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Métropolite STEPHANOS de Tallinn et de toute l'Estonie
UNE
SI PETITE EGLISE DANS LA GRANDE EUROPE (*)
L'Eglise
Orthodoxe d'Estonie est une Eglise autonome, sous l'égide, depuis
1923, du Patriarcat Oecuménique de Constantinople au même titre
que celle de l'Eglise Orthodoxe de Finlande. Une petite Eglise
dans un petit Etat d'un peu moins d'un million et demi d'habitants.
Un pays qui diffère des autres pays baltes par sa langue d'origine
finno-ougrienne, par sa mentalité et par sa culture.
Très
brièvement parlant, les premières traces d'occupation humaine
en terre d'Estonie remontent à environ 9000 ans av. J-C. C'était
un ensemble de minuscules communautés semi-nomades établies
sur les berges des lacs et des rivières, un peu plus tard au
bord de la mer. Malgré la fragilité des déductions, on pense
que ces peuplades venaient d'une part - d'après les analyses
anthropomorphiques des plus anciens ossements - du sud-est de
l'Europe ; d'autre part - d'après l'origine des silex que les
premiers occupants utilisaient à leur arrivée - du bassin du
Don. Autour des années 3200 av. J-C. de nouvelles populations
firent leur apparition, sans doute indo-européennes puis, peut-être
vers 2000 av. J-C. l'élément finno-ougrien finit par l'emporter
dans les régions correspondant à l'actuelle Estonie. Depuis
lors, rien n'indique que ces populations aient été massivement
remplacées par d'autres, les Estoniens d'aujourd'hui étant,
en majorité, les descendants directs. D'après Jean-Pierre Minaudier,
dans son Histoire de l'Estonie et de la nation estonienne, "il
est donc raisonnable de supposer que la langue estonienne descend
en ligne droite des parlers en usage dans les régions correspondant
à l'actuelle Estonie vers l'an 2.000 av. J-C. Les Estoniens
peuvent donc prétendre au titre d'authentiques indigènes linguistiques
du vieux continent..." Ils peuvent être fiers d'avoir survécu
durant des millénaires en tant que communauté culturelle alors
que tant d'autres se sont fondues dans les grandes nations .
A titre d'exemple : en trois siècles, du milieu du XIVe siècle
au milieu du XIXe siècle, les Estoniens durent supporter cinq
maîtres successifs. Mais ni les essais de suédification à la
fin du XVIIe siècle ni au XVIIIe siècle la tentative d'imposer
le mode de vie russe ne portèrent de fruit : le "petit-peuple"
ne cessa jamais de lutter contre les Etats multiethniques -
la Suède et la Russie - qui menaçaient son indépendance et son
identité.
Entre
les IXe et XIe siècles, les régions correspondant à l'actuelle
Estonie se trouvaient sur l'une des routes commerciales reliant
la Scandinavie à Byzance et au monde arabe en passant par les
principautés russes en voie d'émergence, notamment la cité-Etat
de Novgorod et l'Etat kiévien, fondé par des marchands-guerriers
scandinaves en 862 et 882. Il est à noter toutefois qu'il n'y
eut pas à proprement parler de colonies scandinaves dans notre
région, contrairement à celles qui sont devenues la Lettonie,
la Russie et l'Ukraine.
C'est
à l'issue de l'un de ces raids, vers 1030, que Iaroslav le Sage,
prince de Kiev fonda une ville-forteresse que l'on identifie
de nos jours à Tartu où il établit aussi une église dédiée à
Saint Georges, tout comme ce fut le cas pour Kiev. L'évènement
de Kiev est encore commémoré de nos jours le 9 décembre (selon
le calendrier julien) par la paroisse orthodoxe de Värska -
région du Setu - dont la population de langue estonienne et
de religion orthodoxe est issue d'un mélange de Finno-Ougriens
présents dans cette région depuis la préhistoire et de serfs
de la future Estonie ayant fui leur condition, au Moyen-Age,
pour s'installer en Russie. La manière dont l'histoire a été
manipulée pour prétendre que les rives de la Baltique avaient
toujours été russes, puisque "les premiers princes étaient
d'origine russe" ne tient pas la route : les premiers princes
du "Rus" (l'Etat de Kiev) et de Novgorod venaient
de Scandinavie et c'étaient des Vikings, évangélisés par Byzance.
Il est bien connu que durant des siècles ce sont des Vikings
qui assuraient la garde personnelle de l'Empereur byzantin et
que, un siècle après les discussions du Patriarche Photius avec
les gens du Nord, un début de christianisation des régions autour
de la Baltique est due à l'initiative des missionnaires byzantins
et athonites, comme ce fut par exemple le cas pour la fondation
du Monastère de Valamo en Carélie.
C'est
aux XIIe et XIIIe siècles, entre 1200 et 1230, que les régions
correspondant à l'actuelle Estonie furent progressivement conquises
par des croisés allemands et danois et par conséquent se placèrent
sous la juridiction ecclésiastique de l'Eglise catholique romaine.
Autrement dit, l'Estonie bascula pour toujours du côté de la
frontière qui sépare l'Europe de Rome de celle de Constantinople.
A cette époque, les monastères jouèrent un rôle important dans
la diffusion et l'affermissement de la foi chrétienne. Parmi
les ordres mendiants, les premiers à arriver en Estonie furent,
dans la première moitié du XIIIe s. les dominicains, puis au
XVe siècle les franciscains. L'établissement du monastère de
Sainte-Brigitte (XVe s.), dans la banlieue de Tallinn, fut l'une
des entreprises les plus importantes dans le domaine des fondations
monastiques estoniennes.
Une
parenthèse s'impose ici : il y a l'Europe née de Rome et de
la latinité chrétienne, divisée depuis le XVIe siècle entre
le nord protestant et le sud catholique romain. Il y a aussi
l'Europe née de l'hellénisme chrétien et longtemps asservie
à des forces étrangères, l'empire ottoman ou l'empire soviétique.
Par la conquête germano-danoise l'Estonie a forcément adhéré
à l'Europe née de Rome tout en sachant préserver la différence
entre sa propre Europe et celle des Méridionaux, ce qui lui
vaut aujourd'hui d'apporter une certaine originalité à la polyphonie
des cultures européennes.
La
conséquence de tout cela fut que pendant environ 700 ans, la
noblesse et le clergé allemands imposèrent dans notre région
leur présence et leur religion, d'abord Catholique romaine,
puis Luthérienne. C'est surtout, à partir du XVIe s., grâce
au pouvoir suédois - très engagé dans la défense de la foi réformée
- que l'Eglise luthérienne put s'institutionnaliser solidement.
Avec la Réforme l'univers quotidien se modifia : plus de couvents
ni de moines mais des pasteurs mariés et beaucoup de prédicateurs
itinérants, l'Eglise luthérienne devenant la principale institution
scolaire dans les campagnes, tandis qu'en 1632 le roi Gustave-Adolphe
favorisera la création de l'Université à Tartu. Pour ce qui
est du culte : plus de latin dans les liturgies, plus d'images
de saints dans les églises, plus de carême ni de vendredi maigre
mais en revanche, on chantait à l'office et on lisait la Bible
à la maison. Et pour ce qui est du recul du servage, il fut
essentiellement le fait d'une volonté royale et non d'une pression
sociale.
L'Estonie
passa sous la domination russe par la paix de Nystad en 1721,
laquelle mettait fin à la seconde (ou grande) guerre du Nord.
Désormais l'Estonie fera partie, pour environ deux cents ans,
de l'ensemble russe.
Il
est intéressant de rappeler ici certains points d'histoire qui
touchent directement les Orthodoxes des Pays Baltes. En 1448,
lorsque le Patriarcat Oecuménique de Constantinople édita le
Tomos d'Autocéphalie de l'Eglise Orthodoxe de Russie, les territoires
de ce que sont les Pays Baltes contemporains ne furent pas inscrits
à l'intérieur des frontières de sa juridiction canonique. Dans
ce même ordre d'idées, le Prince Ivan III insista, en 1558,
sur le fait que les chrétiens orthodoxes baltes relèvaient bien
de la juridiction de Constanrtinople.
Quand
le tsar Pierre 1er prend possession militairement, en 1721,
de l'Eslandie et de la Livonie du nord (provinces qui correspondent
à l'actuelle Estonie), il marque ainsi le début de la tentative
contemporaine de russification de notre Pays. Et ce, sans l'accorsd
du Patriarcat Oecuménique de Constantinople. Bien plus, les
chrétiens orthodoxes des Pays Baltes, qui tenaient à rester
fidèles à Constantinople, furent persécutés par l'administratuion
tsariste de cette époque.
Ainsi les occupations militaires successives, que ce soit de
la part de Rome, de la Suède ou de la Russie, ne peuvent en
aucun cas ni gommer ni faire fi de cette réalité que l'Estonie
fait bien partie du territoire canonique du Patriarcat Oecuménique
de Constantinople, lequel garde intacts, jusqu'à ce jour, tous
ses droits juridictionnels sur l'Estonie. Les règles du droit
canonique ne sont ni tributaires ni soumises aux conquêtes militaires.
L'année
1838 est un tournant pour l'Orthodoxie en Estonie. Ce fut une
année particulièrement difficile pour les agriculteurs estoniens
car il n'avait pas eu de pluie durant trois années consécutives.
Dans leur désespoir les paysans estoniens se rendirent à Riga
pour rencontrer le gouverneur. Ils ne purent le voir mais ils
entrèrent en contact avec l'évêque orthodoxe. Cela eut deux
conséquences : l'évêque fut déplacé ailleurs parce qu'il apporta
de l'aide matérielle et financière aux paysans et les leaders
de ces paysans, émus par l'attitude de ce prélat, se convertirent
à l'Orthodoxie.
Entretemps,
vers 1860, certains commençaient à rêver d'imposer le russe
et l'orthodoxie à tous les sujets du tsar ou tout au moins de
russifier l'administration et les structures éducatives des
provinces qui fonctionnaient dans d'autres langues. Selon le
général Mikhaïl Zinoviev, gouverneur de Livlande (1838-1895),
"les Estoniens et les Lettons nous sont nécessaires, mais
seulement dans la mesure où ils cessent d'être des Estoniens
et des Lettons pour devenir des Russes". De même, son homologue
pour l'Estland, le prince Sergueï Chakhovskoï (1852-1894) considérait
que seule la foi du tsar pouvait détacher les Estoniens de leur
liens avec la culture allemande et faire des pronvinces baltes
"une partie intégrante de la Russie" afin "qu'ils
se fondent complètement dans la grande famille russe".
En
1885, le russe devint la langue obligatoire dans toutes les
écoles primaires. Plus tard la russification toucha aussi l'enseignement
secondaire et les gymnases. Entre 1889 et 1893, l'Université
de Tartu, en dehors de la faculté de théologie, subit le même
sort et la majorité du corps professoral dut démissionner.
Le
diocèse de Riga fut fondé en 1850 et en 1851 le séminaire. Des
églises furent construites soit par l'Etat, soit par des donateurs
locaux et des écoles paroissiales orthodoxes naquirent au même
titre que celles des Luthériens. Toujours en 1885, une loi rendit
obligatoire de baptiser dans la foi orthodoxe les enfants dont
un parent au moins était orthodoxe et les pasteurs qui recevaient
des orthodoxes reconvertis au luthérianisme couraient le risque
de se voir condamnés à l'exil. Notons que ce n'est qu'en 1905
que furent promulguées les nouvelles lois de tolérance religieuse,
mais elles n'eurent aucune incidence particulière sur le comportement
des Orthodoxes, qui demeurèrent fidèles à leur foi.
On
ne tarda pas non plus à traduire en estonien des livres liturgiques
(liturgicon, horologion, triode, pentecostaire, octoèque des
dimanches) et des livres spirituels (vies de saints, écrits
apologétiques, catéchismes). Vers 1900, la presse en estonien
avait retrouvé tout son dynamisme et en 1907 le séminaire orthodoxe
de Riga publia un journal théologique et pastoral en estonien
intitulé "Usk ja Elu" (Foi et Vie).
De
tout cela il ressort qu'une lecture plus approfondie de cette
page d'histoire fait clairement apparaitre que les tentatives
de russification n'ont pas été, dans le long terme, capables
de faire en sorte que la Russie réussisse à absorber le peuple
estonien ; elles ont plutôt, sur le court terme, contribué à
renforcer le fait national : une évolution que la russification
ne pouvait pas renverser du fait que la nation estonienne était
déjà suffisamment structurée à l'issue d'un demi-siècle d'efforts.
Il faut d'ailleurs reconnaître que rien ne rapproche les Estoniens
des Russes : la limite orientale de l'Estonie est une frontière
de civilisation. D'après Minaudier, "même aux époques où
les régions peuplées d'Estoniens appartenaient à la Russie,
il n'y a jamais eu dialogue et fécondation réciproques entre
la cultrure estonienne et la culture russe, mais indifférence
mutuelle et coexistence pacifique à certaines époques (le XVIIIe
et la plus grande part du XIXe siècle), agression russe et résistance
estonienne à d'autres (entre 1885 et 1905, entre 1939 et 1991).
En revanche, les Estoniens soulignent volontiers leur appartenance
à deux ensembles différents : l'Europe nordique et la famille
linguistique finno-ougrienne". D'après Minaudier encore,
" l'univers culturel des Estoniens était trop différent
de celui des Russes pour que le vide laissé par l'affaiblissement
des Germano-Baltes pût être comblé en quelques décennies".
De plus, c'est à cette période que le mouvement national estonien
cessa d'être "l'affaire d'une minorité pour devenir un
mouvement de masse".
Les
Germano-Baltes eurent une grande influence dans l'Empire russe
et servirent l'Etat très honnêtement. Pour cette raison, les
représentants officiels de Nicolas I et d'Alexandre II évitèrent
les conflits directs avec eux. Alexandre III pour sa part adopta
une position nationaliste et déclencha le processus de russification
de ses provinces frontalières. Sous son règne, certains privilèges
furent accordés aux Orthodoxes et il y eut une nouvelle vague
de conversion en leur faveur sous l'impulsion des autorités.
Sous le règne de Nicolas II bien des réformes en faveur de la
russification ne furent pas abolies mais elles furent appliquées
avec plus d'indulgence.
A
la fin du XIXe s. et au début du XXe s., les Estoniens avaient
déjà acquis une solide conscience collective, dont l'idéal politique
était de plus en plus clairement l'autonomie nationale et territoriale.
Orthodoxes et Luthériens travaillèrent la main dans la main
en vue de la création d'un Etat estonien indépendant. A l'époque
de Nicolas II, la majorité du clergé orthodoxe était d'origine
estonienne par opposition aux pasteurs luthériens, majoritairement
d'origine allemande. Durant la révolution de 1905, le clergé
orthodoxe protégea tant bien que mal le peuple contre les détachements
punitifs et les cours martiales, avec l'assentiment de l'évêque
de Riga Agathanguel, qui par la suite subira le martyr en tant
que confesseur de la foi sous le régime de la Russie soviétique.
Le
régime tsariste s'effondra en quelques jours au mois de février
1917. En cette même année le clergé orthodoxe et les représentants
laïcs des paroisses se réunirent en congrès et se prononcèrent
pour leur autonomie ecclésiastique. Une des taches prioritaires
fut de fonder un évêché diocésain et de trouver un candidat
à l'épiscopat pour le siège de Tallinn. Et l'on choisit pour
cette fonction le Père Paul Kulbusch, prêtre de la communauté
orthodoxe de Saint Petersburg. Il fut ordonné évêque de Tallinn
(Reval) sous le nom de Platon à la fin de l'année 1917. Il assuma
aussi la charge de locum tenens de Riga.
Platon
se dépensa sans compter pour conforter et protéger son Eglise
durant les temps difficiles de la guerre et de l'occupation
allemande. Une fois ces derniers partis, il lança un appel solennel
à tout le clergé et aux 110 paroisses orthodoxes pour qu'ils
soutiennent le Gouvernement et la Diète (Parlement) : "obéissez
à votre Gouvernement, respectez les lois et n'oubliez jamais
de faire ce qui est nécessaire avec fraternité ou amour patriotique
chaque fois que cela provient de vous" (lettre circulaire
du 12 novembre 1918, publiée par les journaux "Postimees
de Tartu et Maaliit le 13 de ce même mois et par les journaux
de Tallinn "Paevaleht" et "Tallinna Teataja"
le 15 novembre).
Et
vinrent les bolchéviques ! Platon fut arrêté à Tartu le 2 janvier
1919, où il fut jeté en prison avec les deux prêtres locaux,
Michel Bleive et Nicolas Bezhanitski. A Tartu les bolchéviques
prirent par deux fois le pouvoir : de la révolution de 1917
au 24 février 1918 et du 21 décembre 1918 au 14 janvier 1919.
C'est lors de ce dernier jour que Platon fut massacré, dans
son lieu de détention, après avoir été sauvagemment torturé
en même temps que ses deux compagnons prêtres, deux autres pasteurs
luthériens et neuf citoyens respectables de la ville. Il fut
enterré en grande pompe et reconnu dès les premiers instants
comme martyr pour sa foi et son amour de la patrie. Sa tombe
se trouve dans l'église de la Transfiguration à Tallinn. En
l’an 2000, le Patriarcat Oecuménique de Constantinople l'a proclamé
saint et avec lui 10 autres membres de notre Eglise qui furent
martyrisés par les bolchéviques à cause de leur foi ou tout
simplement parce qu'ils étaient prêtres. Le Patriarcat de Moscou
a agi de même en ce qui concerne Platon et ses deux compagnons.
La
politique officielle des bolchéviques consistait à faire disparaître
l'Eglise au profit d'un athéisme militant. Le clergé fut désigné
comme l'ennemi du peuple et il encourait le risque d'être arrêté
et exécuté du seul fait de ses activités. Les Orthodoxes d'Estonie
furent aussi les victimes de l'activité bolchévique contre l'Eglise
ainsi que nous venons de le voir. Les contacts avec l'Eglise
moribonde de Russie cessèrent. Certes le 15 juin 1920, le Saint
Synode de l'Eglise de Russie décida d'octroyer à l'Eglise d'Estonie
l'autonomie en matière d'économie, d'administration et d'éducation.
En novembre, les diocèses e.a. d'Estonie, de Finlande, de Pologne
eurent le droit de bénéficier d'une "autocéphalie"
(sic) temporaire.
Le
21 mars 1919, le prof. Aleksander Kaelas et le prêtre Alexander
Paulus furent élus à l'unanimité, le premier archevêque, le
second évêque suffragant par l'Assemblée générale de l'Eglise
Orthodoxe d'Estonie (en estonien "EAÕK"), respectant
ainsi le désir de Platon, exprimé dans sa lettre du 1er décembre
1918 au Conseil du Diocèse :"Si jamais je rencontre des
obstacles incontournables dans l'exécution de mes devoirs (par
exemple une maladie ou une absence prolongée, etc.), je propose
au Conseil de prendre sur soi le pouvoir plein et responsable
en ce qui concerne l'administration du Diocèse..." Mais
Aleksander Kaelas meurt peu après et c'est finalement Aleksander
Paulus qui sera proclamé et ordonné archevêque le 5 décembre
1920.
Le
2 février 1920, la Russie soviétique est contrainte de négocier
avec l'Estonie le traité de paix de Tartu par lequel elle reconnait
"sans conditions l'autonomie et l'indépendance de la République
d'Estonie et renonce volontairement et pour toujours à tous
les droits de souveraineté que la Russie avait sur le peuple
et le territoire d'Estonie..." Ce que la Russie, jusqu'à
ce jour, semble ignorer systématiquement.
La
situation ecclésiastique en Russie devenant de plus en plus
instable, aucun contact ne pouvait plus s'établir avec le Patriarche
Tihon. C'est alors que les Estoniens eurent recours au Patriarcat
Oecuménique de Constantinople le 17 avril 1923. Le Tomos d'Autonomie
fut promulgué par le Patriarche Oecuménique de Constantinople
Meletios IV et les membres de son Saint Synode le 7 juillet
1923. Alexandre reçoit le titre de Métropolite de Tallinn et
de toute l'Estonie. Le 31 juillet 1926, l'EAÕK enregistre ses
statuts auprès du Ministère de l'Intérieur de la République
d'Estonie. En 1934 la République d'Estonie adopte une nouvelle
loi concernant les églises et les organisations religieuses.
L'EAÕK rend conformes ses statuts à la législation nouvelle.
Le gouvernement de l'Estonie l'enregistre le 22 mai 1935.
Durant
une bonne vingtaine d'années (de 1920 à 1940), l'Eglise Orthodoxe
d'Estonie fit des progrès rapides. En 1939, elle était composée
de deux diocèses avec 9 doyennés, 158 paroisses (dont 129 d'origine
estonienne et 29 d'origine russe), 156 prêtres, 4 monastères
(le monastère masculin de Petseri, le monastère féminin de Pühtitsa,
le monastère annexe de Pühtitsa à Tallinn et le monastère féminin
de Narva). En 1940, Elle comptait 210.000 membres, soit 20%
de la population, un Grand Séminaire, une chaire de Théologie
orthodoxe à l'Université de Tartu, de nombreuses écoles et toutes
sortes d'autres foyers à caractère philanthropique ou social.
Tous les offices liturgiques furent traduits en langue estonienne.
De nombreuses hymnes liturgiques, directement inspirées par
les chants populaires traditionnels, eurent pour compositeurs
des Estoniens. Un Mouvement de Jeunesse très dynamique couvrait
tout le territoire. Diverses publications (la seule rescapée
de nos jours est la revue théologique "Usk ja Elu",
parce que l'on continua de l'éditer en exil) étaient publiées
régulièrement un peu partout dans le pays. De toute évidence,
l'EAÕK avait réussi sa pleine intégration cultuelle et culturelle
malgré l'influence très justifiée de l'Eglise luthérienne.
Toujours
selon Minaudier, "la seconde guerre mondiale a été un drame
pour l'Estonie : elle y a perdu son indépendance, a été ravagée
de fond en comble et la saignée a été telle que la nation estonienne
n'a jamais retrouvé les effectifs de 1939..." Le joug communiste
aura duré quarante-sept ans contre trois pour l'occupation allemande,
90% des victimes l'ayant été des communistes et 10% des nazis.
Toutefois ce génie de la manipulation qu'était Staline décida
de ne pas détruire complètement l'Eglise. A ses yeux, il valait
mieux l'utiliser comme un instrument de son propre pouvoir.
C'est ainsi donc que l'Eglise Orthodoxe de Russie finit par
soutenir la politique étrangère de l'URSS et du mouvement communiste
international sous le couvert de la lutte pour la paix, le clergé
supérieur allant même jusqu'à obtenir des privilèges identiques
à ceux de la nomenclatura.
Lors
de la première occupation russe (1940-1941), les trois Pays
Baltes furent incorporés à l'Union Soviétique. Le Métropolite
Alexandre fut contraint de rejoindre le Patriarcat de Moscou
et de se "repentir d'être sorti du giron de la Mère-Eglise"
(30 mars 1941). L'autonomie fut annulée et le Diocèse d'Estonie
fut placé sous la juridiction de l'Exarchat du Métropolite Serge
de Riga (Patriarcat de Moscou). Cet acte de soumission n'a jamais
pu, malgré les pressions du régime d'alors, être ratifié par
les instances de l'Eglise Orthodoxe d'Estonie. Par la suite,
par lettre circulaire n° 191 du 30 décembre 1942, le Métropolite
Alexandre rejeta cet acte de repentance et de soumission auquel
il avait apposé sa signature sous la contrainte. Il est clair
que, déja à partir de cette époque, Moscou considéra comme nécessaire
la liquidation de notre Eglise.
Les
autorités allemandes, en réoccupant l'Estonie (1941-1944) restèrent
neutres : d'une part notre Eglise retrouva son statut d'autonomie
(28 octobre 1942) sous la condition expresse de rompre tout
contact avec le Patriarcat Oecuménique ; d'autre part, le 20
août 1942, l' occupation allemande reconnaissait aussi l'existence
en terre d'Estonie du Métropolite Serge comme Exarque de l'Estonie
et de la Lettonie. Cette collaboration de l'Exarque Serge (lui-même
un agent du NGPU) avec les Allemands porta des fruits : une
partie des paroisses russophones et le Monastère de Petseri
se soumirent à sa juridiction, détruisant du coup l'unité qui
régnait au sein de l'Eglise Orthodoxe d'Estonie.
La
seconde occupation soviétique s'étendit de 1944 à 1990. A l'automne
de 1944, environ 100.000 Estoniens partirent en exil. Parmi
eux le Métropolite Alexandre avec 22 prêtres et environ 8.000
fidèles orthodoxes, 45 autres prêtres étant par ailleurs déportés
ou assassinés. C'est ce qui permit à notre Eglise de préserver
son autonomie.
Le
10 décembre 1944, le Saint Synode du Patriarcat de Moscou promulga
l'oukase de mettre fin au fonctionnement de l'Eglise Orthodoxe
d'Estonie et de créer à la place une administration nouvelle
en qualité de Diocèse de Tallinn et de l'Estonie. Cette dissolution
eut lieu de façon effective le 9 mars 1945. Cette décision fut
un acte injuste, infâme et en tous points contraire à tous les
saints canons. Comment certaines institutions religieuses et
non des moindres, comment des medias chrétiens et non des moindres,
comment des hommes politiques peuvent-ils, de nos jours encore
et avec le recul de l'Histoire qui est actuellement le nôtre,
approuver ou feindre d'ignorer une décision aussi inique ?
Malgré
cela, l'Eglise de Russie n'est pas parvenue à briser ce qui
subsistait de l'Eglise Orthodoxe d'Estonie et en 1978 le Patriarche
Alexis II de bienheureuse mémoire - alors en charge du Diocèse
d'Estonie - s'adressa directement au Patriarcat Oecuménique
de Constantinople pour que soit supprimé le Tomos d'Autonomie
de 1923 "au nom de l'unité ecclésiastique" (sic).
Mais Constantinople ne fit seulement que le suspendre (13 avril
1978) en raison de la situation politique locale et ce, uniquement
pour les Orthodoxes qui restaient à l'intérieur des frontières
de l'Estonie et en aucun cas pour ceux qui avaient émigré en
pays d'exil.
Le Métropolite Alexandre s'installa à Stockholm. En 1948 il
mit en place un nouveau Conseil d'Administration (le Synode
d'alors), composé de 8 membres (5 prêtres et 3 laïcs). Ce Synode
veillait sur les besoins du clergé, publiait des livres liturgiques
et maintenait le contact avec les communautés en exil. Dans
une de ses lettres, datée du 27 avril 1950, le Métropolite Alexandre
écrivit qu'il ne lui était plus possible de recevoir la moindre
information ni de garder le contact avec l'Estonie en raison
de la censure existante et parce que tous ses proches étaient
systématiquement arrêtés. Il mourut en octobre 1953. En décembre
de la même année l'Archiprêtre Jüri Välbe fut consacré évêque
avec le titre de Ravenne. Il décéda subitement le 3 août 1961
et ce fut, dans un premier temps, l'Archevêque de Thyatire Athenagoras
(Londres) qui fut chargé des communautés orthodoxes estoniennes
en exil en sa qualité de locum tenens et par la suite le Métropolite
Paul de Suède et des Pays Scandinaves (Stockholm).
Durant
l'occupation soviétique, bien plus que les souffrances de toutes
sortes que subissait le peuple, il convient d'ajouter cette
évidence que les évêques du Patriarcat de Moscou en Estonie
ne firent rien ou si peu pour protéger les paroisses estonophones.
Leur souci premier consistait à défendre les grosses paroisses
russophones ainsi que le monastère de Pühtitsa. A cela s'ajoutait
l'échange des populations : des centaines ou des milliers de
personnes, pour la plupart des russophones, furent introduites
depuis les différentes régions de l'Union Soviétique (ainsi
par exemple, entre 1944 et 1945, les arrestations et les exécutions
représentent, en proportion, l'équivalent d'un peu moins de
six millions de Français). Progressivement les Estoniens devinrent
de la sorte, dans leur propre pays, minoritaires au sein de
l'Orthodoxie et cette situation perdure jusqu'à ce jour. De
même, une partie du territoire du Setumaa fut rattachée à la
Fédération de Russie, divisant ainsi définitivement son peuple
en deux entités, l'une en Estonie et l'autre en Russie.
Juste
un peu avant le rétablissement de l'indépendance, en 1990, des
158 paroisses orthodoxes d'avant-guerre, il n'en restait plus
que 83. Cependant, avec la perestroïka de Gorbatchev, s'instaure
progressivement une certaine libéralisation : la catéchèse,
l'action caritative et celle auprès de la jeunesse sont de nouveau
possibles. Bien des gens se convertissent à la foi chrétienne,
d'autres s'engagent activement au sein de leurs communautés
paroissiales respectives. En 1990 des voix comencent à s'élever
pour que soit restaurée l'autonomie de notre Eglise. Des contacts
sont pris avec le Conseil d'Administration de l'Eglise Orthodoxe
d'Estonie en exil. Au moment où l'Estonie recouvrait son indépendance
(20 août 1991), il devenait de même évident que notre Eglise
devait restaurer son ancien régime ecclésiastique d’autonomie
et se doter de nouveaux statuts.
Le
20 mai 1993, le parlement de la République d'Estonie adopta
la loi sur les églises et les paroisses, dont l'article 25 les
obligeait de faire enregistrer une nouvelle fois leurs statuts
enregistrés jadis en Estonie. L'Eglise Orthodoxe d'Estonie s'y
conforma le 11 août 1993.
Le
14 septembre 1993, la cour municipale de Tallinn reconnaissait
comme propriétaire légal l'Eglise Orthodoxe d'Estonie pour tous
les biens qu'elle possédait avant 1940 et qui lui avaient été
illégalement aliénés par le régime communiste. Le contentieux
sur les propriétés entre l'Etat Estonien, le Patriarcat de Moscou
et notre Eglise fut résolu bien plus tard, le 4 octobre 2002.
Cet accord, signé par ces trois instances, fut entériné par
le Parlement estonien dans sa session du mois de décembre de
cette même année.
En
1994, une pétition signée par les représentants de 54 paroisses,
sur les 83 encore existantes dans le Pays, demandait formellement
de se replacer sous l'égide du Patriarcat Oecuménique. Des négociations
furent entamées à plusieures reprises entre Constantinople et
Moscou en vue de trouver une solution. Hélas sans résultat.
Le
4 janvier 1996, le Patriarche Oecuménique envoya une lettre
pastorale à "toutes les communautés orthodoxes d'Estonie",
dans laquelle il manifestait son désir de réactiver le Tomos
d'Autonomie de 1923. Cette lettre exprimait aussi ses espérances
de voir tous les Orthodoxes d'Estonie réunis dans une seule
et même Eglise, au sein de laquelle s'organiserait un diocèse
spécifique pour les paroisses russophones.
Le
16 janvier 1996, une délégation du Patriarcat Oecuménique, comprenant
aussi l'Archevêque Jean de Finlande et un de ses prêtres, se
rendit en Estonie avec l'espoir de trouver une solution viable
pour toutes les parties concernées. Elle rencontra les représentants
du Patriarcat de Moscou ainsi que les autorités de l'Etat Estonien,
le Président Lennart Meri et le Premier Ministre Tiit Vähi.
A l'issue des pourparlers on laissa entendre que le Patriarcat
Oecuménique acceptera d'accueillir les Orthodoxes estoniens
qui le désiraient, tout en permettant aux autres de rester dans
la juridiction du Patriarcat de Moscou.
Le
22 février 1996, le Patriarcat Oecuménique annonça sa décision
de réactiver le Tomos d'Autonomie de 1923, laquelle décision
fut lue officiellement deux jours plus tard, le 24 février,
au cours d'une célébration en l'église de la Transfiguration
de Tallinn. Cette démarche fut reçue avec enthousiasme non seulement
par le clergé et les fidèles estoniens mais aussi par un certain
nombre de Russes, particulièrement ceux qui vivaient en Estonie
avant 1940 ou qui étaient originaires de familles locales russes.
Et de même, l'Archevêque de Finlande Jean fut désigné comme
locum tenens jusqu'à l'élection du nouveau Métropolite de Tallinn
et de toute l'Estonie.
La réaction du Patriarcat de Moscou fut brutale et totalement
disproportionnée : il rompit la communion avec Constantinople,
laquelle fut restaurée après l'accord de Zurich du 16 mai 1996.
Le
9 mars 1999, le Congrès de l'Eglise Orthodoxe d'Estonie élit
pour Primat l'évêque de Nazianze Stephanos, qui se trouvait
être l'auxiliaire du métropolite du Patriarcat Oecuménique en
France, ceci en raison du manque d'un candidat valable sur place.
Il fut intronisé à Tallinn le 21 mars de la même année. Enfin,
en janvier 2009, l'Eglise Orthodoxe d'Estonie se dotait d'une
structure synodale avec les ordinations de l'évêque de Tartu
Elias et de l'evêque de Pärnu-Saaremaa Alexandre.
Pour
autant, les relations avec la juridiction du Patriarcat de Moscou
en Estonie restent encore tendues. Tant il est vrai "que
le mythe du petit et du grand ne permet pas toujours de faire
entendre sa voix, surtout quand il est question du petit qui
se présente en quémandeur devant le seuil du passage de l'Histoire
tandis qu'au même moment les grands ne cessent de se confronter
entre eux".
Cependant,
l'espoir demeure de voir un jour tous les Orthodoxes d'Estonie
se réconcilier, voire même de se réunir en une seule Eglise.
Un espoir d'autant plus réel qu'en octobre 2008, une concélébration,
réunissant au Phanar (siège du Patriarcat Oecuménique de Constantinople),
tous les Primats de l'Eglise Orthodoxe universelle, offrit l'occasion
d'une authentique réconciliation entre le Patriarche de Moscou
Alexis et le Métropolite d'Estonie Stephanos, actualisant ainsi
sans contestation aucune ces paroles de saint Nicolas Cabasilas
: "L'Eglise est visible dans ses sacrements". Autrement
dit, par cet acte, qui avait pour témoins oculaires tous les
Primats de l'Orthodoxie, et conformément à l'ecclésiologie et
l'orthopraxie orthodoxes, la paix et la communion se sont installées
de manière ecclésiale au sein de ces deux Eglises.
Il
appartient maintenant au Patriarcat de Moscou d'intégrer ce
signe fort de réconciliation dans ses relations avec notre Eglise,
afin de mettre un terme aux comptes que nous a légués l'occupation
communiste en Estonie et qui ne sont pas encore définitivement
soldés entre l'Eglise Orthodoxe de Russie et la nôtre.
En novembre 2007, le Comité Central de la KEK, réuni à Vienne,
décidait d'accueillir comme membre l'Eglise Orthodoxe d'Estonie.
Son Assemblée Générale confirma cette décision lors de sa session
du 15-21 juillet 2009 à Lyon. Pour le première fois de son histoire,
notre Eglise entrait de plain-pied et avec toute sa spécifité
dans une institution européenne.
Il
est incontestable que les Eglises Orthodoxes de Finlande et
d'Estonie constituent une sorte de tierce Europe, incluant des
Etats moyens ou petits qui vont de la Baltique à la Mer Noire
et qui, ayant été écrasés par les empires, bénéficient à l'heure
actuelle d'une expérience culturellement et religieusement pluraliste.
Cela est d'autant plus important que, pour les pays européens
de la Grande Tradition Orthodoxe (depuis la Grèce et Chypre
jusqu'à la Russie en passant par les Balkans), il leur est de
nos jours difficiles de définir les rapports entre l'Eglise
et l'Etat tout comme il leur est tout aussi difficile de trouver
une juste mesure à partir du seul modèle de "laïcité-neutralité"
que proposent les états d'Europe occidentale et dont le principe
est de ne favoriser aucune religion tout en permettant à chacune
de s'épanouir. Il est nécessaire de reconnaître que, ce qui
a creusé le fossé entre l'Europe moderne et le monde orthodoxe,
c'est précisément la conception différente en Occident et en
Orient des rapports entre l'autorité politique et l'autorité
religieuse. Peut-être que notre vocation propre, au sein du
monde orthodoxe, consiste à faire en sorte que l'on écarte le
risque de confusion entre religion et mouvement politique. A
cause de la particularité de nos origines historiques, peut-être
sommes-nous plus aptes à proposer des solutions pour que l'on
se prémunisse - là où en Europe nos Eglises sont majoritairement
fortes - contre le danger d'une crise de vision sur leur place
et leur rôle dans la société du XXIe siècle.
Disons
que pour nous, la responsabilité politique ne provient pas du
désir de contester ou de défendre un régime quel qu'il soit,
mais de notre devoir de conserver notre liberté d'écouter notre
Seigneur plutôt que les hommes. Tant il est vrai que l'on ne
peut limiter la religion au seul domaine privé et la proscrire
du domaine public. Pour l'Eglise du Christ, l'unique réalité
qui vaille la peine d'être vécue ici-bas, c'est la communion
des saints, seule capable de changer le monde puisque toute
civilisation et toute société sont appelées à être transfigurées
par l'action de l'Esprit Saint et de sa grâce. Qu'on le veuille
ou non, les générations nouvelles sont séduites par le libéralisme.
A nous de leur offrir une bonne alternative sur le plan des
valeurs et de l'éthique. Ce ne sera positivement possible que
si nous mûrissons nos relations avec nos Etats respectifs en
nous forgeant une identité qui ne passera pas forcément par
une opposition.
Et
puis, il y a la question de la sécularisation. Avec ses effets
bénéfiques : la libération de l'emprise cléricale qui a permis
une prodigieuse exploration aussi bien du cosmos que de l'homme
; la libération de la femme ; les immenses créations dans l'art
; l'accroissement de la durée de la vie et du nombre des hommes
; l'unification de la planète et la quasi instantanéité des
communications. Mais avec aussi ses effets ambigus, redoutables
: le néo-libéralisme ; le culte aveugle du marché et de la Bourse
entraînant un contraste croissant entre le "Nord"
(avec sa consommation délirante et ses exclus), et le "Sud"
misérable ainsi que l'"Est" incertain et chaotique
(tous deux avec leurs nouveaux riches et leurs maffieux). Comme
si l'Europe n'aurait pour seul objectif que de s'édifier en
société politico-économique, au sein de laquelle l'économie
ne ferait que s'autonomiser par rapport au corps social ; en
une société politico-économique qui à la longue finirait par
céder, à son grand détriment, à la tentation de fonctionner
en l'absence de l'homme, en nivelant par le bas ses propres
peuples.
Il
est vrai que la culture sécularisée déstructure les autres cultures
dans les âmes et dans les corps en ruinant bien souvent les
grandes références symboliques qui n'ont cessé, selon Olivier
Clément, "de protéger et de féconder l'humanité, qu'il
s'agisse de la polarité du masculin et du féminin ou de la relation
verticale paternité/filiation. L'inceste converge avec la drogue
pour interdire la maturation de l'individu, pour le pousser
vers la fusion des fêtes inventées et des sectes. La vie même
de la nature, on le sait, est menacée par l'application du principe
: il faut faire tout ce qu'il est techniquement possible de
faire et qui est financièrement rentable du moins à court terme...
On assiste alors à un retour ambigu des religions, avec la sacralité
des gnoses et, en effet, des sectes... Devant cette modernité
ressentie comme agressive, certains chrétiens rêvent d'un intégrisme
de restauration. Attitude qui s'unit, dans l'Europe orthodoxe,
à un nationalisme violemment anti-occidental. Nostalgie d'une
idéologie totale qui n'est au fond, paradoxalement, qu'une forme
de sécularisation..."
C'est
sans doute le moment pour les Orthodoxes d'Europe de penser
une autre manière d'aborder et de présenter leur théologie à
un Occident plus que jamais ouvert à tous les courants spirituels,
à cause de l'incapacité de la technologie à aborder les problèmes
existentiels de l'homme et aussi, parce que la situation ecclésiastique
occidentale est à ce point fluctuante qu'elle a besoin de l'apport
de l'Orient chrétien. Nos approches théologiques à propos des
énergies divines, la divinisation de l'homme, la protection
et la sauvegarde de l'environnement, la transfiguration en Christ
du cosmos ne relèvent pas de la scolastique et ne se fondent
pas, comme c'est le cas pour le monde latin, sur la dualité
du divin et de l'humain ou sur le seul concept de la nature
morale de l'homme. Elles sont liturgiques et mystiques ; elles
mettent l'accent sur l'unité du divin et de l'humain, sur l'union
ontologique de l'homme avec Dieu. Les trésors spirituels de
notre théologie existent pour tous. Ils font pressentir une
autre manière d'être, un éthos animé par la force et la joie
secrète de la Résurrection. Il serait absurde de penser que
l'Orthodoxie s'oppose à l'Occident à un moment où, partout dans
le monde on accorde une valeur excessive au progrès matériel
et où nos sociétés sont de plus en plus soumises à un libéralisme
débordant qui asservit la personne humaine et nuit à toute vie
qui se veut d'abord spirituelle.
S'il
est vrai que l'agnosticisme et l'athéisme sont bien là, dans
le paysage culturel de notre temps, il n'en est pas moins vrai
aussi qu'il existe indéniablement une vraie quête spirituelle,
qui oserait prétendre le contraire ? Et il existe de même une
catégorie dont nul ne parlait encore il y a quelques décennies
et qui a mis en recul l'athéisme militant, c'est celle des "sans-religion".
Françoise Giroud, dans son livre "On ne peut pas être heureux
tout le temps", remplace judicieusement le mot "incroyance"
par celui de "décroyance". C'est ainsi que s'offre
à nous l'occasion de créer les conditions d'une vraie rencontre
de l'Evangile avec la mentalité de totale indifférence de bien
de nos contemporains. Une mentalité qui, par ailleurs, s'ouvre
pour eux sur un vide difficile à assumer. C'est encore à nous
de trouver les mots pour convaincre que la théologie orthodoxe
est avant tout une théologie de célébration, où la pensée s'éclaire
dans le mystère, autrement dit dans le pourquoi de la vie et
de la mort et peut-être surtout dans le pourquoi du mal.
Une
théologie capable de promouvoir, dans une société où tout se
vend, s'achète, se calcule, ce qui est gratuit, inassimilable
; capable en d'autres termes de promouvoir une réalité qui demande
a être contemplée et non utilisée. Une théologie qui nous présente
non le divin magique des sectes, donateur d'émotions et de pouvoirs,
mais un Dieu "fou" qui transcende sa propre transcendance
pour nous restituer l'existence comme sens et comme fête, dans
le témoignage de la beauté ; beauté qui n'est plus de séduction
et de possession mais de communion. Il faut en finir avec une
conception de la rédemption "où la souffrance du Fils est
indispensable pour apaiser les humeurs du Père". Dieu n'a
pas l'idée du mal. Il n'est pas l'auteur du mal, mais le crucifié
du mal, qui nous ouvre en retour les voies de la Résurrection.
Au
moment où l'Europe se construit et s'unit, la pensée et le témoignage
de l'Orthodoxie se doivent de comprendre les difficultés et
les tentations de l'Occident. Ils ne peuvent ni les contourner
ni les ignorer mais au contraire ils ont pour mission d'assimiler
avec créativité toute cette expérience occidentale, faite de
doutes et de peurs. Comme le disait si bien Dostoïevsky, il
faut poser sur nos épaules tout le fardeau de l'angoisse de
l'Europe. Non seulement le poser, mais aussi, et pour autant
que nous en soyons capables, le porter et l'assumer avec indulgence
et sans superbe.
Ce
petit reste que mentionne avec tant d'émotion l'Ecriture Sainte
et qui définit si bien notre Eglise en Estonie, après avoir
été dépouillée à l'extrême par les épreuves du siècle passé
au point de devenir "pauvre pour Dieu dans la fragilité
évangélique", peut aujourd'hui se comporter, au sein du
monde orthodoxe, avec une authentique conversion qui bannit
tout orgueil confessionnel, tout sentiment de supériorité sur
le plan de la culture ou de la civilisation. Autrement dit,
une Eglise humble et servante qui aspire plus que tout à être
toute tissée de cette Lumière que seules la gratuité et l'abnégation
de l'Evangile du Christ peuvent éclairer, expliciter et justifier
pour la vie du monde.
Et
encore...Dans cette même perspective, qui passe nécessairement
par l'exigence de la catharsis aussi bien que par celle d'une
meilleure connaissance de notre théologie patristique, l'Eglise
Orthodoxe d'Estonie serait bien inspirée (dans cette région
du Nord de l'Europe qui l'a vue naître et qui demeure son milieu
d'évolution naturel) d'approfondir l'expérience des grands mystiques
d'Occident et la théologie du Catholicisme romain tout en ne
perdant pas de vue non plus sa relation et son parcours historique
commun avec le monde de la Réforme, plus précisément avec celui
du Luthérianisme. Et ce, non pas pour faire ressortir les dangers
et les déviations de l'Occident mais au contraire pour opposer
une évaluation positive dans le but de reconnaître et de voir
comment on peut lire, de façon orthodoxe, les éléments qui ont
déviés, le plus souvent à cause du contexte dans lequel ils
ont été contraints de s'exprimer. Avec cette autre Europe chrétienne
notre Eglise est évidemment appelée à introduire, dans nos sociétés
sécularisées contemporaines, trois attitudes fondamentales :
le repentir entre les nations après tant de guerres et de persécutions
; l'autolimitation, pour un plus juste partage avec les plus
pauvres ; enfin le respect et la spiritualisation de la terre.
BIBLIOGRAPHIE
(*) Cette brève étude a été publiée par le Bureau de la Représentation
de l'Eglise de Grèce auprès de l'Union Européenne par la maison
d'édition INDIKTOS - Athènes 2011, pp.59-77 sous le titre :"DIAPOLITISMIKOTITA
KAI THRISKIA STIN EVROPI META TIN EPIKYROSSI TIS SYNTHIKIS TIS
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LA RATIFICATION DU TRAITE DE LISBONNE ).
a)
ARTICLES et DOCUMENTS
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de Strasbourg en 1994 : dossier complet in SYNAXE n° 28 / Nice-France,
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-Olivier CLEMENT : Anachroniques - DDB, Paris 1990 et "Christianisme
et Sécularisation" in revue SOP, n° 250, Paris, juillet-aoû
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-Jean-Pierre MINAUDIER : Histoire de l'Estonie et de la nation
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-Joseph Cardinal RATZINGER : "L'Europe : un héritage qui
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1989,pp.15-21.
-Métropolite de Tallinn STEPHANOS : "Par-delà l'Occident,
par-delà l'Orient" in MISSI, n°86, avril-juin 2004, pp.10-11.
-Maurice ZINOVIEFF : "L'Europe orthodoxe", Publisud,
Paris 1994, pp.5-26.
b)
MENSUEL, Revues et JOURNAUX
- Revue CONTACTS, Pazris 1975, n° 92, pp.413-415.
-Journal " LA CROIX" (France) année 2003 : du 29/08,
p.17 ; du 02/09, p.11 ; du 04/09, p.26 ; du 08/09, p.26 ; du
09/09, p.2 ; du 11/09, p.20.
-Mensuel S.O.P., Paris 1986, n° 106, pp.12-14 et supplément
n° 213, décembre 1996.
-Revue SYNAXI - "GRECS et EUROPEENS ?", Athènes, n°
34 / Avril-Juin 1990, pp.9-78.
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