).
Puisque donc
un grand nombre embrasse la vie du célibat (entre dans
les ordres monastique) alors que beaucoup de jeunes
ne sont pas encore parfaits, il faut trouver un guide
et un maître qui soit digne et capable de les conduire
dans cette voie, afin qu’ils ne s’égarent pas dans leur
ignorance. Car ainsi qu’il est dit par l’Ecclésiaste
dans les saintes Ecritures : « Il vaut mieux être deux
qu’un ; car l’un est vaincu plus facilement par l’ennemi
qui veille sur les voies divines » (Qo 4, 9), et c’est
vrai : « Malheur à celui qui est un, lorsqu’il chute,
il n’y a personne pour le relever » [Grégoire de Nysse,
ch.22 (de l’obéissance)].
« Si tu veux
devenir un moine novice et pur, ne suis pas une voie
personnelle de complaisance, mais soumets ton point
de vue à ceux qui ont bêché et raboté la vigne divine
pendant des années et avec labeur ; auprès d’eux tu
apprendras plus facilement le travail de la vertu »
[Isidore Koupcalis, Lettre 260 (à Luc le moine)].
« Si donc
tu trouves, avec la grâce de Dieu, un maître d’œuvres
bonnes (et tu en trouveras si tu cherches), conserve-le
comme ton conseiller spirituel et n’agis pas en dehors
de son avis. Car tout ce que tu feras en dehors de lui
ressemblera à un vol et à un rapt des choses sacrées
qui conduira, non pas à un bénéfice quelconque, mais
à la mort, même si cela te paraît bon. Car si ce que
tu fais est bon, pourquoi alors agir en cachette et
non au grand jour ? » (Basile le Grand, Discours ascétique,
§ 2-4).
En
un mot, par l’obéissance on acquiert l’Esprit Saint.
Le combat
spirituel et ascétique du guide spirituel est plus lourd
à mener que celui du novice à cause de sa grande responsabilité
envers Dieu. Dans cette optique, le père spirituel s’efforcera
non pas d’enlever à son disciple toute responsabilité,
mais au contraire, de lui apprendre ce qu’est la vie
chrétienne et la véritable liberté, qui se fixe pour
objectif de vaincre toute passion. L’homme qui rend
son frère esclave ou simplement fait affront à sa liberté,
perd instantanément sa propre liberté parce qu’une telle
manière d’agir est un éloignement de la vie divine de
l’amour, à laquelle l’être humain est invité à participer.
Le moine,
en se livrant lui-même de la sorte à l’esclavage volontaire,
c'est-à-dire en surmontant son égoïsme, reçoit en échange
la véritable liberté. Ainsi l’expérience de l’obéissance
devient expérience de l’authentique liberté de Dieu
en ce sens que l’homme surmonte en lui la scission profonde
« des volontés en nous », conséquence de la chute originelle,
alors qu’en Dieu, il n’y a qu’une seule volonté.
C’est pourquoi
l’obéissance, en tant qu’acte religieux, ne pourra s’exercer
que librement si elle veut se préserver toute valeur
et toute signification, c'est-à-dire pour que l’homme
quitte le cercle de sa volonté égocentrique et s’éloigne
de la faiblesse de sa propre pensée.
Pour conclure
ce premier point, nous dirons que l’obéissance se base
essentiellement sur la recherche de la volonté divine.
Le moine, conscient de son insuffisance à discerner
directement la volonté de Dieu, s’en remet à son père
spirituel, en tant que celui qui est plus capable que
lui de ce discernement.
Le guide
spirituel, quant à lui, ne tue pas la volonté de son
disciple et ne le soumet pas à son bon vouloir, mais
de façon responsable, il porte le lourd fardeau d’un
service sacré, par lequel il participe à un acte divin,
la création de l’homme ; toute nécessité de prendre
des mesures disciplinaires ne peut que conduire la vie
monastique à la décadence et à l’éloignement de son
but essentiel.
C’est à saint
Paul que nous devons la formation des mots obéissance
et désobéissance avec une dimension nouvelle de mystère.
(L’Antiquité classique ne connaît pas de sens précis
à ces deux termes, qu’elle n’utilise pas, sauf une fois
la LXX et une fois Platon ). « Comme par la désobéissance,
écrit-il, d’un seul homme (Adam), beaucoup ont été rendus
pécheurs, de même par l’obéissance d’un seul (le Christ),
beaucoup seront rendus justes » (Ro 5, 19). En s’appuyant
sur « le Christ obéissant jusqu’à la mort », saint Paul
nous introduit dans une dimension plus profonde : celle
de la réparation, de la réhabilitation qui est essentielle,
pour nous faire comprendre pourquoi dans notre tradition
monastique l’obéissance occupe une telle place. Car
elle est la voie idéale pour le retour à Dieu, un retour
total de l’homme libéré par la grâce.
2.
Célibat-virginité
Le célibat,
qui, en ce sens, appuie sur la notion de pureté, de
virginité, en tant que vie à l’image de Jésus-Christ,
est tellement peu accepté de nos jours par le monde
moderne, qu’il est essentiel d’en souligner ici les
fondements théologiques. L’expérience de l’Eglise a,
en effet, démontré que le célibat, dans son aspect négatif
( à savoir la privation de toute fonction sexuelle )
ne nuit pas, dans la mesure où il est bien vécu, à la
santé psychique et physique de l’homme, mais lui augmente
cette santé et lui permet de se développer spirituellement.
Essayons
tout d’abord de situer ensemble la question dans son
contexte historique.
Avant le
christianisme, le célibat, en général, était considéré
comme un mal, aussi bien sur le plan religieux que social,
parce que l’individu se dérobait à son devoir de perpétuer
la race et s’opposait aux lois génétiques naturelles
de l’homme. Mais cependant, dans toutes les sociétés,
on trouve des tendances religieuses au célibat, comme
C’est le cas des vestales à Rome ou des derviches musulmans.
Un exemple
typique de l’attitude antique est celui d’Antigone de
Sophocle qui exprime son effroi devant la nécessité
imposée par son devoir et les dieux, de rester célibataire,
vierge, tant il est vrai que les athéniens considéraient
cela comme un crime. Les romains étaient encore plus
sévères : les Leges Novae (Lex Julia et Papia) imposaient
aux célibataires des lourdes charges, inconnues aux
gens mariés.
Dans les
saintes Ecritures, nous voyons dans la Genèse que Dieu
crée la femme comme une aide pour l’homme et « les deux
deviendront un en une seule chair » (Gn 2, 18-24), c'est-à-dire
que Dieu, dans la Genèse, apparaît comme conduisant
l’homme et la femme à leur union.
Quant au
Seigneur Jésus, par sa présence à Cana il bénit les
noces (Jn 2, 1-11), de sorte que la règle naturelle
pour l’Ancien Testament est le mariage, le célibat apparaissant
comme un phénomène rare ; nous trouvons cependant le
cas du prophète Elie qui garde le célibat (1 R 1-17).
Le Nouveau
Testament déjà nous rapporte plus de cas, mais ils constituent
une petite minorité, comme par exemple la Vierge Marie,
Jean-Baptiste, Jean l’Evangéliste et l’apôtre Paul.
Mais dans
le Nouveau Testament se développe peu à peu l’enseignement
du célibat. Le Seigneur d’abord dira que tout le monde
n’est pas capable de cette résolution ; c’est seulement
possible pour ceux à qui cela est donné (Mt 19, 11-12).
Saint Paul ensuite qui en dégagera la valeur. Selon
lui, le célibat est préférable au mariage. Le chrétien
célibataire, à l’opposé du marié, pourra atteindre plus
complètement la perfection, libéré de tous soucis matériels
et uniquement accaparé par la vie spirituelle. Mais
il avance aussi un autre argument : à cause de la persécution
qui sévissait à son époque, il est plus facile au célibataire
d’accepter le martyre (Cf. 1 Co 7, 1-7 et 25-35).
La condition
du célibat est surtout décrite par le Seigneur en fonction
du siècle à venir. Après la mort, les hommes vivent
comme les anges, il n’y a plus mari ni femme (Lc 20,
34-36. Mt 20, 30. Mc 12, 15).
Dans l’Apocalypse,
il est question des 144 000 vierges « qui ne se sont
pas souillés avec des femmes » (Ap 14, 1-5). Il y a
pour ce texte énigmatique deux exégèses possibles.
Soit il s’agit
de célibataires qui sont restés vierges toute leur vie
(Cf. Authos de Césarée, P.G. 106/684 ; André de Césarée,
P.G. 106/344 ; Pr. Bratsiotis, Sur l’Apocalypse ). Ou
bien c’est une exégèse allégorique du mot vierge qui
est proposée, en ce sens que vierge est celui qui a
vécu sur la terre en Christ et qui a fait de son âme
l’épouse du Christ (Epoux), en dehors de toute considération
de célibat ou de lien marital. Cette exégèse a été défendue
comme philologiquement meilleure que la première et
aussi parce qu’elle écarte l’opposition, dans le christianisme,
qui pourrait naître entre le célibat et le mariage.
Elle est conforme à l’explication des Pères de l’Eglise,
comme c’est par exemple le cas chez saint Jean Chrysostome
(Cf. Jean Chrysostome, P.G. 52/559, 402) et Clément
d’Alexandrie (Cf. Clément d’Alexandrie, Stromates 7,
12), et elle se rapproche davantage de ce que sous-entend
le Nouveau Testament à ce sujet ainsi que de l’enseignement
de l’Eglise Orthodoxe en général.
Les Pères
de l’Eglise, les auteurs ecclésiastiques et les théologiens
ont exprimé divers avis sur la question. On peut dégager
chez eux les points suivants :
- La condition de base pour le chrétien qui choisit
le célibat est le choix de sa libre volonté et non pas
parce qu’il est forcé de s’orienter dans cette voie.
- le dévouement total pour le Christ par la décision
de se consacrer exclusivement à Lui. C’est pourquoi
officiellement l’Eglise Orthodoxe enseigne qu’il y a
deux voies pour atteindre la perfection : le célibat
et le mariage, la première étant pour la gloire du Seigneur
et la seconde réalisée en Christ.
Dans le Symposium
des dix vierges, saint Méthode d’Olympe (311) nous résume
le point de vue de l’Eglise des premiers siècles sur
la virginité. Il se base sur l’exemple à imiter de Celui
qui, étant Dieu, s’est manifesté dans la chair, ce qui
nous renvoie à l’enseignement de l’Eglise sur le salut
compris comme déification de l’homme.
Avec saint
Méthode, le thème de la virginité connaît de nouvelles
dimensions. Il est le premier à avoir pleinement traité
du sujet, du fait qu’il rassemble tout ce qui fut exprimé
avant lui et durant son époque. On peut résumer son
œuvre de la sorte :
Dans le premier
discours, l’auteur affirme que la virginité est le perfectionnement
du progrès moral qu’a apporté à l’humanité le salut
du Christ pour le monde ; en ce sens, elle couronne
l’œuvre du Christ. Plus loin, dans le deuxième discours,
il montre que l’union de l’homme et de la femme, telle
qu’elle est d’abord présentée dans la Genèse, ne peut
être comprise qu’en Christ et dans l’Eglise, ainsi que
le rapporte saint Paul. Or, par son péché, l’homme qui
a chuté a perdu le paradis ; cette chute lui a causé
la corruption et la mort. De ce fait, la pureté virginale
est le moyen par excellence pour réhabiliter l’immortalité
perdue et pour avoir un espace vital dans la Jérusalem
céleste. C’est pourquoi, selon les termes du quatrième
discours, elle a sa place dans le Saint des Saints et
elle est le degré le plus élevé de perfection que l’homme
puisse atteindre sur terre. Les vierges pures deviennent
donc les fiancées de l’Epoux et lui chantent l’hymne
des 144 000 vierges de l’Apocalypse, et les fiancées
du Logos sont semblables à la fiancée du Cantique parce
qu’elles sont l’image parfaite de l’Eglise, la Fiancée
parfaite, selon les thèmes respectifs des sixième et
septièmes discours.
Les onze
discours terminent avec un merveilleux cantique à la
gloire du Christ, que chantent les vierges en l’honneur
de leur divin Fiancé et de la Fiancée, l’Eglise.
Ainsi donc
Dieu, malgré la chute, a conservé la pureté originelle
et a permis que certains puissent directement s’unir
au Ciel sans nécessairement passer par l’étape que la
chute avait souillée, celle de l’union charnelle de
l’homme et de la femme. Le Symposium des dix vierges
présente la virginité comme une œuvre « exceptionnellement
grande », comme un mystère de l’Eglise, au même titre
que le mariage.
Virginité
– chasteté
Ici, il y
a lieu de distinguer entre virginité et chasteté car
leur sens n’est pas précisément le même. Selon la tonsure
monastique, ceux qui embrassent le monachisme après
le mariage (ou après avoir connu des relations extra-conjugales)
promettent la chasteté, c'est-à-dire le rejet de tout
commerce sexuel ; mais ceux qui n’ont pas connu de relations
avec un autre corps promettent la virginité.
La chasteté
ne signifie pas uniquement la victoire sur la chair
en général et donc la « victoire sur la nature », mais
aussi l’obtention de la perfection dont l’expression
sera la stabilité en Dieu avec toute sa pensée et tout
son cœur. Dans sa forme la plus parfaite, l’exercice
de la chasteté surmonte la perte irréparable de la virginité
corporelle et réhabilite l’homme spirituellement, dans
le rang de la virginité.
Les Pères
de l’Eglise en effet considèrent la virginité comme
un état surnaturel. Dans sa forme la plus parfaite,
ils la considèrent comme la continuité ininterrompue
dans l’amour de Dieu, en tant que réalisation du commandement
du Christ d’aimer Dieu « de tout son cœur, de toute
sa pensée, de toute son âme et de toute sa force ».
A la lumière de ce critère, chaque transgression de
la pensée et du cœur correspond à une sorte de « fornication
spirituelle », c'est-à-dire à une transgression de l’amour.
Ne pas souiller
son corps ne signifie pas encore être vierge . Saint
Basile disait : « Je ne connais pas de femme et pourtant
je ne suis pas vierge », car la virginité ne se limite
pas seulement à la non-immixtion des corps. Il y a d’autres
formes de corruption et de souillure, soit corporelle,
soit en pensée. C’est pourquoi notre Eglise distingue
trois degrés spirituels dans le cas présent :
- l’état surnaturel : celui des vierges et de la chasteté
monastique
- l’état naturel : le mariage
- l’état contre-nature : toute autre forme de vie sexuelle.
Conclusion
Aussi il
est important de rappeler que la virginité et la chasteté
monastiques en tant que « vie de l’homme » selon l’image
de l’homme parfait qu’est le Christ, ne peuvent en aucun
cas se fonder sur le rejet de la vie sexuelle, sur le
rejet du mariage ou sur le mépris de l’acte par lequel
« l’homme vient au monde » (Jn 16, 21).
L’Eglise,
en effet, a toujours condamné ceux qui recherchent la
vie monastique pour fuir le mariage ou pour le ridiculiser
(Cf. Canons Apostoliques, 51). C’est pourquoi la vocation
monastique sera toujours éprouvée par les Pères, car
vouloir atteindre le surnaturel sans le pouvoir est
cause de chute dans ce qui est contre-nature.
Toutefois,
il faut distinguer dans cette vocation plusieurs degrés.
Quelques-uns reçoivent une telle abondance de grâce
que leur pensée et leur corps sont particulièrement
et nettement sensibles à leur sanctification ; ils atteignent
la virginité parfaite, la continence totale dans leur
vie charnelle, tant dans leurs actes naturels que dans
leurs pensées, même jusque dans leur sommeil. Sur un
degré inférieur, l’âme désire uniquement la chasteté
; la pensée tend à la pureté, refuse toute réflexion
charnelle.
Il n’est
pas possible cependant de donner une explication totalement
logique à cet état de fait : lorsqu’une âme, par une
expérience authentique, a connu la douceur de l’amour
du Christ, elle se sent irrésistiblement attirée par
Dieu à cause de la douceur de cet amour. Elle en est
toujours assoiffée, en même temps qu’elle embrasse tout
l’univers. La conséquence de cette situation est la
séparation, sans combat pour ainsi dire naturel, des
passions sensibles par lesquelles s’éteint l’amour de
Dieu, de telle sorte que la pensée, contrairement à
ce qui se passe dans une vie sexuelle, se dépouille
par l’énergie de l’amour divin de toute image terrestre
qui traumatise l’âme. Nous rejoignons ici ce que nous
avons déjà rencontré avec la nécessité d’accéder à la
prière pure, c'est-à-dire l’exigence de ne pas laisser
son âme s’égarer dans tout ce qui n’élève pas jusqu’à
Dieu.
Pour cette
raison nous affirmons que l’ascèse orthodoxe ne s’en
prend pas au corps mais « contre les esprits du Mal
des régions célestes » (Ep 6, 12), contre les esprits
déchus qui enchaînent l’homme à ses passions, faisant
de lui un être totalement insensé et soumis, avec complaisance,
aux plaisirs de la chair. Au contraire, un corps pur
devient vase de l’Esprit, « temple de l’Esprit Saint
qui est en nous » (1 Co 6, 19). La vie de la nature
logique se fonde sur l’unité des deux volontés, des
deux énergies, celle de Dieu et celle de l’homme. Dans
ce sens, la virginité et la chasteté ne sont pas uniquement
un don de la Grâce, mais aussi une conséquence d’un
combat logique, raisonnable, qui se concrétise par un
« exploit spirituel » dont le principe consiste à «
ne pas déposer son esprit » et qui donne à l’homme,
durant ses heures d’abandon, de se comporter comme si
la grâce de Dieu ne l’avait jamais abandonné.
3-
Pauvreté, abandon de toute possession
Cette troisième
promesse fondamentale complète tout naturellement les
deux autres, afin que le moine arrive à la prière pure
et imite plus parfaitement le Christ qui n’avait pas
où poser la tête (Cf. Mt 8, 20), car pour atteindre
la prière pure, il faut nécessairement se détacher de
toute attirance matérielle.
« Vois combien
grande est la virginité ; quand elle s’accompagne de
sa sœur la charité (dans le sens qu’on se détache des
biens en les donnant aux autres qui sont dans le besoin)
; rien de ce qui fait les difficultés de la vie ne peut
la surmonter ou la soumettre. C’est la raison pour laquelle
ces folles n’ont pas pu entrer dans la chambre nuptiale
: elles ne possédaient pas, avec leur virginité, la
charité. Cette parole mérite grande attention car, alors
qu’elles avaient vaincu le plaisir, elles ne se détachèrent
pas de l’argent » (Jean Chrysostome, Discours pour les
dix vierges)
« Comment,
en étant vierge, toi qui a renoncé à la vie mondaine
et t’es crucifié pour cela, tu es amoureux de l’argent
? Si tu avais désiré une femme, ton péché eût été moindre
car tu aurais simplement désiré la matière qui t’est
consubstantielle. Mais l’accusation qui est maintenant
portée contre toi est plus grande car tu as désiré une
matière qui t’est étrangère » (Ibid., §3).
Saint Basile
dit que l’argent est un appât ennemi pour l’âme, père
du péché et serviteur du diable. Aussi le moine ne doit
pas se laisser surprendre sous prétexte qu’il rend service
aux pauvres. C’est pourquoi, plutôt que de recevoir
les dons que l’on destine aux pauvres, il est préférable
qu’il indique directement à celui qui veut les lui confier
qui est dans la nécessité. (Cf. Basile le Grand, Lettre
42 à Chilon et à son disciple).
L’insistance
ici est particulièrement mise sur la nécessité de combattre
la « passion de la possession », « l’amour des richesses
et des biens ». En fait, le moine ne promet pas tellement
de vivre dans la pauvreté, mais surtout de libérer son
esprit du désir de possession, à tel point que le fait
de ne pas posséder librement le conduit jusqu’à ne plus
tenir compte de son propre corps. C’est alors qu’on
peut vivre réellement la vie du Royaume.
Il ne faut
pas non plus caricaturer les choses. Le combat pour
la pauvreté signifie qu’il faut se limiter à ce qui
est essentiel pour le maintien de la vie et chacun le
réalise à sa mesure et selon les circonstances. Ainsi
par exemple, l’homme d’aujourd’hui n’a plus de temps
libre pour ne s’y être pas exercé, afin de se consacrer
à la prière et à la recherche de la vision de Dieu.
C’est pourquoi le sens véritable de la pauvreté chrétienne
ne peut pas être saisi par le monde. Car rechercher
la pauvreté peut aussi bien se tourner vers ce qui est
matériel comme vers ce qui est spirituel.
Voici des
exemples pour illustrer cela :
- les hommes trouvent dans la science les vraies richesses
; mais ils ne soupçonnent pas qu’il existe une autre
connaissance, supérieure celle-là, qui donne une autre
richesse, inestimable pour l’homme, incomparable.
- dans la société de consommation qui est la nôtre,
on pousse à l’excès le confort matériel et on perd la
possibilité d’acquérir un confort spirituel d’une autre
dimension. Ainsi le dynamisme matériel, qui trône dans
les esprits et dans les cœurs, finit par s’exprimer
même dans des modes démoniaques, tant il est vrai que
l’amour de la possession finit par chasser l’amour de
Dieu et du prochain.
Les
trois naissances
L’analyse,
même succincte, de la signification des trois promesses
fondamentales nous démontre donc qu’il est absurde de
chercher à les discuter. C’est pourquoi nous rappellerons
simplement l’enseignement des trois naissances que nous
a laissé saint Grégoire de Nazianze et qui illustre
bien ce que nous avons voulu expliquer ici : « Par la
première naissance selon la chair et le sang, les hommes
viennent sur la terre et manifestent aussitôt leur présence
; après cela, l’homme naît (deuxième naissance) de l’Esprit
pur quand la lumière (d’en haut) illumine ceux qui ont
été saisis par l’eau (baptême). La troisième naissance
lave en nous par les larmes et les souffrances, l’image
de Dieu noircie par le mal. La première naissance provient
des parents, la seconde de Dieu ; mais pour ce qui est
de la troisième, tu en es toi-même le père, en te manifestant
dans le monde comme une lumière bienfaitrice » (Grégoire
de Nazianze, P.G. 1458-9).
Cette troisième
naissance est définitive. L’homme qui a reçu la grâce
et connu, après la chute, la lumière de la vie divine,
se consacre sans retour à la plénitude du bien par son
combat lumineux et incessant.
« Cette transformation
s’exprime dans le plus profond de son être, écrit le
père Sophrony, par la nostalgie , la soif de Dieu, alors
qu’en même temps il se sent insatisfait par tout ce
qui est sur la terre » .
LE
SENS DE LA VIE MONASTIQUE
La vie monastique
trouve son sens véritable sur trois principes fondamentaux
:
1.
Elle est une vie intérieure, parce qu’elle
est un événement à l’intérieur de l’esprit : l’expérience
des saints et des mystiques est l’avènement de l’Esprit.
Le moine donc cherche Dieu par-dessus tout ; il voit
dans ce sens le monde « en Dieu ». L’homme qui reçoit
par son acte de foi la révélation, amorce avec Dieu
un dialogue liturgique générateur d’unité, à l’image
du Christ dans lequel ont convergé, une fois pour toutes,
l’expérience de l’homme par Dieu et celle de Dieu par
l’homme : c’est cette réalité christique qui précède
toute expérience religieuse, qui l’actualise en Christ
– « vous êtes en Moi et je suis en vous » – et l’intériorise
jusqu’à la proximité divine.
Cette vocation
de vie monastique vient d’en haut. Les Pères ont distingué
trois formes d’appel de la part de Dieu :
- l’appel direct : exemple de saint Antoine,
- l’appel indirect à travers les épreuves voulues par
Dieu qui conduisent à cette vie,
- cette autre forme d’appel qui au départ, sans grand
enthousiasme, prend corps dans la pensée et la raison
de l’intéressé.
2.
Elle est une vie de métanoïa : « J’oublie ce qui est
en arrière, je m’élance vers ce qui est devant moi…
» (Ph 3, 14). La vie monastique est un élan, une tension
extrême et ne connaît pas d’arrêt, car dès l’instant
où l’homme se considère avoir atteint la perfection,
cela signifie au contraire qu’il n’en est rien : Dieu
est la seule vérité dont on ne peut jamais se lasser.
Le bonheur et la paix existent réellement en Dieu. La
paix de Dieu est une paix dynamique et elle seule peut
l’être ainsi. « Chercher donc Dieu », signifie le demander
sans cesse. Aussi, le moine ne doit jamais s’arrêter
sur sa perfection intérieure : « L’on ne peut tenir
un homme pour un saint tant qu’il n’a pas rendu toute
pure la terre de son corps » (Pseudo-Macaire, Homélies
spirituelles).
Par ailleurs,
il ne doit pas espérer voir dans ce moine de façon sensible
les résultats concrets de ses efforts. C’est la raison
pour laquelle souvent, le monde - puisque le moine ne
désire rien pour lui, ni même la vertu, car il ne recherche
que Dieu seul - jugera la vie de ce dernier comme non
réussie et privée de valeurs combatives.
3.
Elle est une vie de doxologie angélique. Le moine, en
effet, qui voit Dieu ne peut pas s’arrêter de Lui rendre
louange et gloire : dans ce sens, la vie monastique
renouvelle l’esprit et augmente la connaissance. Voir
le monde avec les yeux du Christ, en un mot, réaliser
pleinement l’union du mystère du Christ dans l’eucharistie
et du mystère du Christ dans le pauvre, voilà l’œuvre
du moine.
Les moines
ont donné au monde la vraie science : les hymnes liturgiques
et leurs méthodes ascétiques qui conduisent directement
jusqu’à Dieu. Dès ici-bas, la vie monastique sera un
avant-goût de la vie future : le mystère du Christ est
un mystère de mort et de résurrection. Le moine meurt
à lui-même et au monde pour renaître en Christ et dans
le monde de Dieu.
« Quand bien
même nous ne sommes pas capables de nous conformer à
l’exemple rigoureux des saints Pères d’Egypte, essayons
cependant d’imiter les chameaux du désert : ils se contentent
de peu tandis qu’ils ploient au contraire sous de lourdes
charges ; leurs genoux sont pleins de callosités à force
de s’agenouiller et tout en portant des fardeaux excessifs
ils suivent avec humilité le petit âne qui les précède.
Ils ont aussi pour règle ceci : ils n’oublient jamais
leur bienfaiteur et lui expriment à tout moment leur
reconnaissance » (Père Païssios, p.198).
Bilan
de l’expérience du désert
La tâche
du saint, au désert, est de taire ce qu’il a vu : «
Sois comme les morts, ne juge personne et apprends à
te taire » (Abba Macaire). Le seul enseignement certain
des anachorètes est ce silence où, volontairement, ils
se sont enfermés. C’est dire qu’il n’est pas commode
de dégager le bilan de cette expérience, surtout lorsque
l’on sait que le geronda ( ancien ) ou starets a enseigné
beaucoup plus par son exemple que par sa parole ou ses
écrits.
« Mourir
au monde », but fondamental de l’ascèse au désert, signifie
mourir en corps et en esprit. Le corps doit être mort,
c'est-à-dire cesser de réagir normalement aux besoins
de la chair ; il doit dominer la soif, la faim, la fatigue,
le sommeil, cela afin d’atteindre l’apatheia.
Encore une
fois, apatheia signifie littéralement « qui n’a plus
de sensibilité ». Il s’agit d’un état physique qui conduit
naturellement à un état identique de l’âme. Aussi l’insensibilité
devient impassibilité.
« L’apatheia
ne consiste pas à ne point éprouver les passions, mais
à ne point les accueillir » (Calliste et Ignace Xanthopoulos,
Centuries, in Philocalie).
C’est donc
cet homme apathique que cherche à devenir l’ascète.
Dans son Echelle, saint Jean Climaque situe le corps
apathique à mi-chemin, en somme, de l’homme et de l’ange.
C’est uniquement
par la possession d’un tel corps que l’on pourra parvenir
au terme même de l’ascèse : l’hésychia. Tout comme l’apatheia,
l’hésychia est un double état : un état de vie d’abord
(tranquillité), et un état correspondant de l’âme. Elle
est donc une disponibilité totale de l’âme, due au «
silence du cœur et des pensées », une sorte d’inconscience
de soi-même comme l’apatheia est une inconscience de
son corps.
« Lorsque tu pries, ne te figure pas la Divinité en
toi-même, ne laisse pas ton intelligence accepter l’empreinte
d’une forme quelconque ; tiens-toi en immatériel devant
l’Immatériel et tu comprendras » (Evagre le Pontique,
De la prière)
Alors l’ascète
comprendra que « lorsque l’intellect aura déposé le
vieil homme et que la prière l’aura revêtu de l’homme
nouveau, il verra son état, au moment de la prière,
pareil à un saphir et à la couleur du ciel. C’est ce
que les anciens auxquels il se manifesta sur la montagne
ont appelé le lieu de Dieu » (Ibid.).
Dans une
telle expérience, le merveilleux, le surnaturel, les
anges et les démons n’ont plus de place. Ce qui compte
avant tout, c’est de purifier le cœur et la pensée,
d’en bannir toute imagination et non de se livrer à
l’imagination en s’abandonnant aux visions et aux effusions
équivoques qu’elle entraîne.
Mais l’ascèse
a aussi ses paradoxes : si l’on meurt au monde, pourquoi
alors le redouter ou le désirer ? C’est toute l’évolution
du sens de cette fuite qui, en se purifiant, achèvera
ce cycle prodigieux né avec le dégoût du monde, poursuivi
avec l’amour de la solitude et qui trouve sa fin dans
l’extinction de tous les sentiments liés à ce monde.
« Les plus
grands et les meilleurs riches de ce monde sont précisément
ceux qui ne possèdent plus de liens matériels et qui
sont archi pauvres, tout comme ils sont archi pauvres
de passions. Ils ne possèdent rien d’inutile, ni en
eux-mêmes ni en dehors d’eux-mêmes. Tout simplement
ils possèdent seulement Dieu et ils sont continuellement
joyeusement plongés dans la vie paradisiaque dès ici-bas,
car là où se trouve Dieu, là aussi se trouve le paradis
» (Père Païssios).
Autrement
dit, là où il n’y a plus de place pour la consolation
des hommes, là attend Dieu et sa présence inonde de
joie infinie le cœur devenu trop petit pour le contenir,
de celui qui par sa prière pure a fait du saint Nom
de Jésus le centre et l’axe de tout son être.
La prière
perpétuelle devient ainsi un état constant. L’homme
se voit léger, détaché de la pesanteur terrestre, détaché
de son ego. Le monde où vit l’ascète est le monde de
Dieu, étonnamment vivant, car il est le monde des crucifiés,
des ressuscités, un face à face étendu à l’éternité
quand « Dieu vient dans l’âme et l’âme émigre en Dieu
».
Tallinn,
le 8 mai 2006
+STEPHANOS,
Métropolite de Tallinn et de toute l’Estonie.
Ce
texte a été publié par les éditions du Monastère de
la Dormition de la Mère de Dieu à 05140 La Faurie (France).
On peut le commander par téléphone au +33(0)4.92.58.05.84
ou par mail à l'adresse suivante
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