LE
PRIMAT ET LA CONCILIARITE DE L’EGLISE DANS LA TRADITION
ORTHODOXE
PROF.
VLASSIOS PHIDAS
Episkepsis, No 671 – 28.2.2007
1.
Le rapport du Primat avec l’institution conciliaire
est intimement lié à l’ecclésiologie orthodoxe de l’Eglise
locale. Il est clairement précisé par la tradition canonique
et la pratique ecclésiale cohérente établie à travers
les siècles. Il demeure donc inébranlable dans l’Eglise
orthodoxe. Cependant, l’évêque Hilarion Alfeyev, délégué
de l’Eglise de Russie à la Commission mixte internationale
pour le dialogue théologique entre l’Eglise orthodoxe
et l’Eglise catholique romaine (réunie à Belgrade en
septembre 2006), durant le débat sur la question : «
Les conséquences ecclésiologiques et canoniques de la
nature sacramentelle de l’Eglise », a soutenu de façon
provocante certaines thèses personnelles et sans doute
non fondées, tant sur la fonction de l’institution conciliaire
que sur la communion des Eglises orthodoxes locales
entre elles et avec le Patriarcat œcuménique. La presse
ecclésiastique occidentale a donné un large écho à ces
affirmations, surtout en raison de l’intervention dans
le débat des délégués de l’Eglise catholique romaine.
La discussion a été soulevée à propos d’une phrase du
document commun, suivant laquelle, après le schisme
des Eglises d’Orient et d’Occident (1054), la célébration
d’un concile réellement œcuménique était impossible.
Cependant les deux Eglises ont continué à convoquer
des Conciles généraux auxquels prenaient part des évêques
des Eglises locales en communion avec le siège de Rome
ou en communion avec le siège de Constantinople.
Le délégué de l’Eglise de Russie a objecté à cette formulation
du document. Alléguant la différence des approches ecclésiologiques
de l’Eglise orthodoxe et de l’Eglise catholique romaine,
il a affirmé que, contrairement à la tradition catholique
romaine, dans la tradition orthodoxe « la communion
avec le siège de Constantinople » n’a jamais été considérée
comme un présupposé nécessaire à la conciliarité de
l’Eglise, puisque l’Eglise orthodoxe considère comme
critère de son universalité la communion eucharistique
et canonique des Eglises locales entre elles et non
exclusivement avec le siège de Constantinople. Pour
étayer ses affirmations non fondées, il a manifestement
mis en avant deux interprétations arbitraires de la
fonction, après le schisme du XI siècle, tant du système
conciliaire que de la communion canonique dans l’Eglise
orthodoxe. Or, pour réfuter la thèse du document, à
savoir que les Eglises, en communion avec le siège de
Constantinople, continuaient à réunir des conciles «
généraux », il a affirmé à la légère deux choses : d’une
part, qu’à partir du VII concile œcuménique (787), l’Eglise
orthodoxe n’aurait pas connu de conciles « généraux
» ou panorthodoxes, et cela jusqu’à la décision récente
(1960) de réunir le saint et grand Concile de l’Eglise
orthodoxe ; d’autre part, que l’interruption de la communion
d’une Eglise locale avec le siège de Constantinople
n’entamerait pas sa communion avec les autres Eglises
orthodoxes, en faisant de surcroît expressément référence
à une hypothèse non étayée d’une soi-disant interruption
de la communion de l’Eglise de Russie avec le Patriarcat
œcuménique, immédiatement après le concile de Ferrare-Florence
(1438-1439).
Cependant, la réalité historique est totalement différente
des affirmations délibérées ou opportunistes du délégué
de l’Eglise de Russie : car d’une part, l’Eglise orthodoxe
a réuni plusieurs conciles « généraux » et cela toujours
sur la due initiative canonique du Patriarcat œcuménique
pour examiner, à chaque fois, toutes les questions ecclésiales
importantes ; d’autre part, la décision du concile de
province de l’Eglise de Russie (1459) exprime simplement
la réalisation d’un ancien vœu persistant des grands-princes
de Russie de faire élire le métropolite par les évêques
russes avec décision du synode de province. Comme le
synode lui-même l’a souligné : « conformément aux canons
des saints Apôtres et des saints Pères, et selon l’ordre
de notre Souverain le grand-prince Vassili Vassilievic.
» Certes, les facteurs qui ont facilité cette décision
sont, d’une part, les confusions bien compréhensibles
après la prise de Constantinople (1453) et, d’autre
part, l’ordination contraire aux canons de Grégoire,
disciple pro-unioniste du métropolite grec Isidore de
Russie, au siège du diocèse métropolitain de Lituanie
(1458) par le patriarche pro-unioniste Grégoire Mammas,
évincé du siège de Constantinople ; acte qui avait bien
évidemment irrité le grand-prince Basile et les hiérarques
russes.
Il n’en demeure pas moins que cette décision n’a jamais
été interprétée – ni ne pouvait l’être – comme une interruption
de la communion ecclésiale avec le siège de Constantinople,
étant donné qu’une telle rupture supposerait un acte
ecclésiastique officiel et impliquerait que la décision
eut été immédiatement communiquée à l’Eglise Mère, auquel
cas les sources grecques ou russes de l’époque en auraient
conservé quelque témoignage. Quoi qu’il en soit, l’émancipation
administrative dans l’élection du métropolite, opérée
de facto durant cette période confuse, ne permet pas
de tirer des conclusions non fondées sur une soi-disant
interruption de la communion ecclésiale, exclue par
ailleurs par le fait que, jusqu’à sa proclamation au
rang de Patriarcat (1589), l’Eglise de Russie a gardé,
sans discontinuer, sa référence administrative au Patriarcat
œcuménique. À plus forte raison, elle ne permet pas
l’aphorisme théologique arbitraire, à savoir que la
communion avec les Eglises orthodoxes locales serait
nécessaire, mais ne serait pas indispensable avec le
Patriarcat œcuménique, et ceci, en invoquant de surcroît
des critères ecclésiologiques.
Bien entendu, les critères ecclésiologiques orthodoxes
de la communion sont aussi certifiés par la fonction
authentique du système conciliaire dans l’Eglise orthodoxe.
C’est pour cette raison que le délégué de l’Eglise de
Russie a étayé ses opinions sur un autre aphorisme historique
tout aussi erroné, à savoir qu’après le VII concile
œcuménique (787) et jusqu’en 1960, l’Eglise orthodoxe
n’aurait pas connu de conciles « généraux » ou panorthodoxes
des Eglises locales en communion avec le siège de Constantinople.
Cet aphorisme historique est erroné, étant démenti,
comme nous le verrons, par la réalité historique connue
et indéniable. Il est tout aussi bien impensable pour
la conscience conciliaire orthodoxe qui adapte ses manifestations
conciliaires aux circonstances historiques ou aux nécessités
de chaque époque. Dans ce sens, le VII concile œcuménique
(787) a informé aussi de nouveaux critères canoniques
régissant la réunion d’un concile œcuménique, puisque
les sièges patriarcaux d’Alexandrie, Antioche et Jérusalem,
passés sous domination arabe, ne pouvaient plus s’y
faire représenter. Ainsi, Nicée II a décidé pour qu’un
concile soit œcuménique, il faut nécessairement que
les sièges de Rome et de Constantinople y soient représentés
« y concourent », et que les sièges d’Alexandrie, Antioche
et Jérusalem « y consentent », qu’ils donnent explicitement
leur consentement (Mansi 13, 208-209). Ces sièges continuent
à être en difficulté après le schisme du XI siècle,
non seulement à cause des oppressions subies des Arabes,
mais aussi des conquérants Croisés.
2. Dans l’esprit de cette décision
du VII concile œcuménique, le système conciliaire de
l’Eglise orthodoxe a fonctionné sous l’égide du Patriarcat
œcuménique pour assurer la communion de la foi et le
lien de l’amour dans une perspective non seulement panorthodoxe,
mais aussi œcuménique, avant et après le schisme du
XI siècle, et jusqu’en 1960. Nous citons ici, à titre
indicatif, certains conciles réunis par le Patriarcat
œcuménique pour envisager des questions ecclésiales
d’ordre général, avec le concours ou le consentement
des autres Patriarcats d’Orient, car les décisions de
ces conciles ont, d’une part, montré la continuité authentique
de la tradition orthodoxe de l’Eglise d’Orient après
le schisme et, que, d’autre part, elles ont été insérées
dans le Synodique de l’orthodoxie, comme manifestant
vraiment la conscience panorthodoxe que ce soit sur
la fonction interne de l’Eglise orthodoxe ou que ce
soit sur ses relations avec l’Eglise d’Occident.
a) les grands conciles de Constantinople réunis sous
le patriarcat de saint Photios, c’est-à-dire le concile
Prime-second (861) et davantage encore celui de Sainte-Sophie
(879-880). Le premier a enrichi la tradition canonique
de l’Eglise orthodoxe par une référence panorthodoxe.
Le second, auquel le siège papal et les autres Patriarcat
d’Orient ont été représentés, a réglé par le canon 1
l’indépendance administrative du pape de Rome en Occident
et du patriarche de Constantinople en Orient. Il a par
ailleurs formellement réfuté l’ajout du Filioque au
Symbole de la foi et proclamé l’œcuménicité du VII concile
œcuménique. Il a donc demeuré dans la conscience panorthodoxe
comme le VIII concile œcuménique et comme un modèle
pour le rétablissement de la communion entre l’Eglise
orthodoxe et l’Eglise catholique romaine.
b) Le grand concile de Constantinople, réuni par le
patriarche œcuménique Jean IX (1111-1134), avec la participation
des patriarches Sava d’Alexandrie et Jean d’Antioche,
pour juger les écarts nestoriens du métropolite Eustrate
de Nicée sur le dogme christologique.
c) Le grand concile de Constantinople (1166), réuni
par le patriarche œcuménique Luc Chrysobergès, avec
la participation des patriarches Athanase d’Antioche
et Nicéphore de Jérusalem, pour envisager les déviations
théologiques en matière de dogme trinitaire.
d) Les grands conciles de Constantinople (1341, 1351
et 1368), réunis par les patriarches de Constantinople
respectivement Jean XIV Kalékas, Calliste I et Philothée
Kokkinos. Ces conciles ont confirmé la tradition orthodoxe
tant sur la distinction entre essence divine et énergies
divines incréées, que sur la possibilité de participation
des croyants aux énergies divines incréées, en réfutant
parallèlement les propositions contraires prônées par
la théologie scolastique en Occident. Elles ont donc
été insérées, comme d’ailleurs les autres décisions
théologiques des grands conciles réunis après le schisme
de 1054, au Synodique de l’orthodoxie.
e) La réponse positive, après de longues négociations,
du patriarche Joseph II à la demande du pape Eugène
IV de réunir un concile œcuménique d’union en Occident
avait comme conditions nécessaires, d’une part, la représentation
canonique des cinq sièges patriarcaux, c’est-à-dire
le siège de Rome avec les « conciliaires » de Bâle,
selon le modèle des conciles œcuméniques du premier
millénaire, d’autre part, la levée des divergences théologiques
existantes sur la base de la tradition conciliaire et
patristique commune de cette période. Or, les écarts
constatés au concile de Ferrare-Florence (1438-1439),
par rapport à ces principes concertés, sous la pression
grandissante exercée par l’empereur byzantin et le pape
sur les membres orthodoxes, ont conduit à un total échec
du concile d’union et au désaveu unanime des décisions
de celui-ci par la conscience orthodoxe.
f) Le grand concile de Constantinople (1484), réuni
par le patriarche œcuménique Siméon avec la participation
des autres Patriarches d’Orient, a décidé tant d’anathématiser
le concile d’union de Ferrare-Florence que d’instaurer
le sacrement du chrême aux catholiques romains convertis
à l’orthodoxie pour réfuter la propagande de l’uniatisme
exercée sur les peuples orthodoxes en proie aux difficultés.
Il a été immédiatement reçu par la conscience orthodoxe
de l’Eglise.
g) Le grand concile de Constantinople (1642), réuni
par le patriarche œcuménique Cyrille IV avec la participation
et le consentement des autres patriarches d’Orient,
pour condamner la confession de foi de tendance calviniste
attribuée à Cyrille I Lukaris et pour neutraliser la
propagande protestante exercée sur les peuples orthodoxes.
Ses décisions ont été immédiatement acceptées par les
Eglises orthodoxes locales.
h) Le grand concile de Moscou (1666) auquel ont participé
les patriarches Macaire d’Antioche et Paisius de Jérusalem,
plénipotentiaires des patriarches de Constantinople
et d’Alexandrie, empêchés d’atteindre la réunion pour
d’autres raisons. Dans le célèbre Tome patriarcal (1663),
les quatre patriarches ont fait des propositions canoniques
communes sur le jugement du patriarche Nikon de Russie,
c’est-à-dire si le synode du Patriarcat de Russie pouvait
destituer le Patriarche ou s’il fallait aussi la « sentence
» du Patriarche de Constantinople voire des autres Patriarches
d’Orient. La « Réponse » unanime des quatre patriarches,
exprimant la conscience commune de l’Eglise orthodoxe
après le schisme du XI siècle, est aussi étayée sur
l’avis du renommé canoniste le patriarche d’Antioche
Théodore Balsamon (XII siècle) qui souligne : « ce privilège
appartenait au pape de Rome avant sa séparation de l’Eglise
universelle par arrogance et mauvaise volonté ; depuis
qu’il s’en est séparé, toutes les affaires des Eglises
sont référées au siège de Constantinople et les décisions
sont prises par celui-ci, puisque, conformément aux
canons, il jouit d’une égale primauté avec l’ancienne
Rome… »
i) Le grand concile de Constantinople (1872), réuni
par le patriarche œcuménique Anthime IV (1871-1873)
avec la participation ou la représentation des autres
sièges patriarcaux et des Eglises orthodoxes locales
pour envisager les confusions extrêmes et contraires
aux canons, d’ordre nationaliste voire raciste (ethnophylétique)
du XIX siècle, qui menaçaient tout le système canonique
d’organisation administrative de l’Eglise orthodoxe.
Ces tendances ont été condamnées comme hérésie ecclésiologique
contemporaine, alors que leurs adeptes endurcis ont
été retranchés de la communion ecclésiale de l’Eglise
orthodoxe (Schisme bulgare, 1872-1945, etc.)
3. Il semble donc évident que, en dépit
des idées contraires du délégué de l’Eglise de Russie,
le Patriarcat œcuménique, en sa qualité de Premier siège
conformément à l’ordre de préséance d’honneur, a toujours
été et demeure dans la conscience orthodoxe le garant
de la discipline canonique et de la communion ecclésiale
de l’Eglise orthodoxe. Il exerce néanmoins cette autorité
exceptionnelle par règle ecclésiale en engageant le
processus du système conciliaire. Dès lors, le Patriarcat
œcuménique coordonne toujours le mode suivant lequel
fonctionnent les relations interorthodoxes et interecclésiales,
bien entendu, en communion et avec le consentement des
Eglises orthodoxes locales. Dans ce sens, le Patriarche
œcuménique a continué à convoquer, également après le
schisme du XI siècle, des conciles « généraux » ou panorthodoxes
pour envisager des problèmes cruciaux de chaque époque,
comme, par exemple, les conciles précités à titre indicatif.
Or, ce droit canonique ne lui a jamais été contesté.
Par conséquent, l’institution du Primat est instaurée
par les canons et constitue un élément indispensable
dans la fonction conciliaire de l’Eglise orthodoxe,
bien entendu différent du rapport du pape au système
conciliaire de l’Eglise catholique romaine, mais possédant
de très larges compétences pour sauvegarder la communion
des Eglises orthodoxes locales entre elles et avec le
Patriarcat œcuménique.
Cette conscience ecclésiale commune est aussi exprimée
dans le « Règlement des Conférences panorthodoxes préconciliaires
», élaboré sur proposition de l’Eglise de Russie et
unanimement accepté par la III Conférence panorthodoxe
préconciliaire (1986). Dès lors, le délégué de l’Eglise
de Russie, aurait dû, pour des raisons de cohérence
ecclésiale, accepter la correction pertinente proposée
par le métropolite de Pergame, coprésident orthodoxe
de la Commission mixte : « (…) en communion avec le
siège de Rome ou, bien que cela soit compris différemment,
avec le siège de Constantinople. » Cette phrase a été,
à juste titre, acceptée par tous les délégués des autres
Eglises orthodoxes. Par conséquent, il ne faut pas qu’il
proteste du vote sur cette question, car, par cette
mise au scrutin, ce ne sont certes pas des questions
de foi ou de discipline canonique qui ont été jugées,
comme il affirme à tort, mais le rapport de ses opinions
personnelles aussi bien avec la tradition canonique
orthodoxe qu’avec la position officielle cohérente de
l’Eglise de Russie.
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