Pour
une théologie de l'icône
Par Olivier Clément
" L'essai sur la théologie de l'icône
dans l'Eglise orthodoxe" de Léonide Ouspensky
(tome 1, Paris 1960) est un livre qui fera date. Sur
un sujet brûlant, essentiel, car l'art devient
pour beaucoup de nos contemporains une quête de
l'absolu, car l'art chrétien par conséquent
met directement en cause notre capacité de confesser
et de vivre notre foi, voici un des premiers efforts
de synthèse qui ne soit pas d'abord esthétique,
ou philosophique, mais fondamentalement théologique,
au sens plein du mot qui implique et exige la contemplation.
Qui plus est, c'est l'uvre non d'un théoricien
mais de l'un des meilleurs iconographes de notre époque,
qui en collaboration avec le P.Grégoire Croug,
vient de peindre d'importantes fresques, en plein Paris
dans la nouvelle église des Trois Saints Docteurs
(6 rue Petel Paris,16è). Je voudrais simplement
en parlant de cet ouvrage, dégager quelques thèmes
fondamentaux de la théologie de l'icône.
L'auteur nous rappelle d'abord que la vénération
des saintes images, les icônes du Christ, de la
Vierge, des anges et des saints, est un dogme de la
foi chrétienne, dogme formulé par le 7ème
Concile cuménique. L'icône n'est
donc pas un élément décoratif,
ni même une simple illustration de l'Ecriture.
Elle fait partie intégrante de la liturgie, elle
constitue "un moyen de connaître Dieu et
de s'unir à lui". On sait que la célébration
d'une fête exige que l'on expose au milieu de
la nef l'icône (transportable) qui révèle,
avec l'évidence immédiate de la vision,
le sens de l'événement que l'on commémore.
Plus largement, l'église toute entière,
avec son architecture et ses fresques (ou mosaïques)
représente dans l'espace ce que le déroulement
liturgique représente dans le temps : le reflet
de la gloire divine, l'anticipation du Royaume messianique.
La parole liturgique et l'image liturgique forment un
tout indissociable, ce milieu de résonance, cette
"pneumatosphère" pourrait-on dire par
laquelle la Tradition rend actuelle et vivante la Bonne
Nouvelle. Ainsi l'icône correspond à l'Ecriture
non point comme une illustration, mais de la même
manière que lui correspondent les textes liturgiques
: "ces textes ne se bornent pas à reproduire
l'Ecriture comme telle ; ils en sont comme tissés
; en faisant alterner et en confrontant ses parties,
ils en révèlent le sens, ils nous indiquent
le moyen de vivre la prédication évangélique.
L'icône, elle, en représentant divers moments
de l'histoire sacrée, transmet de façon
visible leur sens et leur signification vitale. Ainsi,
par la liturgie et par icône, l'Ecriture vit dans
l'Eglise et dans chacun de ses membres" (pp. 164-165).
La vénération des icônes est donc
un aspect essentiel de l'expérience liturgique,
c'est-à-dire de la contemplation du Royaume à
travers les actions du Roi. "Sous voile" certes
et par la foi, cette contemplation n'en est pas moins
vécue par l'être entier de l'homme, elle
a le caractère immédiat de la sensation,
c'est une "sensation des choses divines" réalisée
par l'homme total. La conception orthodoxe de la liturgie
apparaît ainsi inséparable des grandes
certitudes de l'ascèse orientale sur la transfiguration
du corps ébauchée dès ici-bas,
sur la perception de la lumière thaborique par
les sens corporels spiritualisés c'est-à-dire
; non point "dématérialisés"
mais pénétrés et métamorphosés
par le Saint Esprit. La liturgie, en effet, sanctifiant
toutes les facultés de l'homme, amorce la transfiguration
de ses sens, les rend capables d'entrevoir l'invisible
à travers le visible, le Royaume à travers
le mystère. L'icône, souligne Léonide
Ouspensky, sanctifie la vue, et déjà la
transforme en sens de la vision : car Dieu ne s'est
pas seulement fait entendre, il s'est fait voir, la
gloire de la Trinité s'est révélée
à travers la chair du Fils de l'Homme. Quand
on songe à l'importance du sens de la vue chez
l'homme moderne, à quel point celui-ci se trouve
écartelé, possédé, érotisé
par les yeux, à quel point le flux d'images de
la grande ville le rend discontinu, fait de lui un "homme
de néant", on comprend l'importance de l'icône
car celle-ci systématiquement libérée
de toute sensualité (à la différence
de tant d'uvres, au reste admirables, de l'art
religieux occidental), a pour but d'exorciser, de pacifier,
d'illuminer notre vue, de nous faire "jeûner
par les yeux" suivant l'expression de saint Dorothée
(cité p. 210). Dans notre civilisation de possession
par l'image, m'écrivait un ami protestant, l'icône
est devenue une urgence de la cure d'âmes.
C'est pendant la crise iconoclaste, aux 8e et 9e siècles,
que l'Eglise dut préciser la signification de
l'icône et l'ouvrage de Léonide Ouspensky
est nourri des textes doctrinaux et conciliaires de
cette époque. M. Ouspensky consacre à
l'iconoclasme un chapitre succinct, mais qui a le mérite
d'aller à ce qui était l'essentiel pour
les antagonistes : leurs motivations religieuses. En
effet l'iconoclasme semble s'expliquer en profondeur
par une violente poussée de transcendantalisme
sémitique, par des influences juives et musulmanes
qui majoraient, dans la tradition orthodoxe, le sens
de l'incognoscibilité divine au détriment
du sens de la "Philanthropie" et de l'Incarnation.
"L'argumentation des iconoclastes au sujet de l'impossibilité
de représenter le Christ était un attachement
pathétique à l'ineffable... " (p.
152). Mais l'iconoclasme fut aussi une réaction
contre un culte parfois idolâtrique des images,
contre la contamination de ce culte par la notion magique
ou théurgique (au sens néo-platonicien
du mot) qui voulait que l'image fût plus ou moins
consubstantielle à son modèle : on arrivait
ainsi à confondre l'icône et l'eucharistie,
et certains prêtres mêlaient aux saints
dons les parcelles d'icônes particulièrement
vénérées. Ainsi s'opposaient dans
l'Eglise les deux grandes conceptions non-chrétiennes
du divin que seul peut concilier le dogme de Chalcédoine
: d'une part le Dieu d'un Ancien Testament statique
qui ne serait pas "préparation évangélique",
un Dieu personnel mais enfermé dans sa Monade
transcendante, un Dieu qu'on ne peut pas représenter
parce qu'on ne saurait participer à sa sainteté
; de l'autre, le divin comme nature sacrée ou
plutôt comme sacralité de la nature, l'omniprésence
dont participe toute forme.
L'Orthodoxie surmonta ces deux tentations opposées
en affirmant le fondement christologique de l'image
et sa valeur strictement personnelle (et non substantielle).
Elle montra d'abord que l'image par excellence est,
le Christ lui-même. Dans l'Ancien Testament, Dieu
se révélait par la Parole ; on n'aurait
donc pu sans blasphème le représenter.
Mais l'interdiction de l'Exode (20, 4) et du Deutéronome
(5,12-19) constitue comme la préfiguration "en
creux" de l'Incarnation : elle écarte l'idole
pour faire place au visage du Dieu fait homme. Car la
Parole irreprésentable s'est faite chair représentable
: "lorsque l'Invisible, écrit St. Jean Damascène,
s'étant revêtu de la chair, apparut visible,
alors représente la ressemblance de Celui qui
s'est montré... " (P.G. 94,1239). Le Christ
n'est pas seulement le Verbe de Dieu mais son Image.
L'Incarnation fonde l'icône et l'icône prouve
l'Incarnation.
Pour l'Eglise orthodoxe, la première et fondamentale
icône est donc le visage du Christ. Comme le suggère
Léonide Ouspensky, le Christ est par excellence
l'Image "acheiropoiete", "non faite de
main d'homme" : tel est le sens profond de la tradition
reprise par la liturgie, selon laquelle le Seigneur
imprima sur un linge sa Sainte Face. L. Ouspensky interprète
d'une manière littérale les textes liturgiques
racontant l'envoi par le Christ au roi d'Edesse d'une
lettre et du voile (mandilion) sur lequel il aurait
imprimé son visage. Ne vaudrait-il pas mieux,
puisque la lettre à Agbar est manifestement un
faux, dégager le sens symbolique de cet épisode,
comme l'Eglise a su, par exemple, authentifier le témoignage,
mais non l'historicité, des écrits aréopagitiques
? Disons alors que le souvenir historique du visage
de Jésus fut précieusement gardé
par l'Eglise, d'abord justement en Terre Sainte et dans
les pays sémitiques qui l'entourent. C'est un
fait que toutes les icônes du Christ donnent l'impression
d'une ressemblance fondamentale. Non point ressemblance
photographique, mais présence de la même
personne, et d'une Personne divine qui se révèle
à chacun d'une manière unique (certains
Pères grecs, partant des récits évangéliques
sur les apparitions du Ressuscité, ont souligné
cette pluralité, dans l'unité, des aspects
du Christ glorieux). La ressemblance, ici, est inséparable
d'une rencontre, d'une communion : il y a une seule
Sainte Face, dont l'Eglise a préservé
la mémoire historique (renouvelée de génération
en génération, par la vision des grands
spirituels), et autant de Saintes Faces que d'iconographes
(voire que de moments dans la vie mystique d'un iconographe).
C'est que le visage humain de Dieu est inépuisable,
et garde pour nous, comme l'a souligné Denys,
un caractère apophatique : visage des visages
et visage de l'Inaccessible...
L. Ouspensky souligne, en multipliant de très
belles reproductions, que l'image existe dès
les premiers temps du christianisme, et que l'art des
catacombes, qui est un art du signe, offre parfois,
parallèlement à de purs symboles et à
des représentations allégoriques, un incontestable
souci de ressemblance personnelle. Toutefois la sainteté
se trouve alors désignée par un langage
conventionnel plutôt que symbolisée par
l'expression artistique elle-même : c'est au IIIè
et surtout au IVè siècle que débuta
cette incorporation du contenu dans la forme, caractéristique
de l'art proprement iconographique.
Il serait passionnant, pour une histoire des significations,
d'étudier dans quelle mesure cette évolution
de l'art chrétien a coïncidé avec
la transformation de l'art hellénistique en "art
de l'éternel" au sens que Malraux donne
à cette expression, et dans quelle mesure elle
s'en est distinguée, car "l'art de l'éternel"
impersonnalise alors que l'icône personnalise...
Si donc l'image qui appartient à la nature même
du christianisme, et si l'icône par excellence
est celle du Christ Image du Père, celui-ci,
abîme inaccessible, ne peut être directement
représenté : " Celui qui m'a vu a
vu le Père" disait Jésus (Jean 14.9).
Le 7e concile cuménique et le grand concile
de Moscou de 1666-1667 ont formellement interdit de
représenter Dieu le Père. Quant au Saint-Esprit,
il s'est montré colombe et langues de feu : c'est
ainsi seulement qu'il sera peint. Ne pourrait-on pas
dire aussi que la présence du Saint-Esprit est
symbolisée par la lumière même de
toute icône ?
Rappelons enfin, bien que L. Ouspensky n'en parle pas,
réservant sans doute ce thème pour le
second tome de son ouvrage, que le "rythme"
de la Trinité, sa diversité une, sont
exprimés par la Philoxénie (l'hospitalité)
d'Abraham recevant les trois anges, ces Trois dont Roublev
a su peindre avec des couleurs qui semblent une nacre
d'éternité, le mystérieux mouvement
d'amour qui les identifie sans les confondre...
Si l'interdiction de l'Ancien Testament a été
levée par et pour le Christ, elle l'a été
aussi pour sa Mère et pour ses amis, pour les
membres de son Corps, pour tous ceux qui, dans le Saint-Esprit,
participent à sa chair déifiée.
Cependant, et pour couper court aux accusations et confusions
des iconoclastes, comme aux abus de certains orthodoxes,
l'Eglise a vigoureusement souligné que l'icône
n'est pas consubstantielle à son prototype :
l'icône du Christ ne fait pas double emploi avec
l'eucharistie, elle inaugure la vision face à
face. En représentant l'humanité déifiée
de son prototype (ce qui implique un élément
"portraitique" transfiguré mais ressemblant),
c'est une personne, non une substance que l'icône
fait surgir. Dans une perspective eschatologique, elle
suggère le vrai visage de l'homme, son visage
d'éternité, ce visage secret que Dieu
contemple en nous et que notre vocation consiste à
réaliser.
S'il est possible à l'art humain de suggérer
la chair sanctifiée du Christ et des siens, c'est
que la matière même dont se sert l'iconographe
a été secrètement sanctifiée
par l'Incarnation. L'art des icônes utilise et,
d'une certaine manière, manifeste cette sanctification
de la matière. "Je n'adore pas la matière,
écrivait St. Jean Damascène, mais j'adore
le Créateur de la matière qui est devenu
matière à cause de moi... et qui, par
la matière, a fait mon salut" (P.G. 94,
1245).
De toute évidence cependant la représentation
de la lumière incréée qui transfigure
un visage ne pourra être que symbolique. Mais
c'est l'originalité irréductible de l'art
chrétien que le symbole se mette au service du
visage humain et serve à exprimer la plénitude
de l'existence personnelle.
Le mandala hindou ou tibétain, pour prendre un
thème mis à la mode par la psychologie
des profondeurs, est le symbole géométrique
d'une résorption dans le centre. Ce qu'on pourrait
appeler mandala orthodoxe, par exemple une nef carrée
surmontée d'une coupole, a pour centre le Pantocrator,
et nous unit à une présence personnelle...
C'est pourquoi on ne saurait trop louer L. Ouspensky
d'avoir mis en valeur les décisions iconographiques
du Concile Quinisexte (692) qui ordonna de remplacer
les symboles du premier art chrétien, particulièrement
l'Agneau, par la représentation directe de ce
qu'ils préfiguraient : le visage humain transfiguré
par l'énergie divine, et d'abord le visage du
Christ. Le Concile Quinisexte met triomphalement fin
à la préhistoire de l'art chrétien,
préhistoire qui a révélé
le sens christique de tous les symboles sacrés
de l'humanité, "figures et ombres... ébauches
données en vue de l'Eglise". Le véritable
symbolisme de l'art chrétien apparaît désormais
comme le mode de représenter la personne humaine
dans la perspective du Royaume.
C'est pourquoi comme le montre, textes en main, L. Ouspensky,
le symbolisme d'icône se fonde sur l'expérience
de la mystique orthodoxe comme "appropriation"
personnelle du Corps glorieux (appropriation par grâce
participée, c'est-à-dire par désappropriation
de tout égocentrisme). Les yeux immenses, d'une
douceur sans éclat, les oreilles réduites,
comme intériorisées, les lèvres
fines et pures, la sagesse du front dilaté, tout
indique un être pacifié, illuminé
par la grâce. Signalons à ce propos un
texte de Palamas, récemment traduit par Jean
Meyendorff. L. Ouspensky ne le cite pas, mais il pourrait
sans difficulté l'ajouter à son dossier
de citations ascétiques : "il faut donc
offrir à Dieu la partie passionnée de
l'âme, vivante et agissante, afin qu'elle soit
un sacrifice vivant ; l'Apôtre l'a dit même
de nos corps : je vous exhorte, dit-il en effet, par
la miséricorde de Dieu, à offrir vos corps
comme un sacrifice vivant, saint, agréable à
Dieu (Rom. 12.1). Comment notre corps vivant peut-il
être offert comme un sacrifice agréable
à Dieu ? Lorsque nos yeux ont le regard doux,
selon ce qui est écrit : Celui qui a le regard
doux sera gracié (Prov. 12.13), lorsqu'ils nous
attirent et nous transmettent la miséricorde
d'en haut, lorsque nos oreilles sont attentives aux
enseignements divins, non pas seulement pour les entendre,
mais, comme le dit David, "pour se souvenir des
commandements de Dieu afin de les accomplir" (Ps
102 (103), 18), lorsque notre langue, nos mains et nos
pieds sont au service de la volonté divine"
(Triades Louvain 1959, p. 364.)
Il serait particulièrement important de comparer
cette expression iconographique de la transfiguration
des sens avec les lakshanas de l'art bouddhique, qui
désignent eux aussi par une déformation
des organes sensoriels, l'état de "délivrance".
Une analyse des ressemblances et des différences
serait très significative. Bornons-nous à
quelques suggestions : dans l'icône, le symbole
est au service du visage, il exprime l'accomplissement
du visage humain par la rencontre et la communion, il
suggère une intériorité où
la transcendance se donne sans cesser d'être inaccessible.
Dans l'art bouddhique, le visage s'identifie au symbole,
il s'abolit comme visage humain en devenant symbole
d'une intériorité où il n'y a plus
ni soi ni l'Autre mais un indicible rien. Dans les deux
cas, le visage est nimbé : mais le visage chrétien
est dans la lumière comme le fer dans le feu,
le visage bouddhiste devient sphérique, se dilate,
s'identifie à la sphère lumineuse que
le nimbe symbolise. Dans l'icône, le traitement
des sens suggère leur transfiguration par la
grâce. Les lakshanas au contraire symbolisent
des pouvoirs de clairvoyance et de clairaudience par
l'agrandissement démesuré des organes
des sens, les oreilles par exemple. Enfin le visage
chrétien regarde et accueille, tandis que le
non-visage bouddhiste, les yeux clos, se recueille.
Ce souci chrétien d'accueil, de communion, explique
que les saints, sur les icônes, soient presque
toujours représentés de face : ouverts
à celui qui les regarde, ils l'entraînent
dans la prière, car ils sont eux-mêmes
prière, et l'icône le montre. La lumière
et la paix pénètrent et ordonnent leurs
attitudes, leurs vêtements, l'ambiance qui les
entoure. Autour d'eux les animaux, les plantes, les
rochers sont stylisés selon leur essence paradisiaque.
Les architectures deviennent un jeu surréaliste,
défi évangélique au pesant sérieux
de ce monde, à la fausse sécurité
des architectures de la terre...
Le mot d'abstraction ne vient jamais sous la plume de
L.Ouspensky, mais on ne peut pas ne pas y songer lorsqu'il
parle de symbolisme ou de stylisation. Il y a dans l'icône
une abstraction qui conduit à une figuration
plus haute, une abstraction qui est mort à ce
monde et qui permet l'entre-vision du monde à
venir. L'icône abstrait selon le Logos créateur
et re-créateur de l'univers et non selon le logos
individuel, déchu, finalement destructeur...
L'abstraction de l'icône est la croix de notre
regard charnel. Son réalisme est thaborique et
eschatologique : il annonce et déjà manifeste
la seule réalité définitive, celle
du Royaume.
La lumière de l'icône symbolise la lumière
divine et la théologie de l'icône apparaît
inséparable de la distinction en Dieu de l'essence
et des énergies : c'est l'énergie divine,
la lumière incréée que l'icône
nous suggère. Dans une icône, la lumière
ne provient pas d'un foyer précis, car la Jérusalem
céleste, dit l'Apocalypse, "n'a pas besoin
du soleil et de la lune, c'est la gloire de Dieu qui
l'illumine" (Apoc. 21,23). Elle est partout, en
tout, sans projeter d'ombre : elle nous montre que dans
le Royaume Dieu lui-même se fait pour nous lumière.
De fait note L. Ouspensky, c'est le fond même
de l'icône que les iconographes nomment "lumière".
L'auteur a des lignes remarquables sur la perspective
"inverse" ou "renversée"
: dans la plupart des icônes, les lignes ne convergent
pas vers un "point de fuite ", signe de l'espace
déchu qui sépare et emprisonne, elles
se dilatent dans la lumière "de gloire en
gloire". Ne pourrait-on pas parler ici d'épectase
iconographique, l'épectase désignant justement,
chez St. Grégoire de Nysse, cette dilatation
infinie dans la lumière du Royaume ?
on comprend que l'exercice d'un tel art constitue un
ministère charismatique. L'Eglise orthodoxe vénère
des "saints iconographes" que L. Ouspensky
rapproche des "hommes apostoliques" dont St.
Syméon le Nouveau Théologien reste le
principal porte-parole. "L'homme apostolique"
est celui qui reçoit les grâces personnelles
promises par le Christ aux apôtres : non seulement
il guérit les âmes et les corps et discerne
les esprits, mais, comme St. Paul, il entend des paroles
ineffables, comme St. Jean il a mission de dire ce qu'il
a vu (Apocalypse, on le sait, signifie Révélation).
De même le "saint iconographe" entrevoit
réellement le Royaume et peint ce qu'il a entrevu.
Chaque iconographe qui peint "selon la tradition"
participe à cette contemplation exceptionnelle,
à la fois par l'expérience liturgique
et par la communion des saints. C'est pourquoi le peintre
d'icône ne peint pas de manière subjective,
individuelle psychologique, mais selon la tradition
et la vision. La peinture est pour lui inséparable
de la foi, de la vie dans l'Eglise, d'un effort ascétique
personnel.
Les Pères ont beaucoup insisté sur la
valeur pédagogique de l'icône. De fait,
comme le montre L. Ouspensky toute l'histoire du dogme
s'inscrit dans l'iconographie. Pourtant la valeur de
l'icône n'est pas seulement pédagogique,
elle est mystérique. La grâce divine repose
dans l'icône. C'est là le point essentiel,
le plus mystérieux aussi de sa théologie
: la "ressemblance" au prototype et son "nom"
font la sainteté objective de l'image. "L'icône,
écrit St.Jean Damascène, est sanctifiée
par le nom de Dieu et par le nom des amis de Dieu, c'est-à-dire
les saints, et c'est pourquoi elle reçoit la
grâce de l'Esprit divin" (P.G. 94,1300).
L. Ouspensky se borne à poser cette affirmation
essentielle, il n'en cherche pas, du moins pas encore,
les fondements. Il faudrait rappeler ici, pour reprendre
une suggestion de M. Evdokimov, toute la conception
biblique du Nom comme présence personnelle, conception
que sous-entend aussi l'invocation hésychaste
du Nom de Jésus (que l'on songe à la puissance
de ce Nom dans le Livre des Actes. L'icône nomme
par la forme et par les couleurs, elle est un nom représenté
: c'est pourquoi elle nous rend présent un prototype
dont la sainteté est communion, c'est-à-dire
présence offerte, intercédante... Comme
le nom, l'icône est le moyen d'une rencontre qui
nous fait participer à la sainteté de
celui que nous rencontrons c'est-à-dire en définitive
à la sainteté du "Seul Saint".
L. Ouspensky nous offre aussi un important chapitre
sur le "symbolisme de l'église". Une
église toute entière, en effet, doit constituer
une icône du Royaume. Selon les antiques Institutions
apostoliques, elle doit être orientée (car
l'Orient symbolise le lever du jour éternel et
le chrétien, dit St. Basile, doit toujours, où
qu'il prie, se tourner vers l'Orient), elle doit évoquer
un navire (car elle est, sur les eaux de la mort, l'arche
de la Résurrection), elle doit avoir trois portes
pour suggérer la Trinité, principe de
toute sa vie. L'autel se trouve dans l'abside orientale,
légèrement surélevée, symbole
de la Montagne sainte, de la Chambre haute, et nommée
par excellence, le "sanctuaire". L'autel figure
le Christ lui-même (Denys l'Aréopagite),
le "cur" du Christ dont l'église
représente le corps (Nicolas Cabasilas). Il est
peut-être regrettable, à ce propos, que
L.Ouspensky n'ait pas utilisé, pour étudier
le symbolisme du sanctuaire, la "Vie en Christ"
de Cabasilas, et les études correspondantes de
Madame Lot-Borodine... L'autel est le cur de tout
l'édifice, il l'aimante et le sanctifie. Le "sanctuaire"
qui l'entoure, réservé au clergé,
est parfois assimilé au "saint des saints"
du Tabernacle et du Temple de l'Ancienne Alliance. C'est
le "ciel des cieux" (St. Syméon de
Thessalonique), "le lieu où le Christ, roi
de toutes choses, trône avec les apôtres"
(St. Germain de Constantinople), comme, à son
image, l'évêque avec son "presbyterium".
Navire eschatologique, la "nef", surmontée
souvent d'une coupole, représente la nouvelle
création, l'univers réuni en Christ à
son créateur, comme la nef s'unit au sanctuaire
: "le sanctuaire, écrit St. Maxime le Confesseur,
éclaire et dirige la nef et cette dernière
devient ainsi son expression visible. Une telle relation
restaure l'ordre normal de l'univers, renversé
par la chute de l'homme ; elle rétablit donc
ce qui était au Paradis et sera dans le Royaume
de Dieu" (P.G. 91-872). on pourrait demander si
l'union de la coupole et du carré ne reprend
pas, en mode vertical, cette descente du ciel sur la
terre, ce mystère théandrique de l'Eglise...
L. Ouspensky ne pose pas le problème de l'iconostase,
se réservant sans doute d'y revenir dans la seconde
partie, encore inédite, de son ouvrage. on sait
que le sanctuaire ne fut séparé de la
nef, jusqu'à la fin du moyen-âge que par
un chancel très bas, une sorte de balustrade
au milieu de laquelle se dressait, précédant
l'autel, l'arc triomphal, véritable porte de
la vie devant laquelle les fidèles reçoivent
la communion (ce sont aujourd'hui nos "portes royales").
Mais, à partir des XVe et XVIe siècles,
à mesure que l'Orthodoxie, dans un monde sécularisé,
se refermait sur son sens du mystère, le chancel
a été remplacé par une haute cloison
couverte d'icônes : l'iconostase. Les peintures
de l'iconostase représentent l'Eglise totale,
une à travers les temps comme à travers
les espaces spirituels. Les anges, les apôtres,
les martyrs, les Pères et tous les saints s'ordonnent
de part et d'autre d'une composition centrale qui surmonte
les Portes royales, la Déisis (intercession)
représentant la Vierge et le Baptiste intercédant
de part et d'autre du Christ en majesté.
Fresques et mosaïques recouvrent normalement presque
tout l'intérieur de l'église. Si L. Ouspensky
ne parle pas de l'iconostase, il nous énumère
les principaux thèmes de cette décoration
murale. On est frappé de leur profondeur théologique
qui donne un caractère organique au symbolisme
global de l'édifice. Dans l'abside du sanctuaire,
c'est tout le mystère de l'eucharistie, "sacrement
des sacrements": en bas, la communion des apôtres
qui évoque le mémorial ; sur la voûte
la Pentecôte, évoquant la réponse
divine à l'épiclèse ; entre les
deux, la Vierge en orante, figure de l'Eglise (ses bras
sont levés comme ceux du prêtre), désignant
le Christ, notre Grand Prêtre lui-même sacrifice
et sacrificateur... La décoration de la nef récapitule
l'unité théandrique de l'Eglise : au centre
de la coupole, le Pantocrator, source du ciel de gloire
qui descend pour tout envelopper, tout bénir
et transfigurer. Il est entouré des prophètes
et des apôtres. Aux quatre angles du carré
portant la coupole, les quatre évangélistes.
Sur les colonnes, les hommes-colonnes : martyrs, saints
évêques, "hommes apostoliques".
Sur les murs, les grands moments de l'Evangile.
L'iconographie orthodoxe a connu une tardive mais profonde
décadence, en Russie dès le XVIIe siècle,
en Grèce au XIXe. L. Ouspensky vitupère,
avec une violence purifiante, le fatras d'images médiocres
qui encombrent trop souvent les églises orthodoxes
et dont la plupart constituent, sous l'étiquette
icônes "de goût italien", de navrants
sous-produits de ce qu'il y a de plus contestable dans
l'art religieux de l'Occident moderne. (A propos de
cet art, on pourrait remarquer, non sans malice, que
L.Ouspensky a choisi comme repoussoir aux icônes
qu'il reproduit, les plus fades productions du "maniérisme"
italien et espagnol. C'est peut-être d'une bonne
pédagogie pour dégager la spécificité
de l'art sacré orthodoxe. Ce n'est sûrement
pas une approche valable pour évaluer d'un point
de vue orthodoxe l'art occidental, sacré ou "profane",
évaluation urgente et qui reste à faire).
Reste qu'il ne s'agit pas de goût mais de foi.
C'est pourquoi il faut remercier L. Ouspensky d'avoir
si vigoureusement précisé les fondements
théologiques et liturgiques de l'icône
orthodoxe. Cet article ne voudrait être rien d'autre
qu'un témoignage de gratitude et surtout une
invitation au lecteur : quiconque aime les icônes
non en esthète mais en homme de prière,
doit avoir lu ce livre, qui est un grand livre.
In Revue "Contacts"
N° spécial " L'Icône " N°32,
1960
La revue " Contacts " est la seule revue en
langue française, de théologie et de spiritualité
orthodoxe, elle se situe dans la mouvance canonique
de l'Eglise Orthodoxe et uvre dans la perspective
d'un rapprochement entre les chrétiens. Elle
a été fondée en 1949 par Olivier
Clément.
Abonnements au 14 rue Victor HUGO 92400 COURBEVOIE,
France.
Voir aussi sur le site du SOP : http://www.orthodoxpress.com
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