|
2.-
Martin, d'une lampée, libère la bouteille,
s'en saisit et descend à la cave.
Martin boit plus qu'il ne mange, il boit beaucoup,
il boit trop - surtout depuis la mort de Mélanie.
Il boit pour oublier sa solitude, mais la solitude
ne l'oublie pas.
On
ne peut pas dire qu'il travaille, il s'occupe : le
carré de pommes de terre, juste ce qu'il faut
de légumes, quelques pieds de vigne - une coupe
de bois sur le coteau, qu'il partage avec Bertrand,
c'est à peu près tout, il s'ennuie,
malgré les parties de cartes avec Bertrand,
la présence continue de la bouteille et un
peu de bricolage. - Un tour au cimetière de
temps à autre pour désherber autour
de la tombe de Mélanie.
|
Gaspard
de miséricorde
Un conte de Noël
1.-
Martin s'est saisi d'un bâton dans un coin de
l'écurie. " Sale bête, mais lève-toi
donc ! " Gaspard gémit sous les coups
que lui assène son maître, tourne la
tête vers la lucarne, en baissant une oreille.
-Fainéant comme pas un ! Et mon bois, qui va
me le porter ?
Sans un regard vers l'âne, sans s'apercevoir
du filet de sang qui coule doucement sur la paille,
Martin jette son bâton à terre, tire
la porte et pousse le loquet. Dos courbé, mains
dans les poches, il rejoint la cuisine.
- Si cela continue, je m'en débarrasse au printemps.
Nourrir une bête à ne rien faire ! Je
le proposerai à Bertrand. II m'en donnera bien
cinq cents francs.
Martin, dans la cuisine, tourne en rond, bute près
de la cheminée sur une bûche de bois,
émet un juron.
- Bien sûr, le feu est éteint !
Quelques copeaux dans la cendre rouge, des brindilles
: un crépitement. Une flamme vive, puis de
nouveau la cendre.
Martin
s'essuie le nez sur sa manche.
- Sale bête, je vais geler, maintenant !
Un coup d'il au carreau de la fenêtre
de la cuisine. La nuit va tomber. Une grisaille qui
s'étend sur la nudité des arbres, sur
les derniers choux du jardin.On sent la neige tout
près. Sur la table, une bouteille de vin presque
vide, un verre.
|
3.-
Gaspard continue à gémir dans l'écurie.
Malgré ses efforts, il n'a pu se relever. Les
derniers coups de bâton venaient d'atteindre une
plaie sur sa patte arrière. Alors l'âne
en lui-même :
- Il ne se rend pas compte, mon bon maître, que
je commence à devenir vieux. Je comprends bien,
pour le bois, mais c'est vraiment au-dessus de mes forces.
Puis avec un gros soupir, il penche la tête sur
ses deux pattes avant réunies. Il fait presque
nuit, maintenant, La lucarne dessine un carré
bleu sombre. Puis le silence. Seuls, quelques bruissements
de paille.
Dans la cuisine, attablé devant une nouvelle
bouteille remplie au tonneau de la cave, Martin boit.
Il vide verre sur verre en achevant un quignon de pain.
Il marmonne entre ses dents, hausse les épaules,
boit encore. De temps à autre, il se met à
rire doucement, puis regarde les murs d'un air ahuri.
Il s'est levé pour allumer l'électricité
et s'est rassis avec lassitude.
- Il est bien gentil le petit diacre quand il vient
me voir. Bah ! Il parle d'amour, de théologie
!
- Des tas de choses, des tas de choses ! C'est pas lui
qui me rapportera mon bois !
Il tourne la tête en direction de la porte de
l'écurie.
- Sale bête !
Il y eut de la lumière, toute la nuit, dans la
cuisine.
Le lendemain, Bertrand attendit vainement Martin au
café de la place, pour la partie de cartes. Le
soir, Martin n'était pas venu chercher son pain
à la boulangerie. Ce n'est que le surlendemain,
vers midi, que le petit diacre qui passait par là,
aperçut la lampe allumée dans la cuisine.
Il poussa la porte.
Affalé sur la table, la tête sur son avant-bras
la main droite crispée sur son verre vide, Martin,
immobile, mort probablement l'avant-veille dans la nuit.
Il
n'est pas bon de s'attarder entre ciel et terre. Les
esprits mauvais y rôdent, en quête de nourriture.
Martin venait d'être inhumé dans le petit
cimetière qui jouxte l'église. Son âme
errait, désemparée. Elle s'aventura, avec
le vent, jusqu'aux abords d'une ferme, cogna aux volets
de la cuisine, renversa une bicyclette dans la grange.
Lorsqu'elle passa devant la porte de l'écurie,
un braiment retentit. C'était Gaspard qui appelait
son maître ou du moins croyait-il le reconnaître
pour avoir si souvent perçu le bruit sourd de
ses pas sur le gravier. Ce n'était que le vent
d'une nuit de décembre qui cognait aux volets.
Le défunt Martin n'avait plus personne à
tourmenter, et cependant Gaspard ressentit une violente
douleur sur sa croupe. Une lumière sauta dans
la cuisine d'une ferme voisine, puis s'éteignit
peu après. Des chiens hurlaient. Le fossoyeur
qui était venu reprendre une pelle oubliée
au cimetière, s'aperçut que le cadenas
de la porte d'entrée avait été
forcé.
L'aube violette parut à la lucarne de l'écurie.
Gaspard tourna la tête vers la porte, puis vers
sa patte gauche arrière qu'il n'avait plus la
force de lécher. Il ne ressentait plus sa faim,
il n'était qu'un amas de douleur. Il tenta encore
une fois de se soulever, resta cloué sur place.
Toute la matinée, des nuages bas coururent dans
le ciel. Le vent secouait le squelette des haies, tambourinait
aux portes. L'après-midi fut infiniment triste.
Le jour ternit, le quatrième depuis la mort de
Martin. Une fois encore, la colline redevint floue avec
son enfantement de mirages, ses cris d'oiseaux nocturnes.
Gaspard releva la tête, bougea une oreille, croyant
avoir perçu des pas. Non, ce n'était que
la fièvre qui collait à ses tempes.
A l'aube, pourtant, le vent se calma.
|
5.-
La voix calme, reprend :
- Va, Martin, retourne dans ta maison. Tu retrouveras
pour quelques temps, ton corps, tes habitudes. Va retrouver
Gaspard. Sois sans crainte. Personne ne s'apercevra
de ta présence, tu resteras invisible pour tout
le monde. Ne parle pas, c'est tout. Mais fais attention,
je n'interviens qu'une seule fois. Je ne te dirai plus
rien. Va !
Les derniers mots prononcés par la Vierge étaient
pleins de tranquillité, de douceur.
Le rayon de soleil a disparu. La crèche, peu
à peu, rentre dans l'ombre, mais tout près
de la porte d'entrée, il semble qu'il y ait eu
comme le bruit d'une grosse goutte d'eau tombant sur
le carrelage.
Puis la sérénité s'est installée
dans l'église.
|
4.-
Alors l'âme de Martin qui errait toujours à
travers bois et vallons arrive enfin à la porte
de la petite église. Le battant de chêne
joue sur ses gonds. Samedi, 17 décembre. L'église
est propre, mais humide. Les femmes ont fait le ménage,
la veille. Le carrelage de briques, usé, cassé
par endroits, sent le savon. Mais une odeur de cire
demeure, imprègne les objets. Sur le bas-côté
gauche, discrète, une crèche installée
par des enfants. Le silence. Quelques craquements de
poutre. L'âme de Martin visite tous les coins
et recoins de l'église. Une chaise se renverse,
un porte-cierge bascule.
Même le rideau de l'iconostase frémit.
De nouveaux craquements. C'est comme une présence
inquiète dans l'église, qui cherche, tâtonne,
s'agite. Au moment où la porte d'entrée
allait se refermer,
- Martin, où vas-tu?
La voix est ferme. Elle vient d'un bas-côté
de l'église, du côté de la crèche...
S'il y avait eu là un gamin pour venir l'admirer,
il aurait pu presque voir bouger dans l'ombre la silhouette
courbée de la Vierge sur l'Enfant.
- Martin, où vas-tu?
Cette fois le ton est plus sévère.
- Je ne suis pas contente de toi, Martin !
Il y eut un silence indéfinissable; les araignées,
tapies dans les recoins de la pierre, restèrent
pétrifiées. Une lueur entourait la silhouette
de la Vierge.
- Je ne suis pas contente du tout ! Je ne parle pas
de ton égoïsme, ni de ta... passion pour
l'alcool. Mais tu es un homme brutal, et je ne puis
le supporter. T'es-tu rendu compte de l'état
dans lequel tu as laissé ton âne ? - Ton
âne, mais c'est mon âne, tu entends ! Je
te pardonne tout le reste, vois-tu, mais battre cette
bête, non!... Enfin !...
La voix se fait plus douce, plus maternelle.
- Enfin, souviens-toi, Martin. C'est lui qui a soufflé
avec le buf, sur mon Enfant, une certaine nuit,
pour le réchauffer. L'as-tu oublié ?
- Et lorsque mon fils est entré à Jérusalem,
au milieu de la foule qui l'acclamait, c'est sur "
mon " âne qu'il était monté
! Il faut que tout cela cesse, comprends-tu ?
Sur ces paroles, un rayon de soleil traverse un vitrail
sur le côté de l'église, frôle
l'icône de la Nativité, pénètre
dans la crèche, illumine la tête penchée
de l'âne dont le museau touche presque le visage
de l'enfant. Dans l'air devenu plus léger, le
bois, la pierre, les icônes semblent danser et
chanter dans un parfum de lys et de miel. Martin sent
se desserrer l'étreinte glacée de ces
derniers jours, comme si les objets, subitement devenaient
plus nets, plus transparents. Une odeur de miel et de
lys, comme au temps de son enfance. |
6.-
Dans l'écurie, Gaspard, la tête sur
le côté s'en va tout doucement le long
de ses derniers rêves d'âne. Le temps pour
lui n'existe plus. II semble déjà parti
vers sa quête de vérité remplie
de souvenirs que jamais les humains ne connaîtraient.
Mais soudain, il tressaille. Ce bruit de pas...
Cette fois-ci, il n'y a plus de doute. La porte de l'écurie
s'entrouvre, puis s'ouvre toute grande. Une ombre est
là, qui hésite, s'approche. Alors, au
prix d'un suprême effort, Gaspard tremblant, usé,
se lève sur ses pattes de devant, puis sur ses
pattes arrière - miracle - se lève, et
Martin, d'un bond, se jette au cou de Gaspard, embrasse
sa grosse tête, et se met à pleurer, longtemps,
longtemps...L'âne, épuisé par son
effort, s'est laissé tomber sur la paille. |
7.-
Martin écarquille les yeux, regarde ahuri les
murs de l'écurie, le bâton taché
de sang, dans un coin. Il se cache la tête dans
ses mains, puis, comme délivré d'un
cauchemar, court à la cuisine, monte à
la chambre, sort de l'armoire le plus beau des draps
brodés par Mélanie.
|
8.-
II en taille plusieurs morceaux pour panser les
plaies de Gaspard... Vite, il descend à la
cave, en rapporte une brassée de paille fraîche
et un panier rempli des meilleures carottes.
Maintenant il est là, près de Gaspard,
lui prodigue mille caresses : - Mon petit, mon petit
!...
Et les heures coulent, coulent. La vitre de la lucarne
est devenue rose, blanche, bleu violet, et les yeux
de Gaspard sont si remplis de bonté que Martin
détourne la tête et se mord les lèvres
pour ne pas éclater en sanglots...
Maintenant il ne quitte plus l'écurie, laisse
filer les heures du jour et de la nuit. Gaspard n'a
bu qu'une fois, mais longuement dans le vieux seau,
et cela semble lui suffire ; le maître est là,
c'est l'essentiel. II n'y a plus de temps, il n'y
a plus d'espace. Il y a un temps nouveau, un espace
nouveau qui bouscule et repousse les murs de l'écurie.
Il n'y a plus que Gaspard et Martin.
Le 24 décembre, au matin, après un long
sommeil, lorsque Martin se réveille aux côtés
de son vieil ami, une sensation étrange l'envahit.
Ses gestes, il lui semble les accomplir pour la première
fois. Tout est nouveau, imprévisible. Le regard
que lui jette Gaspard le bouleverse. Il sort, arrache
un chou dans le jardin et vient le tendre à
Gaspard. L'âne le flaire mais n'y touche pas.
Martin, contrarié, hésite, coupe un
morceau dans le cur du chou et le lui présente
dans le creux de la main. L'âne le prend avec
précaution et le mange lentement pour faire
plaisir à son maître.
A midi, la neige a commencé à tomber.
Il fait presque doux. Pas un souffle au dehors. Dans
l'après-midi, une cloche, lointaine, a retenti,
puis une autre, plus proche. Une après-midi
faite de mille petits riens : une araignée
suspendue au bout d'un fil, le vol d'une mouche oubliée,
l'or d'un brin de paille qui frémit sous la
porte.
Alors,
un peu avant minuit, tandis que les lumières
dansent dans les maisons, Gaspard incline tout doucement
sa tête sur le côté, entraînant
son maître sur la paille odorante. Martin, comme
ivre, reconnaît cette odeur de miel et de lys
qui régnait dans l'église. La respiration
de Gaspard, d'abord régulière, devient
peu à peu plus lente, plus profonde. Un instant,
la grosse tête se rapproche de la sienne, une
tête pleine d'abandon et d'amour et le baiser
qu'il reçoit répand la fraîcheur
d'une eau vive. Une étoile filante raye la
lucarne, illumine les murs. Les lèvres de Martin
rendent le baiser à son compagnon, et tandis
que les rumeurs de la nuit gagnent la campagne et
le ciel, que les cris des enfants commencent à
fuser, Gaspard et son maître, côte à
côte, partent pour le voyage d'espérance
et de mélancolie, vers les Grands Pâturages
d'herbes d'or et de roses d'inconnaissance.
Jean
VIGNA
Retour au sommaire
|
|
|
|