De
l’altérité et de la communion ecclésiales conciliaires
à [deux déviations symétriques] :
l’Eglise nationale et l’absorption ecclésiale
(Le
cas de l’absorption ecclésiale aux Pays Baltes,
en Estonie et en Lettonie, au nom de l’“uniformité”
de l’Eglise nationale)
Lorsque
le IVe Concile œcuménique de Chalcédoine (451), pour
faire obstacle à l’hérésie monophysite, formula sa célèbre
« Définition de la Foi », connue dans l’Histoire sous
le nom de « Définition de Chalcédoine », il exprima
en même temps une réalité antinomique qui concernait
(et concernerait à l’avenir) aussi bien le « quod est
» (le « mode d’être », le « ce qui est [l’hypostase]
») que l’« être “sans mélange et sans division” » des
Eglises établies localement à travers tout l’univers.
La réalité antinomique du « quod est » de ces Eglises
devait périchorétiquement passer par deux catégories
et réalités, théologiques ecclésiologiques et canoniques,
l’altérité et la communion. Plus précisément, l’existence
des Eglises locales ou établies localement passe par
l’affirmation de leur altérité géo-ecclésiastique et
la préservation de l’unité et de la communion de ces
Eglises entre elles. En d’autres termes, la demande
et la vision du Concile de Chalcédoine étaient axées
sur le fait que doivent simultanément exister altérité
et communion ecclésiales en tant qu’accomplissement
clairement antinomique du mode d’existence trinitaire
des Eglises établies localement.
À travers les siècles, cette vision chalcédonienne du
« être ecclésialement en toute altérité et en totale
communion » a subi une double aliénation, si bien que,
tout au long de l’époque moderne et jusqu’à nos jours,
l’Eglise orthodoxe n’a jamais cessé d’être tentée par
une déviation isocèle et symétrique : autonomisation
de l’altérité ayant pour conséquence la minorisation
de la communion et l’isolationnisme ecclésial, d’une
part, et aliénation de la communion accompagnée d’une
confusion ayant pour conséquence l’annihilation par
absorption de l’altérité, d’autre part. Pour parler
plus analytiquement :
• Cette déviation réside, d’un côté, dans l’ancrage
monistique d’une Eglise établie localement sur le principe
de l’altérité – non pas géo-ecclésiastique, mais – ethno-ecclésiastique
du peuple qu’elle représente et qui a reçu l’honneur
de la Patriarchie-Autocéphalie-Autonomie. En contrepartie,
cette priorité avait pour conséquence l’indifférence
réelle – ou feinte au service de finalités nationales
ou autres – à l’égard de l’unité et de la communion
ecclésiales.
• De l’autre côté, cette déviation consiste à promouvoir
intentionnellement et excessivement la communion ecclésiale
dans un pays (à majorité orthodoxe), et cela, au nom
d’une unité de forme ethno-phylétique à laquelle l’Eglise
sert judicieusement de paravent. La conséquence immédiate
en est l’annihilation et l’absorption de l’altérité
ecclésiale d’un autre peuple voisin – pourtant garantie
par une procédure ecclésiastique canonique – et, par
suite, la provocation d’une incorporation anti-canonique
d’une Eglise établie localement par une autre, et, par
extension, l’absorption institutionnelle d’une Eglise
par une autre et, ainsi, la confusion (cf. canon 2/IIe)
de deux Eglises établies localement.
Si le premier cas de déviation ecclésiologique par rapport
à la « définition de Chalcédoine » caractérise l’actuelle
« Eglise nationale » tel qu’aujourd’hui, elle prospère
au sein de l’Eglise orthodoxe et en sape les fondements,
le deuxième cas de déviation ecclésiologique, à savoir
l’absorption de l’altérité ecclésiale au nom d’une unité
mono-ethno-ecclésiale plus étendue, trouve sa pleine
application, à partir de 1945, en Estonie, dans les
rapports entre l’Eglise autonome d’Estonie (1923-1945)
et l’Eglise autocéphale patriarcale de Russie, ainsi
qu’en Lettonie, dans les rapports entre l’Eglise autonome
de Lettonie (1936-1945) et l’Eglise de Russie.
La première déviation, celle de l’existence d’une «
Eglise nationale », se manifeste aujourd’hui de manière
claire et nette par la revendication irrecevable et
ecclésiologiquement anti-canonique d’un corps ecclésial
à tendance nationale dans les frontières de l’Etat national
et, en même temps, hors de l’Etat national, par l’exercice
d’une juridiction ethno-ecclésiastique mondiale de la
part de chaque Eglise nationale orthodoxe à travers
le monde. C’est cette revendication qui a essentiellement
motivé la récente contestation de l’épithète qualificative
« œcuménique » dans le titre historique et canonique
du Patriarcat œcuménique de Constantinople. En effet,
bien que dénuée de tout fondement ecclésiologique et
canonique, cette revendication aboutit au renversement
de l’ordre canonique dont nous avons hérité (cf. Tradition
canonique), afin d’instaurer, dans le monde entier,
un régime qui consacrerait l’égalité juridictionnelle
multiple de la part de certaines Eglises nationales
orthodoxes, et cela, à des fins national(ist)es. Nous
en connaissons le résultat. Dans toute la « Diaspora
» orthodoxe, est apparu aujourd’hui le phénomène ecclésiologiquement
grotesque de la coexistence de plusieurs – jusqu’à huit
! – juridictions ethno-ecclésiastiques orthodoxes dans
le même pays et dans la même ville (cf. Paris, entre
autres), lequel sape totalement l’orthodoxie chalcédonienne
de l’unité (ecclésiale) de chaque corps ecclésial établi
localement.
Quoique le problème soit aisément discernable et clairement
admis par les Orthodoxes du monde entier, ceux-ci présentent
cependant une faiblesse commune : alors que tous s’accordent
sur l’« irrecevabilité ecclésiologique et canonique
» d’une telle situation, ils n’en restent pas moins
accrochés au « bien acquis » de leur juridiction ethno-ecclésiastique
extra-frontalière (hyperoria) ainsi qu’à son expansion,
avec une totale indifférence quant à l’accomplissement
(réalisation) de l’Eglise elle-même sur un lieu donné.
Il suffit de lire attentivement les dispositions des
Chartes statutaires des Eglises nationales orthodoxes
(Voir notre article publié dans L’Année canonique, vol.
46 (2004), ch. III, p. 88 et ss., ainsi que dans la
revue Synaxie, n° 90 (4-6/2004), p. 37 et ss. (en grec))
pour constater que ce qui est considéré ici comme ecclésiologiquement
inadmissible aux yeux de tous, se présente, là-bas –
dans le cas des pays baltes –, comme une conviction
de l’Eglise de Russie ayant la force de l’évidence,
d’autant plus qu’elle est entérinée (nomo)statutairement.
Ne citons qu’un seul exemple statutaire : « La juridiction
de l’Eglise orthodoxe russe s’étend aux personnes de
confession orthodoxe résidant sur le territoire canonique
de l’Eglise orthodoxe russe : en Russie, Ukraine, Biélorussie,
Moldavie, Azerbaïdjan, Kazakhstan, Kirghizistan, Lettonie,
Lituanie, Tadjikistan, Turkménie, Ouzbékistan et Estonie,
de même qu’aux orthodoxes qui vivent dans d’autres pays
et qui désirent volontairement y en faire partie » (Article
I, § 3, de la Charte statutaire de l’Eglise orthodoxe
de Russie de 2000 ; souligné par nous).
Pour apporter un bref commentaire à ce texte statutaire,
d’après cette Charte statutaire de l’Eglise de Russie,
nous pourrions dire que l’Estonie (et la Lettonie) n’est
pas un Etat indépendant, et par conséquent ecclésialement
fait partie du “territoire canonique” de l’Eglise orthodoxe
russe. Cela revient à dire qu’à côté d’elle, nulle autre
Eglise n’existe ni n’a plus le droit d’exister. Cette
affirmation nous donne toute la mesure du problème qui
se pose dans les pays baltiques, du moment que l’Eglise
orthodoxe de Russie ne reconnaît comme entité religieuse,
dans cette région, aucune autre Eglise orthodoxe et,
par extension, aucune autre Eglise ni catholique ni
protestante. Toutes ces Eglises existent bien, mais
sur un “territoire canonique” russe. Il semble aussi
que cela pose un problème du point de vue du droit public
international, du fait que ces textes statutaires russes
ne reconnaissent ni l’Estonie, ni la Lettonie ni la
Lituanie comme Etats indépendants, parce qu’ils font
partie de « toutes les Russies » du domaine ecclésiastique.
En d’autres termes, contrairement à l’Etat russe, l’Eglise
orthodoxe russe ne reconnaît pas l’indépendance ni l’autonomie
de ces Etats. Et c’est écrit dans sa Constitution. Pourtant,
comment est-il possible qu’une Eglise nationale et autocéphale
déclare les territoires d’autres Etats indépendants
comme appartenant à son “territoire canonique” et se
serve de lois constitutionnelles officielles pour, en
même temps, revendiquer ces territoires et refuser l’existence
d’autres Eglises locales homodoxes ?
La réactivation de l’autonomie de l’Eglise orthodoxe
d’Estonie en 1996 a causé une rupture de communion temporaire
entre le Patriarcat œcuménique et l’Eglise orthodoxe
de Russie. Elle a été résolue par l’accord de Zurich
du 22 avril 1996, par lequel l’existence de l’Eglise
orthodoxe autonome d’Estonie, de même que le diocèse
de l’Eglise orthodoxe de Russie en Estonie, ont été
reconnus. L’Eglise orthodoxe de Russie, toutefois, n’a
jamais mis cet accord en application jusqu’à ce jour.
C’est pourquoi nous rappelons la fable des Grands et
des Petits (voir infra) – les Grands ont le droit de
méconnaître tous les accords. Puisque l’Eglise autonome
d’Estonie n’existe pas pour l’Eglise orthodoxe russe,
l’accord compte pour rien.
L’Eglise orthodoxe d’Estonie est une Eglise autonome
depuis 1923 et son Tomos d’autonomie a été réactivé
en février 1996 par le Patriarcat œcuménique, après
la douloureuse parenthèse soviétique. Ainsi, maintenant,
il y a dix ans que l’Eglise orthodoxe de Russie ne reconnaît
pas cette Eglise autonome conformément à ses Statuts
et à sa canonisprudence, parce que l’Estonie est considérée
comme appartenant à son “territoire canonique culturel”
(sic).
D’ailleurs, malgré ses déclarations théologiques pré-conciliaires,
toujours conformes aux principes ecclésiologiques et
canoniques, l’Eglise nationale, aujourd’hui, forme partout
des diocèses sur le territoire canonique des autres
Eglises établies localement, qu’elle justifie, non pas
par des arguments canoniques – qui, de toute façon,
sont inexistants – mais par des arguments ethno-culturels
et statutaires, de nature sentimentale, qu’elle étaye
sur la théorie anti-ecclésiologique qu’elle a élaborée,
celle du « territoire canonique culturel » (2000). En
fin de compte, ce que la politique nationale n’est plus
en droit de faire en raison de contraintes politiques
internationales, c’est l’Eglise nationale qui l’assume
sous le couvert de la religion, en menant une activité
purement politique, bien qu’elle ait toujours clairement
défini les rôles bien distincts du politique et de l’ecclésiastique.
Un événement récent, enregistré par l’actualité journalistique,
parle de lui-même : « Dans le cadre de la collaboration
étroite entre l’Eglise et “les services de politique
extérieure de la Russie”, officiellement mise en place
au début des années 2000, comme l’avait reconnu le primat
de l’Eglise orthodoxe russe, le patriarche de Moscou
Alexis II avait déclaré, lors d’une réception, en mars
2003 [6 mars], au ministère des Affaires étrangères
de la Fédération de Russie : “Nous travaillons la main
dans la main (SOP, n° 277 (4/2003), p. 19 ; SOP, n°
314 (1/2007), p. 17) ”. Ce qui a été confirmé en février
2006 [15 février] par le ministre des Affaires étrangères,
Serge Lavrov, lors d’un voyage à Vienne : “Avec le Patriarcat
de Moscou, nous menons une action commune en vue de
faire avancer les intérêts de la Russie sur la scène
internationale (Cité par l’agence d’information Itar-Tass
; SOP, n° 306 (3/2006), p. 9, et SOP, n° 314 (1/2007),
p. 17) ” » (SOP, n° 314 (1/2007), p. 17). Et cela se
produit au moment où nous, les Orthodoxes, nous accusons
les « Eglises pré-chalcédoniennes » de ne pas avoir
accepté la « définition de Chalcédoine », alors que
nous, fidèles aux traditions…, nous … prétendons l’accepter
et l’adopter à part entière ! Nous ne nous rendons pas
compte qu’un tel comportement nous range, non seulement
parmi les pré-chalcédoniens, mais plus encore parmi
les anti-chalcédoniens…
La seconde déviation, celle de l’assimilation-incorporation-fusion-absorption
de l’altérité ecclésiale d’un peuple au nom d’une unité
ecclésiale “cohérente”, voire fictive, répondant à des
fins et à des priorités purement ethnocentriques, reste
jusqu’à ce jour difficilement perceptible, si bien qu’on
ne sait pas encore à quoi s’en tenir, comme pour vérifier
la sentence de nos ancêtres qui, dans leur sagesse,
affirmaient que « la vérité est difficilement saisissable
». Qui, aujourd’hui, peut si facilement comprendre,
et avec la clarté de l’évidence, le drame qu’a vécu
l’Eglise orthodoxe en Estonie – comme d’ailleurs en
Lettonie – pendant les cinquante dernières années, lorsque,
à cause de l’intervention des troupes staliniennes (1944),
l’autonomie de l’Eglise d’Estonie (1923-1945) – aussi
bien que celle de l’Eglise de Lettonie (1936-1945) –
a été anti-canoniquement et brutalement abolie par une
incorporation et absorption forcées, qui plus est avec
la complicité (cf. Actes 7, 60) du Patriarcat de Moscou
– sinon à son instigation – qui, lui aussi, se réclame
de l’orthodoxie chalcédonienne ? Une tentative purement
politique d’assimiler nationalement (russification)
et de soumettre les Estoniens et les Lettons orthodoxes
au Patriarcat russe, qui plus est, était une tentative
menée au nom de l’unité ecclésiale que l’Eglise multi-ethnique
russe a « proposée » despotiquement, est donc responsable
de l’abolition de l’autonomie d’une Eglise et de l’altérité
ecclésiale de petits peuples, au moment même où ceux-ci
obtenaient leur émancipation géo-étatique (1920-1945).
La masse d’un grand peuple, mettant en marche un mécanisme
stratégique et idéologique et usant de violence pour
imposer sa domination, dicte les conditions de l’ordre
public et de la vie publique. Et ces petits peuples
perdent l’un après l’autre leurs précieux droits, à
peine acquis (liberté, émancipation civile et étatique,
altérité ecclésiale et autonomie). Dans les circonstances
historiques dont nous parlons, c’est le droit du plus
fort qui a écrit l’Histoire. Or maintenant, notre consentement
permet que l’histoire qui s’est écrite alors nous enseigne
aujourd’hui le « bon droit » du puissant… Ainsi, un
petit peuple persécuté se retrouve une fois de plus
dans son tort et victime d’une injustice… Cependant,
ne sommes-nous pas de la sorte « complices du meurtre
» (Actes 7, 60) d’un petit peuple faible ?
Dans les pays baltes, cette situation nous rappelle
le mythe hellène « des grands et des petits ». Ce mythe
trouve, politiquement parlant, un écho évident sur la
scène historique ; c’est d’ailleurs la raison pour laquelle
il a été conçu.
(La Grèce s’est elle aussi trouvée justement dans une
telle situation au cours de son existence si troublée,
lorsqu’une poignée d’Hellènes se sont soulevés contre
les Ottomans pour conquérir la liberté, cette liberté
dont les pays baltes ont rêvé en vain durant cinquante
ans de servitude soviétique… À ce moment-là (19e siècle),
l’autrichien Metternich et les trois grandes puissances
(l’Angleterre, la France et, pas du tout fortuitement,
la Russie) usaient du même argument : le grand, bien
que « malade », a le bon droit de son côté, puisqu’il
est grand et majoritaire. Le petit est le révolutionnaire,
celui qui bouscule le statu quo, celui qui a éternellement
tort… C’est ainsi qu’en laissant faire, nous acceptons
que seuls les grands aient le droit de vivre, alors
que les petits n’ont plus qu’à s’incorporer, s’assimiler
et disparaître !...).
Malgré le fait que ce mythe tenace n’est pas théologiquement
en conformité avec la nature eschatologique de l’Eglise,
il s’applique finalement aussi dans l’espace de l’Eglise.
En effet, au niveau ecclésiastique et en conformité
avec des arguments ethno-ecclésiastiques, l’Autonomie
de l’Eglise d’Estonie – et celle de l’Eglise de Lettonie
– n’a jamais existé, pour les mêmes raisons que « n’ont
jamais existé les Pays baltes » (sic) et que, par conséquent,
il n’est pas possible de parler d’abolition et d’absorption
de l’autonomie, puisque, tout simplement, l’Estonie
p. ex. a toujours constitué un territoire canonique
(sic) de l’Eglise de Russie. « C’est pourquoi tout ce
qui avait été bâti d’orthodoxe estonien au cours des
années fécondes de son existence libre et de l’Autonomie
(1923-1940) devait être russifié et rentrer dans …l’«
Eglise Mère » (sic) qui proclamait sans circonlocutions
: « Tout ce qui est estonien est luthérien ; tout ce
qui est russe est orthodoxe »… Ce dogme de russification
nie implicitement l’existence du peuple estonien orthodoxe,
mais implique aussi la trahison de l’Orthodoxie chalcédonienne…
Par conséquent, conformément à ce dogme, seuls les Russes
sont (ou peuvent être) orthodoxes en Estonie (Lire également
“dans les Pays baltes”) ou, plus exactement, pour être
orthodoxe dans ce pays, il faut être seulement russe.
Les Estoniens (Lire également “les fidèles orthodoxes
résidant dans les Pays baltes”) devaient donc « renoncer
à leur identité nationale et devenir russes, ne serait-ce
qu’en apparence » (Extrait de l’article du Métropolite
de Tallinn et de toute l’Estonie STEPHANOS, « Notre
relation avec le Patriarcat de Moscou », in Journal
hebdomadaire TO BHMA [Athènes], n° de f. 14706 (5-3-2006),
p. A44/88 (en grec)) … C’est ainsi que, durant une longue
période, principalement à l’instigation de personnalités
de l’Eglise, une lutte implacable a été menée pour la
russification de l’Eglise autonome d’Estonie et, plus
loin, de l’Eglise autonome de Lettonie ; et ces personnalités,
non contentes d’avoir éliminé, en même temps que l’autonomie,
tout ce qu’il y avait d’orthodoxe estonien et letton,
revendiquent encore aujourd’hui d’achever ce qui n’a
pas été fait, de s’approprier ce qui n’a pas été pris
durant ces sombres années de servitude idéologique,
d’aliénation et d’absorption ecclésiales… De la sorte,
l’Eglise de Russie a liquidé et absorbé, aboli et assimilé
les Eglises autonomes des Pays baltes, lesquelles appartenaient
canoniquement au Patriarcat œcuménique de Constantinople
qui leur avait octroyé leur Autonomie ecclésiastique
(20e siècle). C’est pour cette raison, à côté de raisons
canoniques citées plus haut, que le Patriarcat œcuménique
a accueilli au sein de son ressort ecclésiastique –
en réactivant le Tomos d’Autonomie (1996) – les Orthodoxes
estoniens qui, eux-mêmes, n’acceptaient pas la continuation
de la domination politique russe à travers la soumission
de leur Eglise à l’Eglise de Russie. Et cette Eglise
[de Russie] s’indigne aujourd’hui explicitement de ce
que le Patriarcat œcuménique intervienne sur les territoires
de la Baltique, lesquels, pourtant, ont été rendus de
plein droit aux Eglises autonomes [Estonie] auxquelles
ils appartenaient avant l’occupation militaire soviétique
et sous la juridiction desquelles ils sont ecclésiastiquement
placés.
Chacun sait que la relation unissant la Russie aux Pays
baltes existait déjà avant l’époque et l’Union soviétiques.
Même les Soviétiques du 20e siècle n’avaient certainement
jamais oublié que le tsar avait étendu sa domination
sur ces pays pendant deux siècles et ont d’ailleurs
eux aussi toujours tenté d’étendre leur zone d’influence
vers l’ouest. Malgré les contradictions idéologiques
(internes) entre ces deux tendances politiques (russe
et soviétique), le désir de s’étendre territorialement
et d’élargir leur aire d’influence vers l’ouest demeure
un dénominateur commun et une commune ambition.
Cependant, a surgi récemment (notamment depuis 2000,
comme l’on a montré plus haut) un nouvel élément, qui
bouleverse les données et fait vraiment la différence.
Depuis 1991, aucune des prétentions politico-institutionelles
russes n’est justifiable dans les Pays baltes, du fait
qu’ils constituent définitivement des Etats indépendants,
reconnus officiellement par la communauté internationale
et les Etats européens. C’est la raison pour laquelle
il ne reste qu’un seul et unique moyen d’étendre la
zone d’influence vers l’ouest : l’Eglise orthodoxe russe
!…, conformément au modèle actuel, qui a un retentissement
particulier dans le monde orthodoxe de l’époque post-soviétique,
celui de l’Eglise nationale avec toutes les conséquences
que cela implique. Voilà pourquoi il lui est nécessaire
d’adopter la nouvelle théorie ecclésiastique du « territoire
canonique culturel ». Parce que, en raison des conjonctures
politiques, ce que l’Etat ne peut désormais plus faire
en déployant son mécanisme idéologique à l’échelle mondiale,
c’est l’Eglise nationale homonyme qui l’a pris en charge…
Ici encore, pour en revenir à notre mythe des grands
et des petits, s’il est vrai qu’il a des résonances
politiques, quel écho peut-il avoir pour l’Eglise et
son ecclésiologie ? Quel rapport ce mythe politique
peut-il bien avoir avec l’orthodoxie chalcédonienne
? Et pourtant, il en a un, quand on voit quelle importance
certains ecclésiastiques du monde orthodoxe semblent
attribuer au critère politique de majorité – qui constitue
d’ailleurs une caractéristique fondatrice de la théorie
de la Troisième Rome (Voir infra ). Néanmoins, pour
ce qui est de la définition de Chalcédoine, l’altérité
est une catégorie ontologique, alors que la majorité
est de toute évidence une catégorie politique, conjoncturelle
et éonistique, enfermée dans le créé et son éphémérité.
C’est pourquoi la priorité essentielle de Chalcédoine
pour constituer une Eglise est l’altérité, et non la
majorité, tandis que, pour le Patriarcat de Russie,
il est maintenant bien clair que c’est la majorité (de
la puissance politique ou ecclésiastique) qui décide
du destin d’une Eglise, et non l’altérité synodale.
La preuve de la priorité absolue de l’altérité comme
condition préalable de la communion, est qu’elle a été
institutionnalisée par le Concile suivant, le Quinisexte
Concile œcuménique in Trullo (691, canon 39). Et pourtant,
aujourd’hui, on n’hésite pas à abolir, volentes nolentes,
consciemment ou inconsciemment, la vérité chalcédonienne
et l’ecclésialité quinisextienne.
Rappelons ici un détail historique éloquent en lui-même.
En 1978, l’actuel patriarche Alexis II (qui a été baptisé
dans cette Eglise autonome d’Estonie), alors Métropolite
de Tallinn du Patriarcat de Russie – et non du Patriarcat
de Moscou qui prône la théorie opportuniste et anti-canonique
de « Troisième Ville-Rome » (La taxis canonique de l’Eglise
ne numérote pas les Eglises établies localement dans
ses Diptyques et place l’Eglise établie localement d’Alexandrie
après la Nouvelle (et nullement, ainsi qu’on le répète
erronément, Deuxième) Rome-Constantinople ; il n’y a
donc pas de « Troisième Rome-ville » (sic) d’un nouvel
avènement possible comme une soi-disant « thérapie historique
» des deux précédentes – qui dans cette logique pourrait
être relayée par une Quatrième ou une Cinquième Rome…
Finalement, une question se pose ici : pourquoi donc
cette insistance – et c’est un cas unique – pour introduire
un nom de ville dans le titre du Patriarcat de Russie,
et non pas le nom du pays où se trouve cette Eglise
établie localement, ainsi qu’il en va de tous les autres
Patriarcats plus récents (p. ex. Patriarcat de Roumanie,
non pas de Bucarest, Patriarcat de Géorgie, non pas
de Tbilissi, etc.). Le Patriarcat de Russie est le seul
à avoir adopté, à un moment donné, ce type de titre
– pour des raisons qui nous sont désormais connues –
et qui persiste opiniâtrement à en user) – s’est adressé
au Patriarcat œcuménique pour lui demander de supprimer
le Tomos de l’Autonomie de 1923 de l’Eglise autonome
d’Estonie en vue de préserver… l’unité ecclésiale (sic).
Le Patriarcat, en raison de la conjoncture politique
de l’époque, a tout simplement désactivé (Voir l’Acte
patriarcal et synodal du 13 avril 1978 décidant la suspension
momentanée du Tomos de 1923, dans Istina, t. 49, n°
1 (2004), p. 95) – et non supprimé – le Tomos qu’il
a remis en vigueur quelques années plus tard, en 1996,
une fois l’ordre public civil complètement rétabli en
Estonie (depuis 1991). Cependant, le fait que le Métropolite
russe de Tallinn ait recouru au Patriarcat de Constantinople
signifiait qu’il reconnaissait que, pour ce qui est
de l’Eglise d’Estonie, la compétence juridictionnelle
appartenait au Patriarcat œcuménique. Deuxièmement,
cette démarche vient en confirmation de la grossière
tentative d’incorporer, soumettre, assimiler et absorber
ecclésiastiquement l’Estonie et, par extension, les
Pays baltes. Et troisièmement, si le Métropolite Alexis
de Tallinn avait obtenu la “bénédiction” de l’entité
ecclésiastique compétente – car il est allé jusqu’à
recourir à ce moyen – cette bénédiction aurait « facilité
», aux yeux des Estoniens, le processus de russification
qui, entamé en 1945, se poursuivait depuis… Etant donné
ces éléments factuels, comment peut-on en arriver à
dire que l’Estonie et les Pays baltes ne sont pas du
ressort ecclésiastique du Patriarcat œcuménique ? Pourtant,
le primat de l’Eglise de Russie lui-même, la même personne
alors et maintenant, semble surpris et étonné, vingt
ans après 1978, de voir qu’il est possible que le Patriarcat
œcuménique procède à la remise en vigueur de l’Autonomie
(1996) de l’Eglise orthodoxe d’Estonie (Cf. supra, métropolite
de Tallinn et de toute l’Estonie, STEPHANOS, « Notre
relation avec le Patriarcat de Moscou… », op. cit )
et « envahisse le territoire canonique » (sic) de l’Eglise
de Russie…
Pour ne pas nous étendre démesurément, nous allons faire
une comparaison significative. Malgré la dissolution
brutale anti-canonique et l’absorption ecclésiastique
de l’Eglise d’Estonie en 1945, elle n’a jamais cessé
d’exister historiquement et canoniquement pour la même
raison que l’Eglise d’Albanie n’a jamais non plus cessé
d’exister. La violence et l’anti-canonicité n’annihilent
jamais une Eglise établie localement, d’autant moins
son altérité. Tous se réjouissent de la renaissance
de l’Eglise autocéphale d’Albanie. Or, dans le cas de
l’Estonie, certains formulent des réserves pour les
raisons susmentionnées, bien que les deux cas soient
identiques, à une petite différence près, toutefois.
En Albanie, les démolisseurs de l’Eglise étaient athées
; il est donc facile de leur donner tort. En Estonie,
les démolisseurs de l’altérité ecclésiale étaient nos
frères orthodoxes russes ; ils ont donc, par définition…
le droit de leur côté et nous devons nous abstenir de
les blâmer. Et, sur ce point, les peuples de l’Europe
sont bien placés pour comprendre mieux le problème…
Enfin, pour montrer à quel point la vérité peut être
déformée, il est nécessaire de faire ici une remarque
historique. L’année 1923 est l’année où le processus
de la reconnaissance de l’Estonie par la Communauté
internationale en tant qu’Etat indépendant a été accompli.
Ce processus pratiquement couvre trois ans (1920-1923)
: de la ratification du traité de Tartu (2 février 1920)
que la Russie a signé aussi, jusqu’en 1923, où les Etats-Unis
demeurent le dernier Etat signataire de sa reconnaissance
étatique. Le Patriarcat œcuménique, durant la même année
1923, a accordé l’autonomie – pour ce qui est de l’Estonie,
juste après sa reconnaissance par les Etats-Unis – à
deux Eglises établies localement présentant exactement
le même parcours historique par rapport à leur pays
voisin, la Russie : à l’Eglise de Finlande et à l’Eglise
d’Estonie – et un peu plus tard à l’Eglise de Lettonie
(1936). D’ailleurs, à une époque reculée, considérant
d’un point de vue géographique les territoires de l’Europe
du Nord, les Byzantins (Les Byzantins sont les parrains
du nom géographique de la région du Nord (Région baltique,
Mer baltique), en la qualifiant ainsi par sa situation
géomorphologique : en grec, “terre baltique” signifie
la terre qui a beaucoup de “baltos” (= marais), en raison
de tous ces petits lacs non-profonds existant sur un
territoire plat. À titre d’information, l’Estonie est
le troisième pays dans le monde entier (après la Suède
et la Finlande), qui a effectivement beaucoup de “baltos”,
d’où la dénomination grecque (byzantine) de cette Région
comme baltique, balte. Cette information historique
fournie veut bien dire pertinemment ce que cela veut
dire. Et si nous « nous taisons, ce sont les marais
qui crieront » (cf. Lc 19, 40). D’ailleurs, en conformité
avec les Archives historiques nationales estoniennes,
une activité missionnaire byzantine est déjà attestée
en 1030 (juste 40 ans après le baptême des Russes) aux
Pays baltes et notamment en Estonie) appelaient les
Pays baltes “le Nord qui se trouve en « dehors de la
Russie »”, fait qui détermine aussi juridictionnellement
(canoniquement) la Lituanie, la Lettonie, l’Estonie
et la Finlande. Par conséquent, ces Pays, hormis la
période de l’occupation forcée et militaire par les
Russes, n’avaient jamais fait historiquement partie
du territoire de la Russie et, à plus forte raison,
de la juridiction ecclésiastique du Patriarcat de Russie.
Une question se pose alors ici. Pourquoi donc ne pas
soulever la question de la présence juridictionnelle
du Patriarcat œcuménique pour la Finlande qui est située
bien plus loin, au-delà de la mer Baltique et du golfe
de Bothnie, et ne le faire que pour l’Estonie et les
Pays baltes ? Un détail devient une clé herméneutique
et permet ici d’expliquer cette différence de traitement.
La Finlande n’a pas subi d’invasion soviétique malgré
plusieurs tentatives, et le stalinisme ne s’y est pas
imposé pour créer un nouvel ordre des choses et étendre
la russification… De même, l’Archevêque de Finlande
n’est pas devenu… Patriarche de Moscou pour en appeler
à l’annexion de la Finlande par l’Eglise de Russie avec
toutes ces effusions sentimentales et grandiloquentes
qui ont suivi la remise en vigueur de l’Autonomie de
l’Eglise d’Estonie (1996). Et enfin, pourquoi l’Eglise
de Finlande a-t-elle le droit canonique d’exister en
autonomie, alors que l’Eglise d’Estonie ne l’a pas ?
Pourquoi la question de la dépendance par rapport au
Patriarcat œcuménique ne se pose-t-elle pas également
pour l’Eglise de Finlande comme elle se pose pour l’Eglise
d’Estonie ? Pourquoi de nos jours l’Eglise de Russie
reconnaît-elle l’Eglise autonome de Finlande mais ne
reconnaît-elle pas l’Eglise autonome d’Estonie ? Voilà
pourquoi tout ce qui a été dit plus haut trouve ici
son application, à savoir qu’aujourd’hui, nous lisons
l’Histoire de l’Estonie, telle qu’elle a été écrite
par le passé, telle qu’elle a fait valoir le “droit”
du plus fort et celui du conquérant… – qui, aujourd’hui,
récidive. Toute cette question a engendré une pratique,
déterminée par des réflexes historiques d’ordre affectif
et par la nostalgie latente d’une domination considérée
comme acquise, plutôt que par la conjoncture géo-ecclésiastique
actuelle. Il est temps que le Patriarcat de Russie cesse
d’opposer à l’Eglise autonome orthodoxe d’Estonie –
après son échec finalement d’absorption ecclésiastique
sur le terrain – une attitude agressive, injuste et
injustifiée, de type colonialiste et de perspective
anti-canonique, qui n’a absolument rien à voir avec
l’Ecclésiologie et la Tradition canonique de l’Eglise.
Or, vu cette absorption ecclésiale opérée par le Patriarcat
de Moscou vis-à-vis de l’Eglise d’Estonie pendant 50
ans (1945 (Année de la dissolution violente, arbitraire
et anti-canonique de la structure de l’Eglise autonome
(9-3-1945).) –1995 (Année du dernier recours des Estoniens
orthodoxes au Patriarche de Russie Alexis II pour réacquérir
leur autonomie ecclésiastique absorbée, avant de s’adresser
finalement au Patriarche œcuménique Bartholomée Ier
qui a réactivé le Tomos patriarcal et synodal de 1923),
celui-ci doit l’expliquer à la conscience ecclésiale
pan-orthodoxe d’abord et puis pan-chrétienne, ainsi
qu’à l’histoire de l’humanité pour cet acte anti-conciliaire,
anti-chalcédonienne et anti-canonique.
Sur toutes les questions abordées brièvement ici, mais
aussi sur beaucoup d’autres points importants qui permettent
de reconstituer le puzzle du problème ecclésiastique
en Estonie et dans les pays baltes, nous aimerions –
qu’il nous soit permis de – renvoyer ceux qui s’intéressent
à cette question, à une petite bibliographie :
• Un ouvrage en grec, le premier dans son genre, de
Nikolaos I. DOVAS, La question ecclésiastique estonienne
en tant que question inter-orthodoxe, Thessalonique,
éd. Frères Kyriakidis, 2000, 106 p., où l’on voit pour
la première fois la publication des documents officiels
concernant ce problème foncièrement théologique chez
les pays Baltes.
• Un ouvrage bilingue (anglais-français) publié en Grèce
il y a quatre ans, sous le titre de : Archim. Grigorios
D. PAPATHOMAS - R.-P. Matthias H. PALLI (sous la direction
de), The Autonomous Orthodox Church of Estonia/L’Eglise
autonome orthodoxe d’Estonie (Approche historique et
nomocanonique), Thessalonique-Katérini, éd. Epektasis
(coll. Bibliothèque Nomocanonique, n° 11), 2002, 460
p. Cet ouvrage, couvrant la période de 80 ans (1923-2002),
contient trente-cinq (35) documents et textes dévoilant
les vérités exposées ci-dessus, ainsi que sept travaux
scientifiques indépendants (deux écrits par des professeurs
estoniens, deux par des Finlandais et trois par des
Hellènes), concernant plus particulièrement la question
ecclésiastique estonienne.
• Une analyse pertinente et une synthèse précieuse dans
un numéro spécial récent de la revue théologique française
Istina, consacré exclusivement à cette question épineuse
et intitulé : « Le plaidoyer de l’Eglise orthodoxe d’Estonie
pour la défense de son autonomie face au Patriarcat
de Moscou », in Istina, t. 49, n° 1 (2004), p. 3-105.
Ces trois études spécialisées et ad hoc n’ont jamais,
jusqu’à aujourd’hui, été contestées par la partie russe
directement impliquée, ni dans ses approches historiques
et canoniques, ni dans ses aspects plus particuliers.
* * * * *
(N.B. Juste avant de diffuser via Internet le présent
texte, on a eu une déclaration publique officielle de
la part de l’Eglise de Russie sur l’Eglise autonome
d’Estonie, au moment de la réunion de la “Commission
mixte internationale pour le Dialogue théologique entre
l’Eglise catholique romaine et l’Eglise orthodoxe” le
9 octobre à Ravenne, par son délégué Mgr Hilarion (Alfeyev)
avant de quitter la salle de la réunion. Cette déclaration
a été reprise par la suite avec les mêmes paroles dans
une interview internetisée le 18 octobre (Voir www.orthodoxie.com,
du 18-10-2007). L’auteur de la présente étude était
témoin oculaire (et non pas le Primat de l’Eglise, le
Métropolite Stéphane de Tallinn et de toute l’Estonie,
comme cela était inexactement diffusé par la presse)
de cette déclaration, portant deux éléments cruciaux
et diffusé par la suite en premier sur l’Agence de presse
étatique russe InterFax le 10 octobre : « […] [1°] L’Eglise
soi-disant (so-called) autonome d’Estonie n’existe que
depuis 1996 et [2°] cette Eglise a été fondée par le
Patriarcat de Constantinople sur le territoire canonique
du Patriarcat de Moscou » (Ibid) . En conformité avec
ce qui vient d’être dit ici, comme chacun peut désormais
le constater, cette déclaration n’a pas de fondement
historique et principalement canonique, et met en doute
la crédibilité de la position de l’Eglise de Russie
vis-à-vis de l’Eglise d’Estonie et ses déclarations
non officielles, diffusées ici ou là, jusqu’à ce jour.
Il est évident que le délégué de l’Eglise de Russie
confond deux réalités canoniques chronologiquement et
canoniquement bien distinctes : le “Tomos” (1923) et
la “Réactivation de Tomos” (1996). Le Tomos de proclamation
de l’Eglise d’Estonie date en effet de 1923, alors que
la réactivation de ce Tomos, suspendu en 1978, date
de 1996. Il est clair que la réactivation d’un Tomos
ne donne canoniquement pas naissance à une Eglise établie
localement. C’est le Tomos qui accorde un tel statut
d’autonomie. Et le Tomos date historiquement et canoniquement
de 1923, comme cela était aussi le cas de l’Eglise autonome
de Finlande. D’ailleurs, ce n’est pas l’armée qui fait
un territoire canonique…
Le fameux théologien russe G. Florovsky disait pertinemment
que “celui qui ne connaît pas l’Histoire, ne sait pas
faire de la Théologie”. À côté de la Théologie, j’ajouterais
personnellement aussi la Tradition canonique. D’ailleurs,
on pourrait s’interroger sur l’importance dans la compréhension
de la Tradition canonique de la praxis ecclésiale ininterrompue
; l’Eglise de Russie, christianisée fin du 1er millénaire
(à partir de 988), a hérité de cette Tradition, mais
s’est mise relativement tard à l’école de celle-ci.
De nombreux événements de l’histoire de l’Eglise de
Russie montrent que l’assimilation de cette Grande Tradition
n’est pas pleinement accomplie (Il faut s’en souvenir
la façon brutale dont l’Eglise de Russie a marchandé
le titre patriarcal de son Primat, ou comment elle a
étendu sa juridiction sur toute l’Ukraine, aux 17-18e
siècles, dès l’annexion de tout le territoire ukrainien
par la Russie tsariste (cette question pouvait faire
l’objet d’une étude ecclésiologique et canonique appropriée),
avant d’arriver à la dissolution et l’absorption anti-chalcédonienne
des Eglises orthodoxes baltes, etc). Ce fait explique
aussi l’implication politique flagrante de l’Eglise
de Russie et la confusion anti-chalcédonienne de la
politique étatique avec le domaine ecclésiastique. Cette
remarque trouve également son explication à la déclaration
de Mgr Hilarion qui prétend que la rencontre de Ravenne
(8-14 octobre 2007) est un échec, parce que l’Eglise
de Russie, qui est “majoritairement la plus grande”
(sic), n’était pas présente à Ravenne. Et cela, malgré
les conclusions positives des travaux de la Commission
mixte signalées déjà dans le communiqué final émis en
commun par les deux délégations catholique et orthodoxe
(14 octobre). Si on se souvient de certaines déclarations
émises par certaines autorités ecclésiastiques russes
au sujet de la caducité des canons ecclésiaux, lesquels
ne correspondent plus, paraît-il, à l’époque moderne,
on constate que le manque de l’expérience de la praxis
ecclésiastique et canonique du 1er millénaire de la
part de l’Eglise de Russie risque de déformer l’intégralité
et la cohérence de la présence orthodoxe une et unique,
en introduisant peu à peu l’idée que l’Orthodoxie serait
une sorte de Confédération d’Eglises ethniques et non
plus un seul corps ecclésial. Une telle vision fédérative
de l’Eglise amènera fatalement un jour chaque Eglise
nationale orthodoxe à développer sa propre théologie
avec le risque de briser définitivement tout l’héritage-un
théologique et patristique bimillénaire de l’Eglise
orthodoxe. Devant ce risque qui devient de plus en plus
évident, les Orthodoxes présents à Ravenne, à l’unanimité,
ne se sont pas laissé influencer par l’attitude de l’Eglise
de Russie à l’égard de l’Eglise autonome orthodoxe d’Estonie.
Et pour cette raison, le dialogue bilatéral s’est vraiment
déroulé dans des conditions normales et positives, malgré
le départ de la délégation russe et l’absence excusée
de la délégation bulgare).
* * * * *
L’Europe a toujours été sensible à ce qu’elle a elle-même
vécu à travers les siècles. Cette sensibilité va à l’existence
historique des petits peuples et, par extension, des
Eglises mineures. À chaque fois qu’il s’agit de cette
existence et à chaque fois que le fondement historique
de cette existence est mis en jeu, la question de la
liberté et de la communion simultanément, c’est-à-dire
de l’autonomie, autrement dit l’affirmation chalcédonienne
de l’altérité, restera toujours et partout indissociable
de la revendication de la vérité, aussi bien humaine
que théologique. Les Orthodoxes, en particulier, mais
aussi les Chrétiens en général, en ont fait l’expérience.
La voix du paysan estonien s’adressant au missionnaire
catholique français Charles Bourgeois, au printemps
1946, c’est-à-dire un an et demi après l’invasion des
troupes staliniennes en Estonie, qui disait :
« Nous sommes un tout petit pays qui n’en voulait à
personne, qui ne demandait qu’à rester libre. […] C’est
pourquoi je vous supplie, quand vous verrez ces hommes
libres, dites-leur combien nous souffrons ici. Nous
étions heureux, libres, nous ne demandions rien à personne
; et maintenant on nous a privés de tout, plus moyen
de faire entendre notre voix… » (VASSILY (Hiéromoine
[Charles BOURGEOIS, s. j.), Ma rencontre avec la Russie
(Narva-Esna-Tartu-Moscou) 1932-1946, Buenos Aires 1953,
p. 101 et 146 respectivement ),
trouve, aussi bien en Estonie que dans les Pays baltes,
un écho persistant, dans cet endroit, petit et grand
à la fois, en Europe, mais aussi dans le monde entier
; et il est besoin de conditions chalcédoniennes pour
que cette voix puisse se faire entendre, et plus encore
puisse être comprise…
Prof.
Hdr. Archim. Grigorios D. PAPATHOMAS
Institut “Saint Serge” de Paris et Séminaire “Saint
Platon” de Tallinn
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