QU'EST-CE
QU'UN MOINE ? PAR UN LAIC
Jean-Claude POLET
La revue Louvain, revue
mensuelle de l'Université catholique de
Louvain-la-Neuve (Belgique), dans son numéro
d'avril 1999, a publié un dossier spécial
sur la vie monastique. Vocation paradoxale du
renoncement, surtout en cette fin de 2Oème
siècle tellement dominée par le
consumérisme, le monachisme vise à
sauver les valeurs spirituelles du salut du mande"
et à "les actualiser de façon
à intérioriser le monde, le faire
pénétrer dans le cur où
la prière et, avec elle, la présence
de l'Esprit Saint le transfigurent', écrit
dans le liminaire de ce numéro Jean-Claude
POLET, laïc orthodoxe, qui est également
l'auteur de l'un des articles que comprend ce
dossier et que le Service orthodoxe de presse
reproduit ici.
Jean-Claude POLET est professeur de littérature
comparée à l'université de
Louvain-la Neuve et à celle de Namur (Belgique).
II est le maître d'uvre d'une vaste
anthologie en cours d'achèvement, Le Patrimoine
littéraire européen : douze volumes
rassemblant en langue française tes textes
les plus représentatifs de la culture européenne
- de l'Atlantique à l'Oural et des origines
au 2Oème siècle (SOP 192.17). Il
est également membre du comité de
rédaction de la revue de l'association
SaintSilouane-l'Athonite qui paraît annuellement
sous le titre Buisson Ardent. Cahiers Saint Silouane,
aux éditions Le Sel de la Terre, à
Lausanne (Suisse).
L'imaginaire collectif, la littérature et les
arts et tout l'écho que leur valent les trompettes
de la Renommée, ont diffusé et recèlent
encore, bien plus que la sociologie de l'Histoire ne
le permettrait, des trésors d'illustrations et
de figurines représentant des moines tantôt
gros-lards, pleins de bière, de liqueurs et de
fromage, grippe-sous, filous, bénisseurs, fausses
bonnes surs, forniqueurs, bourriques, tyranniques,
sataniques, tantôt frustrés, châtrés,
pisse-froid, compassés, cassants, impuissants,
machiavéliques ou tout ce que tantôt les
matoiseries du bon sens, tantôt les rigueurs normatives
du juste milieu produisent dans les arsenaux de la conscience
moyenne. Pour significative et instructive qu'elle soit,
car elle met bien en évidence les extrêmes
tensions de l'ascèse et son rejet satirique,
cette typologie caricaturale, qui aura toujours cours
dans les lieux communs - où se bâtit le
grand cirque du rire - et dans le petit cercle de la
dérision que font tourner les complaisances du
parti pris, n'a plus de place aujourd'hui dans les milieux
où le sérieux de l'intelligence et la
science entendent serrer de près la réalité
et la vérité des faits humains.
Hypocrisie,
vice, ténèbres et lâcheté
?
Les
reproches anciens sont passés, comme la crainte
révérencielle. II n'est plus question
d'entrer au couvent comme en résidence surveillée,
en purgatoire, ou comme on trouve refuge dans un asile
d'aliénés sociaux ou mentaux. Le monachisme
est souvent traité à présent, face
à la rareté des vocations religieuses
et à la normalisation du paraître des moines,
comme un problème à poser en termes anthropologiques,
comme un mode spécial du comportement humain,
suffisamment universel, du moins dans les sociétés
marquées par les grandes traditions spirituelles
ou religieuses, pour être considérés
comme un aspect ou un stade de l'évolution de
l'humanité.
Mais il est vrai que la conscience moyenne, qui ne sait
que ce qu'elle connaît ou ce qu'elle vit, qui
ne connaît que ce qu'elle voit, qui ne vit que
ce qu'elle éprouve, qui n'éprouve que
ce qu'elle sent, qui ne sent que ce qui la touche, continue,
par nature pourrait-on dire, à se poser d'énormes
questions sur ce qui, malgré tout, lui parait
énorme, et qu'elle peut encore être tentée,
par simple jugeote, de trouver même avec toute
la prudence et les réserves d'usage, que ce n'est
tout de même pas normal d'être moine, et
que, aujourd'hui peut-être moins, selon toute
apparence, mais dans le passé sans doute beaucoup
plus, en sachant tout ce qu'on a dit, écrit et
appris, il devait quand même y avoir des dessous
là-dessous et - il y a suffisamment d'exemples
attestés - pas toujours propres.
Démission
?
Face
au fait monastique, même quand ce n'est plus la
condamnation, le mépris ou le soupçon
de toutes les hypocrisies et de tous les refoulements,
cela reste l'incompréhension. Comment ? Renoncer
à jouir de "tout ce qui est bon" dans
une vie par ailleurs prodigue en difficultés
voire en malheurs, renoncer à obéir aux
imprescriptibles nécessités qu'impose
notre Mère Nature pour vivre dans la constante
fréquentation de gens que l'on n'a pas choisis
ou dans un enclos d'ermite, n'est-ce pas fuir les responsabilités
de l'autonomie, n'est-ce pas abandonner lâchement
les défis de l'indépendance et les aventures
de la liberté, n'est-ce pas se réfugier
- quel que soit le label de normalité que vaille
encore en Occident l'attestation d'enracinements chrétiens
- dans un milieu qui, à l'égal des sectes,
n'a d'autres propos que de procurer sécurité
matérielle, promotion symbolique, sublimation
spirituelle à des êtres trop faibles pour
affronter le monde "comme tout le monde" ?
Inauthenticité, inutilité, parasitisme
et illusion. Illusion plus ou moins durable, plus ou
moins consciente, plus ou moins confortable, mais illusion
et, plus profondément, trahison de la condition
humaine dans son essence, scandaleuse indifférence
pour tous les défis de l'histoire contemporaine,
notamment sinon même surtout les défis
humanitaires, c'est-à-dire les plus purs, les
plus gratuits, ceux qui devraient être les plus
mobilisateurs pour ces hommes et pour ces femmes censément
dévoués corps et âme aux causes
les plus élevées de l'Evangile.
Une des orientations
cardinales de l'harmonie ?
Le
questionnement ne va pas toujours aussi loin dans le
rejet. Quelquefois même, et c'est assez fréquent
chez ceux qui partagent une certaine vision "écologiste"
de l'existence, on reconnaît dans les règles
monastiques, singulièrement dans les formes de
l'ascèse qui proposent l'idéal de la sobriété,
une des mesures cardinales de l'harmonie, qui convient
assez bien à la moyenne des tempéraments
et à la culture moyenne des Européens.
Cela va du "bon pain des moines" et de toute
l'agriculture biologique aux divers naturismes, aux
médecines douces et aux multiples méditations
"transcendantales" ou "orientales",
en passant par les régimes diététiques
et les psychothérapies de la sérénité.
Il est plus d'un touriste, baptisé ou non, passé
par un monastère, qui y a apprécié
le calme, l'accueil, la simplicité des moines,
la beauté des chants, des cérémonies,
et le bon goût de tout. Le côté "bon
vieux temps" ramène à l'enfance,
à l'innocence, à la nature. Certains ne
seraient peut-être pas loin de penser que l'équilibre
éthique du monde moderne pourrait trouver de
stimulantes exemplifications dans l'idéal d'intériorisation
scrupuleusement réciproque du propre et du communautaire
que préconisent les sociétés monastiques.
Un
être de silence pour la prière ?
Devenir
moine, au témoignage des intéressés
et à l'évidence, c'est estimer que la
prière est l'activité supérieure
de l'homme, à laquelle tout doit être ordonné,
autour de quoi tout doit tourner. Prière personnelle,
prière liturgique, alternativement et respectivement
identiques. Car la vraie prière, la prière
pure, le lieu mystérieux où elle est,
au fin fond de tout, l'appel, la substance et la fin
de ce qu'elle cherche, c'est, dans le silence absolu
de tout, la divine présence, cela que l'on ne
chercherait pas si on ne l'avait déjà
trouvé dans la préférence absolue
de la prière. La prière, c'est le désir,
l'espérance et l'expérience de la présence
de Dieu, la découverte de Dieu en soi et dans
les autres. Il n'y a pas de religion sans prière
; il n'y a de haute spiritualité que de la prière.
Prier, c'est faire ainsi, en soi, d'une certaine manière,
toute la place à l'Autre. Là comme en
tout ce qui touche l'approche de l'Autre et la reconnaissance
de la beauté de ce qu'il est en soi, tout est
dans la manière. Et il est des manières
qui touchent, et d'autres qui, quelle que soit la fin
de l'envoi, ne touchent pas. La prière, c'est
la réalisation de l'Amour absolu, impossible
en effet et corporellement et affectivement - Eros,
devant cet impossible, appelle Thanatos - possible seulement
spirituellement.
Cet engagement à ne vouloir que la prière,
c'est-à-dire l'union à Dieu, a pour conséquence,
puisque Dieu est tout en tous, l'ouverture aux autres,
la communion avec l'humanité et la création
tout entière, pas seulement présente et
proche mais universelle et totale, passée et
à venir. En cela, la prière est le parvis
de la Paix, qui anime le cur de toutes les religions
et constelle les références de toutes
les spiritualités.
Une
vie d'ascèse ?
Tous
les moines le diront : la prière est à
elle-même sa propre ascèse et elle suffit
à tout. Cependant, la pesante nature, toujours
égale à elle-même, et les lourdeurs
de la conscience moyenne, en chacun récurrentes,
invitent à l'ascèse corporelle et mentale:
méthodes, techniques, moyens divers, physiques
et psychiques, largement éprouvés, pour
obtenir la maîtrise du corps, c'est-à-dire
pour disposer librement de toutes les énergies
mobilisables du corps et de l'âme afin de focaliser
l'attention et l'acuité de l'esprit sur la prière
et sa finalité, Dieu. L'ascèse monastique
a pour propos de contrôler aussi bien que possible
les besoins du corps et les passions de l'âme,
non pour la gloire de l'exploit athlétique ou
l'exaltation de la volonté, mais en défiance
de toute complaisance esthétique ou égotiste,
dans le seul but de faire en soi toute la place à
l'Autre. Toute ascèse fondée sur un autre
motif ou d'autres mobiles parait au moine illusion,
orgueil ou vanité, car l'ascèse est le
moyen et non la fin. Elle est cependant, de tous les
moyens volontaires, le meilleur et le plus élevé
: elle a, à ce titre, l'honneur de rappeler que
la sainteté est et doit être constamment
désirée et plus que désirée,
voulue et, plus que voulue, laborieusement, tenacement,
inflexiblement travaillée.
Un
être de kénose pour le salut du monde ?
L'ascèse
et la prière, l'ascèse de la prière,
pour un moine chrétien, n'a pas de finalité
généralement spiritualiste ou mystique,
universellement religieuse ou anthropologiquement idéale.
Ascèse et prière sont ancrées dans
les mystères les plus fondamentaux inhérents
à l'évangile de la Résurrection
du Christ. Le moine chrétien n'est rien qu'un
homme ou une femme qui prend le message chrétien
absolument au sérieux, avec tout le radicalisme
d'engagement qui s'ensuit, et qui accepte de prendre
les moyens de cette fin. II croit que le mouvement de
l'être au monde - la finalité de tout ce
qui est dans l'état ou' ii se trouve - a pour
modèle absolu, radical et définitif, et
pour destination, de devenir réponse adéquate,
comme d'une réciproque à son théorème,
au mouvement de Dieu au monde que le Christ a effectué.
Ce mouvement qu'on appelle la kénose, - consiste
pour Dieu à s'être incarné, c'est-à-dire
à avoir fait en lui toute la place à l'Homme
et, ce faisant, à le faire participer à
sa divinité dans toute la mesure de son être.
II s'agit pour l'homme qui prend au sérieux l'Evangile
de la Résurrection et le met en pratique, d'expérimenter
existentiellement la réciproque de ce théorème
en faisant en lui toute la place à Dieu, en espérant,
par la prière, qu'il la prenne.
Un
témoin prophétique du Christ ?
Ce
réalisme du salut et ce radicalisme de la sainteté
sont, on l'a vu, par bien des côtés étrangers,
voire suspects aux prudences de la conscience moyenne
et aux médiations nécessaires à
la conscience collective, toutes deux très généralement
rassurées par les bienséances, les conformismes
et les cléricalismes. Les instances institutionnelles
de l'Eglise, souvent encombrées de leurs organigrammes,
ont ainsi périodiquement connu des tensions voire
des conflits avec le monde monastique ; régulièrement
aussi, elles ont été contestées,
réformées ou distancées par les
audaces des moines. Pour ces raisons, en réalité
structurelles, ceux-ci ont toujours entendu préserver
leur autonomie de gestion et leur liberté d'expression
au service de la communion ecclésiale et de la
fidélité à l'Evangile. Les moines
sont ainsi, de façon prophétique, et dans
la tension d'un dialogue de vérité constamment
fidèle et constamment novateur, garants de l'orthodoxie,
au sens non confessionnel du mot, de la conscience chrétienne
dans sa plénitude. Pierre de touche de tous les
renouveaux, le monachisme chrétien est le lieu
ou' se rassemblent tous ceux qui incarnent, pour eux-mêmes
et ensemble, la réciproque du premier théorème
du christianisme, l'incarnation, dont la Résurrection
est le bouquet, et la Trinité, l'origine.
Au
nom de tous, pour tous
Tout
homme est moine, par la solitude où il commence
et où il finit - "on se retrouve seul..."
- par la nécessité de l'ascèse
où sa santé et sa conscience, éthique
et esthétique, l'invitent - sobriété
et mesure en toutes choses -, par l'espérance
infinie, jusqu'au désespoir infini, où
la limitation et la contingence de son être le
portent, à vouloir être reçu tel
quel, tout entier et absolument par l'Autre, et par
la nécessité conjointe, pour y parvenir,
d'offrir et d'ouvrir en soi toute la place à
l'Autre, auxquelles répond le mystère
de la kénose chrétienne, celle du Christ,
puis, par lui, avec lui et en lui, réciproquement,
celle de l'humanité tout entière portée
par la prière de tous ceux qui adorent en esprit
et en vérité.
SOP 239, juin 1999 (les intertitres
sont du SOP)
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